6. Les nerfs en pelote

Le ciel faisait grise mine ce jeudi matin. Écrasé contre la fenêtre du bus, contre Lucy qui elle-même laissait à Damian la place d’une fesse sur la banquette, Ismael fixait l’extérieur en tendant l’oreille. Alejo se tenait devant, accoudé à la barre de sécurité, le sac à ses pieds. Parfois, Ismael lui jetait un coup d’œil.

— Dommage que tu sois pas venu, hier soir, dit Damian en se penchant pour capter l’attention d’Ismael. Je leur ai mis la pâté aux fléchettes !

— Vas-y, vante-toi pour une fois que tu le peux, se moqua Lucy. J’étais pas assez bourrée quand on a commencé, c’est pour ça.

— Pas assez ? releva Alejo.

Ismael lui fit un sourire en coin en expliquant :

— Lucy est super forte aux fléchettes, mais uniquement bourrée comme un cochon.

— Ce que mes parents n’auraient pas cautionné un soir de semaine, précisa-t-elle.

Alejo se marra et Ismael se força à l’imiter. Il avait doublement menti la veille ; disant à sa mère que leur soirée était annulée et à ses amis que sa mère ne voulait pas qu’il sorte. Après une soirée télé-pizza relativement divertissante, il avait passé la nuit à se morfondre dans son lit, incapable de trouver le sommeil. Les mots de Lyz tournaient en boucle, et ses excuses ne pesaient pas bien lourds.

Si ç’avait été possible, il aurait appuyé sur un bouton « off » pour arrêter d’être amoureux d’Alejo. Pour coller tous ses papillons dans le ventre à une bande de scotch anti-mouches. Franchement, ça aurait été plus simple. Mais cette idée l’attristait quand même.

— Au fait Lucy, c’est aujourd’hui ton rendez-vous avec Isabel Baxter ? demanda soudain Damian.

— Oui, à treize heures.

— Quoi ? sursauta Ismael.

— Elle a demandé à discuter avec moi, expliqua son amie. Elle est en observation à l’infirmerie et, quand j’y suis passée la dernière fois, je lui ai dit que je faisais de l’eczéma. Elle va peut-être me donner une nouvelle crème, qui sait ? Y a Carl Benton qui a été convoqué aussi.

— On sait même pas trop ce que c’est, cette pharmacie Akoniton, réfléchit Ismael à voix-haute. Si ça se trouve, c’est un petit truc sans importance.

— Non, c’est assez connu, répondit Damian. Ils ont donné pas mal de fric à l’école pour appuyer leur demande d’avoir Baxter à l’infirmerie et qu’ils puissent faire cette enquête. C’est un surveillant qui a cafté, ajouta-t-il.

Lyz avait donc vu juste sur l’origine financière des nouveaux ordinateurs de l’école.

— Mon frère a voulu passer un entretien d’embauche, pour leur labo de recherche à la sortie de la ville, dit Alejo, mais apparemment ils prennent personne. Selon lui, les étages sont des logements. Bizarre, non ?

Ses amis acquiescèrent, mais Ismael était certain que, comme lui, il n’y connaissaient pas grand-chose en normalité de laboratoire pharmaceutique. C’était peut-être un truc d’entreprise 2.0, avec les open space et le coworking. Ou une découverte suédoise récente sur le bien-être au travail et la cohésion d’équipe.

Un arrêt après, Lyz montait dans le bus, l’arrachant à ses concepts. Sous la capuche de son imperméable, Ismael repéra le casque anti-bruits qu’il sortait occasionnellement. Leurs regards se croisèrent, celui de Lyz semblant luire dans la grisaille matinale. Ismael le salua de loin, l’invitant à s’avancer, ce qu’il fit avec réserve.

— Bonjour, dit-il aux quatre paires d’yeux plantées sur lui.

Il détestait ça. Ismael en tira une vilaine satisfaction, mais regretta presque aussitôt.

— Salut, lui répondit Alejo.

Ils échangèrent un mouvement de menton et le trajet se déroula dans un silence pesant. Ismael s’efforçait d’ignorer l’attention de Lucy et Damian, tandis que Lyz s’absorbait dans la contemplation de ses pieds, les mains au fond des poches et un muscle roulant sur sa mâchoire.

Arrivés à destination, Lyz entraîna Ismael à l’écart de la foule, fit glisser le casque autour de son cou et abaissa sa capuche.

— Je suis terriblement désolé pour ce que je t’ai dit hier, murmura Lyz. Je ne le pensais pas.

Ismael l’étudia un moment. Il ne lui pardonnait pas encore complètement, mais il n’aimait pas qu’ils restent fâchés.

