7. Les Retrouvailles

Dans un fébrile papillonnement, les yeux de Sofia s’entrouvrirent.
   Déboussolée et assommée, elle jeta un coup d’œil vitreux autour d’elle. Elle était allongée sur le canapé à oreilles du living.
   Une légère douleur se manifestait au niveau de son crâne, comme si elle s’était cognée à cet endroit. Tandis qu’elle se massa le derrière de la tête, elle sentit une douce étoffe frotter ses cheveux. Elle vit alors que le bout de son index était enroulé d’un mince morceau de gaze. Le souvenir de s’être coupée le doigt avec un brouillon de son père lui revint à ce moment en tête. Puis tout lui revint en tête ! Les brouillons ! La visite des deux hommes ! Les révélations sur sa mère ! Et sa crise d’angoisse qui l’avait sûrement conduit à tomber dans les pommes. Ce n’était pas la première fois d’ailleurs que cela lui arrivait lorsqu’une émotion trop forte s’emparait d’elle.
   Mais elle n’eût même pas le temps de rassembler correctement ses esprits qu’une voix paniquée atteignit ses oreilles :
   -Miss Sofia !
   Une jeune femme se précipita dans le living, les pas martelant sur le tapis d’intérieur et s’agenouilla auprès d’elle. C’était Bette, la femme de chambre de son défunt père. Celle qui lui avait appris la mort de celui-ci par télégramme. Coiffée d’une charlotte blanche en dentelles et vêtue d’une longue robe noire surmontée d’un tablier blanc, Bette semblait folle d’inquiétude.
   -Miss Sofia ! Vous allez bien ?
   -Oui, murmura Sofia encore dans les vapes. Je…
   -Oh j’étais si inquiète ! Je ne vous raconte pas dans quel état j’étais lorsque je vous ai vu inconsciente sur le canapé à mon retour ! Les policiers m’ont dit qu’ils vous y avaient allongé après votre perte de connaissance.
   -Les policiers ?
   -Oui, ceux à qui vous avez parlé.
   Sofia resta bouche bée. 
   -Ces deux hommes étaient des agents de police ? Mais pourquoi ne me l’ont-ils pas dit ?
   -C’est parce qu’ils n’étaient pas en service. La preuve, ils ne portaient pas d’uniforme. Lorsqu’ils sont arrivés ce matin, Mr Jaw a dit qu’il souhaitait me communiquer certaines choses mais sachant que vous alliez arriver d’un instant à l’autre, je leur ai demandé si cela pouvait attendre car je voulais faire quelques courses pour vous avant votre arrivée. Mr Jaw a accepté. Je leur ai demandé d’attendre ici pour vous accueillir au cas où vous auriez oublié les clefs et que vous ne puissiez pas rentrer. Et lorsque je suis revenue, c’est là que je vous ai vu inconsciente ! Mr Jaw m’a dit qu’il vous avait raconté toute l’histoire concernant votre mère… j’étais furieuse !
   -Parce que toi aussi tu étais au courant ? s’enquit Sofia, choquée.
   Bette s’enfouit les mains dans son visage et sanglota.
   -Oh Miss Sofia…Je ne suis au courant que depuis quelques jours…C’est Monsieur votre père qui m’en avait informé. Dans un premier temps, il voulait que ce soit un de ses amis de longue date qui vous parle de toute cette triste histoire. Mais celui-ci n’ayant jamais répondu à son télégramme, il m’a alors chargé de vous en faire part. Il ne se sentait pas le courage de le faire lui-même. Il avait de gros problèmes de cœur depuis des semaines. Il craignait que ses jours ne soient comptés. Il m’a dit qu’il souhaitait que je vous en parle à tête reposée lorsque vous viendriez pour la Collecte de la Générosité. Pour que vous perdiez connaissance, c’est que ces deux policiers n’ont pas dû y aller de main morte en vous apprenant tout cela. J’étais très en colère contre eux ! Ce n’était pas à eux de le faire. Non mais pour qui ils se prennent !
Veuillez bien croire que je leur ai passé un de ces savons dont ils se souviendront. Et ils sont partis juste après, tout penaud et honteux. Bien fait pour eux !
   Sofia se souvint alors que c’était elle-même qui avait obligé Jaw à lui révéler ce qu’il savait et de l’embarras que cela avait procuré chez lui.
   -Bette, il ne faut pas leur en vouloir. Jaw n’a pas voulu m’en parler mais c’est moi qui lui ai forcé la main. De toute façon, j’imagine que c’était pour cette raison qu’il était venu ici. Après qu’il ait refusé la proposition de Père, il a dû s’en vouloir et s’est rendu ici pour tout me raconter comme Père le lui avait demandé dans son télégramme. 
   -Après qu’il ait refusé la proposition de votre père ? Oh mais non Miss Sofia, ce n’était pas à lui que votre père avait demandé cela. Je l’ai cru moi aussi mais lorsque je lui ai demandé si c’était le cas, il m’a certifié que non.
   -Mais…J’ai découvert une lettre écrite de Père où il demandait à quelqu’un de me révéler toute cette histoire…
   -Exactement, mais comme je vous l’ai dit, cette personne n’a jamais répondu. J’ignore de qui il s’agit, votre père ne m’a jamais informé de son identité.
   -C’est vrai ? Mais…Je ne comprends pas…Pourtant j’ai entendu Jaw dire à son collègue que…
   Mais Sofia s’arrêta net.
« J’hésite encore Alexander. Que feriez-vous à ma place ? », étaient les mots exacts que Jaw avait prononcé.
   Après tout, elle n’avait pas clairement entendu Jaw dire à son collègue que c’était précisément révéler quelque chose à Sofia qu’il craignait de faire. En vérité, cela aurait pu être n’importe quoi d’autre. 
