Août 2002

— Maman, on a faim.

Elle leva les yeux de son livre et fronça les sourcils.

— On a mangé il n'y a pas si longtemps, Lyz. Attends le goûter.

Lysander serra les poings. Il s'en fichait qu'ils aient mangé il n'y avait pas longtemps, c'était maintenant que son estomac grondait. Sa mère se remit à lire et il tapa du pied.

— On a faim ! Je peux prendre un gâteau ?

— J'ai dit « non », Lysander ! Et ça vaut aussi pour ton père.

— Pourquoi papa ?

Il ne comprenait pas, il n'avait jamais parlé de son père. Sa mère leva un sourcil, l'effleura du regard et, embêtée, glissa le marque-page dans son roman et le posa sur le guéridon.

— Tu as bien dit « on », non ? lança-t-elle.

— Oui, mais je parlais pas de papa, dit-il en levant les yeux au ciel.

— Charles ? appela-t-elle avec une pointe d'inquiétude.

Lysander grimaça : il détestait qu'on crie. Il avait passé une bonne partie de ses vacances à l'intérieur justement pour rester au calme, alors ça l'énervait que sa maman ne fasse pas attention à ça. Son estomac se plaignit encore, son gargouillement se mélangeant au grincement des marches alors que son père descendait l'escalier pour les rejoindre.

— Maman, on a faim, persévéra-t-il. Vraiment faim, on...

Le regard de sa mère l'empêcha de poursuivre. Il était toujours en colère depuis sa transformation, toujours sur les nerfs, mais la panique qui se dégageait de ses parents en cette seconde le calma avec autant d'efficacité qu'une douche froide. Et des douches froides, il y avait eu droit ces deux dernières semaines.

— Pourquoi tu dis « on », Lysander ? demanda son père.

Il s'accroupit pour se mettre à son niveau, l'observant avec une telle attention que le garçon sentit ses tripes se nouer. Il finit par bafouiller :

— Parce que... ben... parce que c'est on... enfin il...

Il avala sa salive mais sa gorge resta toute sèche. Il avait très très chaud tout d'un coup, comme si la chaleur d'août avait traversé les murs de leur maison pour lui tomber dessus. Ses parents le fixaient sans qu'il comprenne pourquoi, et son ventre se remit à se tordre douloureusement. Ils avaient juste très faim, pourquoi en faire tout un plat ?

Il se mit à râler, à insister, et Lysander recommença à s'énerver.

— Tais-toi !

— Quoi ?

— Pas toi maman, grogna-t-il. Tais-toi je te dis ! Tais-toi, c'est pas le moment !

— Lyz... qu'est-ce qui se passe ?

— C'est juste lui, papa. Il veut pas se taire. On a faim c'est tout. On n'a pas assez mangé à midi.

Son père lui dit autre chose mais l'autre cria plus fort, et il n'arriva pas à l'entendre. Serrant les poings il lui répéta de faire silence, qu'il en avait marre, qu'il l'empêchait d'écouter. Il lui fit mal à la tête mais Lysander ne pleura pas, il devint encore plus en colère par contre.

— On mangera après ! lâcha-t-il sans plus regarder ses parents.

Il gronda de plus belle. Lysander le comprenait mieux maintenant. Ce n'était plus seulement une voix sortie de nulle part, c'était une autre personne qu'il pouvait presque voir. C'était bizarre parce qu'elle n'était pas vraiment là, et pourtant elle était là. Elle lui parlait, l'embêtait beaucoup. Quand Lysander cassait quelque chose, c'était lui qui se faisait gronder, jamais l'autre, et ça l'énervait encore plus.

— Lyz ! Lyz, regarde-moi !

Son père avait crié cette fois. Lysander le regarda et vit qu'il avait peur. Sa mère aussi, elle avait les yeux grands ouverts et les mains qui tremblaient. Son père voulut lui toucher l'épaule mais Lysander fit un pas en arrière.

— Quoi ?

— Il n'y a personne d'autre, Lyz, dit-il doucement. Personne.

— Mais si, il est là. Il... Ah mais TAIS-TOI je te dis !

Il fit de grands gestes, son poing rencontra une tasse posée sur la table basse et l'envoya voler jusqu'au mur où elle s'écrasa. Il se moqua puis se plaignit de plus belle : il voulait manger, et Lysander l'en empêchait. Il enfonça ses griffes avec force et le garçon hurla de douleur.

— Arrête !

Il donna des coups sur la table basse mais ça ne servait à rien contre lui. Par contre, ça le calmait un peu. La brûlure dans ses doigts crispés avait quelque chose d'agréable, alors il continua. Il y avait un voile rouge devant ses yeux, et son sang battait dans sa tête.

Et soudain le blanc. Tout se figea dans un silence mortel, il n'y avait plus que des picotements qui remontaient sa joue droite. Il cilla et regarda son père, d'abord surpris : pourquoi avait-il la main levée ? Pourquoi sa mère et lui pleuraient-ils ?

Puis il comprit : son père l'avait giflé. L'autre commença à se tordre et à claquer des mâchoires, à lui ordonner de se jeter sur l'adulte pour le battre, de se venger, de le mordre, de…

— Arrête ! ordonna Lysander une ultime fois en se cognant les tempes.

Il pesta mais obéit enfin. Peut-être avait-il finalement compris que Lysander ne céderait pas.

— Lyz…

— Pourquoi tu m'as tapé, papa ? demanda-t-il en levant les yeux vers lui.

Maintenant que l'autre s'était retiré, il était tout seul face à la situation, plus perdu que jamais. Qu'est-ce qui s'était passé ? Il avait cassé une tasse, d'accord, mais ce n'était pas grave.

— Pourquoi tu m'as tapé ? répéta-t-il en commençant à sangloter. On voulait juste manger quelque chose ! C'est tout ! C'est tout !

Ses sanglots se firent plus forts et il recula quand son père voulut le toucher de nouveau. Il recula jusqu'au mur où il s'effondra en pleurant plus fort encore. Il avait rien fait, rien, rien du tout. Il avait rien fait.

C'était l'autre.