— Okay, décida-t-il. Oublions ça.

Les lèvres de Lyz s’étirèrent en un sourire malade, qui l’inquiéta.

— T’as pas l’air en forme.

— J’ai mal à la tête depuis le réveil. Rien de grave, ajouta-t-il.

Son expression se faisant plus alerte, Ismael décida de le croire. Il n’y avait rien de dingue à avoir la tête dans le cul de bon matin, qui plus est avant deux heures de Physique-Chimie.

— Je suis retourné à New Forest, hier.

Ismael l’écouta religieusement jusqu’à ce qu’ils entrent dans l’établissement. Ils avaient marché extrêmement lentement pour gagner du temps, mais durent s’interrompre et galoper jusqu’à leur salle de classe pour terminer la discussion via une feuille de classeur.

L’autre n’avait pas aimé qu’il se montre aussi loquace. Lysander l’avait caché au mieux derrière ses mots, mais il lui avait lacéré la cervelle d’agacement. S’ajoutant à cela, sa tête était un grain de raisin pressé, sur le point d’éclater.

Heureusement, cette horrible sensation passa, ainsi que sa colère. Il se contenta de bouder, et Lysander pu conclure le résumé de son mercredi.

« Bizarre qu’ils t’aient emmené dans les bois au lieu de te faire visiter, non ? » écrivit Ismael.

À ce souvenir, une vague de chagrin et de déception mêlée lui éclata en-dedans. Mais Ismael disait « bizarre » et non pas « vexant » ou un « sympa » dont il aurait appuyé l’ironie de points de suspensions. « Bizarre » ; Lysander voulut retourner ce mot dans sa caboche mais son mal de tête se réveilla, vibrant dans sa nuque, et il se contenta de noter :

« Ils étaient sûrement trop occupés. Je dérangeais. Une prochaine fois. »

Les traits d’Ismael se crispèrent imperceptiblement en lisant sa réponse, mais il lui sourit, plia la feuille en huit et la glissa au fin fond de son sac à dos. Lysander essaya de se concentrer sur le cours, mais il n’y arrivait pas. Reparler de New Forest, de Raffi et Leeroy, de Lara, des discussions et de la course à travers la forêt, l’avait rendu fébrile. Ses muscles grondaient de l’envie de se dépenser, son corps se tendait sur son stupide tabouret, sous l’attaque des néons et l’emprise des murs. Il croisa étroitement les bras sur sa table, concentré sur sa respiration pour apaiser la bouffée de claustrophobie qui le saisissait brusquement.

Par la fenêtre, il voyait le vent souffler dans les branches. Lysander aurait tout donné pour respirer le parfum des sous-bois. À la place, c’était l’odeur chimique et irritante des déodorants et des parfums, de la sueur, du bleu de méthylène que leur prof utilisait pour démontrer une chose dont il se fichait éperdument.

Et Ismael.

Il serra les mâchoires et se concentra sur son ami. La peau d’Ismael avait la saveur de la routine, de la maison ; ces choses qui le rassuraient en toutes circonstances.

— Ça va pas, Lyz ?

La sonnerie venait de leur vriller les tympans et, de soulagement, Lysander venait de plonger le visage dans ses bras. Tout son corps se relâchait alors qu’un premier élève ouvrait la porte sur le déluge des couloirs.

— Si, ça va mieux, souffla-t-il en jetant sa trousse et son cahier dans son sac, qu’il balança sur une épaule.

La seule possibilité de se lever et d’avoir un air neuf entrant dans la pièce le rendait moins nerveux.

— T’es sûr ?

— Certain.

Ils avaient sport et devaient sortir, puis traverser le parking pour rejoindre le gymnase. Une pluie légère et glacée s’était mise à tomber, leurs camarades couraient ou se serraient sous un parapluie. Lysander regarda les pans des manteaux d’Ann-Lise et Carolyn voler dans leur sillage quand elle les dépassèrent en courant.

— Puis-je vous déposer, messieurs ? demanda Lucy en tendant son parapluie au-dessus d’Ismael. On peut se serrer, Lysander.

— Non merci, il ne pleut pas beaucoup.

Il appréciait la pluie. Il se poussa pour qu’Alejo et Damian se calent entre Ismael et lui, et les écouta distraitement tandis qu’ils traversaient le terrain de sport déjà un peu boueux.