   -Mais alors qui est cet ami de longue date à qui mon père avait demandé de tout m’avouer ? demanda Sofia. 
   -Ca, je l’ignore Miss Sofia. Monsieur votre père ne m’a dit son nom. Vous êtes toute pâle. Voulez-vous manger quelque chose, Miss Sofia ? Je vous ai acheté quelques légumes au marché de Chesbury.
  Le chagrin ayant coupé tout appétit à Sofia depuis qu’elle avait appris le décès de son père, Sofia répondit à Bette qu’elle préférait aller se reposer car elle n’avait pas beaucoup dormi et ses récentes émotions avait accentué sa fatigue. Alors qu’elle se dirigeait vers le vestibule, Sofia se retourna vers Bette.
   -Au fait, je te remercie pour mon doigt, dit-elle en désignant son index pansé.
   -Oh, ce n’est pas moi Miss Sofia mais le jeune homme qui accompagnait Mr Jaw. Lorsque je suis rentrée du marché, c’était à l’instant où il finissait d’enrouler la gaze autour de votre doigt. Il avait l’air très inquiet à votre sujet. Avant de partir, il m’a écrit sur son petit carnet de prendre bien soin de vous car vous étiez chamboulée.
   Sofia sentit comme un coup dans son estomac. Elle se souvint alors des paroles très dures qu’elle avait tenu à l’encontre du jeune homme. Même après l’avoir agressé gratuitement, il s’était occupé d’elle et se souciait de son état. Une vague de honte l’envahit soudainement. 
   -Pourquoi t’a-t-il écrit cela sur un carnet au lieu de t’en faire part directement ? Il est timide à ce point ?
   -Oh ce n’est pas ça. D’après les gestes que Mr Jaw lui adressait, il s’agissait du langage des signe. Il doit être sourd et muet.
   Triple coup de poing dans l’estomac… 
   Les paroles que Sofia avait assénées à Jameson lui revinrent en tête : « Vous êtes sourd ou quoi ? Fichez le camp ! ». Ces mots se revêtaient alors d’une résonnance encore plus cruelle.
   Plus que la honte, c’était un sentiment de dégout d’elle-même qui la traversait. Sofia avait toujours détesté cette partie d’elle. Celle où elle ne parvenait plus à contrôler ses mots lorsqu’elle était envahie par ses émotions. Penaude, elle monta les escaliers menant dans la chambre de son père.
   Pendant plus d’une demi-heure, Sofia resta vautrée sur le lit de son père, continuant de pleurer à chaudes larmes à cause des malheurs qui l’assaillait de toute part. Puis elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir ainsi que des pas résonner à travers le vestibule. Etait-ce des villageois venus lui présenter leur condoléances ? 
   N’étant pas d’humeur à entendre des « Je suis navrée pour ton père » « Toutes mes condoléances » « N’hésite pas si tu as besoin », Sofia ne bougea pas d’un pouce. Elle resta là à caresser Fely, la tête martyrisée par un tsunami émotionnel ainsi que par les montagnes de questions au sujet du Jour de l’Explosion qui ne cessaient de se bousculer lorsqu’elle entendit un piaillement sonore provenir de son jardin. 
   Ce n’était pas un piaillement qui ressemblait à ceux des oiseaux environnant, ce qui l’intrigua. Elle se dirigea vers la fenêtre guillotine donnant vue sur le grand jardin derrière sa maison. Ce qu’elle aperçut lui procura une étincelle au creux du ventre. 
   Pieds nus, elle sortit de la chambre, dévala les escaliers et se précipita en dehors de la maison sans avoir remarqué la grande valise qui trônait dans le vestibule où il était gravé « A. Miller ».
   Elle se dirigea à l’arrière de la maison, les plantes des pieds glacées par les marches froides du perron et la pelouse humide pour regagner son jardin. Elle vit alors devant elle ce qu’il l’avait arraché à la chambre de son père.
   Perché sur le rebord d’une table extérieure se dressait un splendide ara à ailes vertes. Un sourire se dessina tendrement sur le visage de Sofia. C’était son premier vrai sourire depuis qu’elle avait appris le décès de son père. Les animaux, qu’elle aimait par-dessus tout, lui avait toujours procuré cet effet. 
   « Comment un ara peut-il se trouver ici, dans le jardin ? » se demanda Sofia.
   Elle s’apprêtait à caresser les rémiges de l’animal mais jusqu’à ce que le souvenir que la morsure d’un perroquet pouvait être très douloureuse retint sa main dans les airs.
   -Tu peux le caresser si tu veux, dit une voix incroyablement douce derrière Sofia. Wallace est adorable.
   Sofia se figea sur place.
   La voix qui venait de prononcer ces mots, elle la reconnaîtrait entre mille. Entre toutes les voix du monde. Elle l’avait entendu maintes et maintes fois dans ses rêves ces trois derniers mois tant elle lui avait manqué. Mais elle ne lui avait pas autant manquer que son propriétaire. 
   L’émotion dans son ventre se décupla et, les larmes lui montant aux yeux, elle se retourna.
   Pendant un bref instant, ils se regardèrent avec cet amour fraternel qui leur était propre. On pouvait y lire tout l’amour que la Terre avait porté depuis sa création. Un amour qui vous donnait la conviction inébranlable qu’il franchirait tous les obstacles, toutes les barrières du monde.
   Puis elle courut vers lui, les pieds aplatissant les brins d’herbes humides et se jeta dans les bras de la personne qui comptait le plus à ses yeux.
   Son cousin Aidan.  
 