Le gymnase sentait le renfermé, et les vestiaires la vieille transpiration. Lysander se changea en vitesse – et en apnée - dans les toilettes avant de rejoindre leur professeur. La pluie claquait agréablement sur le toit. Il écouta les consignes d’une oreille distraite, pianotant impatiemment sur le banc, et sauta sur ses pieds quand on appela son nom. Il huma machinalement le ballon de basket qu’on lui jeta entre les mains ; il était si usé que sa peau était presque lisse. Au coup de sifflet, il se lança sur le terrain.

C’était trop facile. L’équipe adverse n’était pas plus dure à éviter que les arbres de New Forest. Comment avait-il pu se faire distancer par Raffi alors qu’il dominait sans efforts, ici ? Quand leur professeur siffla, Lysander n’était même pas essoufflé.

— Ravi de voir que tu te bouges enfin, Lancaster, mais le basket c’est un travail d’équipe.

— Même si l’équipe est mauvaise ? répondit-il.

Il lui fallut plusieurs secondes pour réaliser ce qui venait de se passer, pour comprendre que l’expression fâchée et surprise de son enseignant lui était destinée. Dans l’équipe adverse, Ismael le fixait avec des billes en guise d’yeux.

— Encore une remarque de ce genre, Lancaster, et tu finis sur la touche. Compris ?

— Oui, monsieur, balbutia-t-il.

Il n’avait pas dit ça.

— Donne le ballon aux bleus, pour la peine. On reprend !

Cette fois-ci, alors que son équipe reprenait ses marques, il ne bougea pas. Il n’avait pas dit ça, quand même !

— Bouge-toi, putain ! lui reprocha Billy en passant.

L’autre gronda et Lysander se froissa. Ses jambes se mirent en mouvement d’elles-mêmes, deux secondes après il volait la balle à Billy pour mettre le panier à sa place.

— T’as un problème ? explosa son camarade en s’avançant vers lui.

Lysander lui saisit le poignet, furieux, et le serra. Le serra jusqu’à ce qu’il couine, jusqu’à ce qu’Ismael lui file une bourrade en courant vers lui. Sur lui.

— T’es jaloux, Billy ? tança-t-il tout en prenant le poignet de Lyz pour le forcer à lâcher.

Son corps faisait barrage au prof et aux autres élèves. Lysander ne comprenait plus, sa migraine le malmenait de nouveau. La peau de Billy sous la sienne. Ses os si fins juste en-dessous.

Ismael lui écrasa le pied, le prenant de court et lui faisant faire un mouvement de recul.

Billy larmoyait.

— T’es complètement malade !

— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda le prof en poussant Ismael.

— Il m’a pété le poignet, m’sieur !

— T’exagères pas un poil ? répondit Ismael. T’as voulu le cogner et il t’a retenu, c’est tout.

— Quoi ?

— Taisez-vous ! s’imposa l’adulte. Lancaster, ta version ?

Il cilla, le cœur battant la chamade et l’autre hurlant tant qu’il en avait des étoiles devant les yeux.

— Je ne me sens pas très bien, monsieur, bredouilla-t-il.

Avec l’accord de son prof, et sous les regards curieux de ses camarades, Ismael sortit pour retrouver Lyz. Il le trouva dehors, recroquevillé près de la porte du gymnase pour s’abriter du crachin. Il s’assit à côté de lui, dont il ne voyait du visage englouti dans l’étau de ses bras que ses yeux presque jaunes fixés au loin.

— Tu vas mieux ? demanda-t-il après une minute.

Il ne récolta qu’une espèce de soupir étouffé en guise de réponse.

— Billy aura peut-être un beau bleu. Il a encore mal, en tout cas. Mais c’est ni cassé, ni foulé.

— Merci de m’avoir arrêté.

— C’est normal.

Non, ça ne l’était pas. D’ailleurs, Ismael se sentait tendu aux côtés de son ami. Tendu d’appréhension. Pendant le match, Lyz avait eu l’air complètement ailleurs. Extatique, fier, féroce… Très loin de lui-même.

— Je t’avais jamais vu à fond, comme ça, dit-il pour parler. Tu m’as dit que tu te contrôlais vachement en sport, pour pas que ça déborde ou quoi. Mais là, tu étais…

Lyz releva le visage brusquement, lui coupant la chique. Il le regarda avec tristesse et sérieux, les prunelles hantées (« comme à son retour de New Forest, la première fois »). Tout le gris du ciel coulait sur ses cheveux et ses traits chiffonnés.

— Je ne sais pas ce qui s’est passé, murmura-t-il, et je crois que je ne veux plus en parler.

Ismael acquiesça.

— Tu veux que je t’accompagne à l’infirmerie ? Tu aurais peut-être besoin de rentrer te reposer.

— Je veux bien, merci.