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Cléooo
Posté le 06/08/2024
Hello Lybellia :)

J'ai bien aimé ce chapitre. Le rythme est bon, même si je trouve un peu étrange que le père de Sophia ait bien voulu raconter littéralement à tout le monde sauf à elle les secrets de sa mère... Dans une société comme celle de l'angleterre du XIX, on aime mieux laver son linge sale en famille plutôt que de le crier sur tous les toits.
Je ne suis pas certaine, en gros, que ça ne soit pas un peu de trop que la femme de chambre soit au courant. D'autant qu'elle aurait pu simplement l'apprendre en découvrant elle aussi les brouillons que papa Snow avait laissé bien en évidence sur son bureau... Et par la même, demander aux policiers s'ils étaient ceux à qui on avait adressé cela.

J'ai trouvé vraiment sympa le moment où elle comprend que le jeune homme est sourd-muet. Ceci dit, muet, ça passe bien parce qu'il n'a pas parlé, mais sourd...
"« J’hésite encore Alexander. Que feriez-vous à ma place ? », étaient les mots exacts que Jaw avait prononcé." -> ça revient à dire que Mr Jaw parlait tout seul, non ? Je pense qu'elle aurait pu entrer dans la pièce où se trouvaient les hommes et surprendre un geste, sans qu'elle ne comprenne sur le moment, et qu'elle le relie à sa surdité une fois que sa bonne l'avait informée.
Je prends un autre exemple au chapitre 4 :
" -Je vois…Voulez-vous une tasse de thé, Messieurs ?
-Oh, je dois admettre que ce ne serait pas de refus, répondit Jaw. Nous n’avons pratiquement rien avalé depuis plusieurs heures. (Il se retourna vers son collègue) Qu’en dites-vous Alexander ?
Le jeune homme acquiesça en hochant timidement la tête."
Si tu me dis qu'il lit sur les lèvres, alors je te demanderais : "-Pourquoi t’a-t-il écrit cela sur un carnet au lieu de t’en faire part directement ? Il est timide à ce point ?
-Oh ce n’est pas ça. D’après les gestes que Mr Jaw lui adressait, il s’agissait du langage des signe." -> pourquoi Mr Jaw s'embêterait à signer (seulement à ce moment-là...) si Jameson lit sur les lèvres ?

Voilà ! :) À bientôt pour la suite !
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