6 ~ Reconstruire le passé (1ère partie)

Alors qu’Illya pensait que la jeune fille hospitalisée était endormie profondément, elle manqua de faire tomber son gobelet de thé quand elle la vit sursauter. Subitement prise de panique, son amie lâcha de toutes ses forces un « Kayla ! ». Ce brusque réveil lui tira quelques gémissements de douleur. Sa tête tapait contre un mur invisible et tout son ventre brûlait comme s’il baignait dans de l’eau brûlante. Elle portait des bandages ainsi qu’une perfusion qu’elle découvrit en regardant ce qui la gênait dans ses mouvements.

Elle ne savait pas trouver ses mots. Cette chambre d’hôpital terne et peu décorée n’était pas ce qu’elle souhaitait. Ici, le danger était encore présent, elle était trop exposée. Le corps médical trouverait en elle une humaine bien étrange s’il étudiait en détails son cas. Ce qui entrainerait une salve de questions à laquelle elle n’aurait ni l’envie ni le temps d’y répondre. En dépit de sa douleur qui la tiraillait dans tous les sens, elle se redressa pour tenter de prendre une position assise.

- Tout va bien Ayako, tout va bien…

Illya posa ce thé qu’elle ne pourrait hélas point terminer. Elle veillait sur son amie depuis de nombreuses heures. Ce cri brutal venait de l’arracher à sa tranquillité, mais elle savait qu’elle aurait moins de soucis à se faire maintenant. Ayako était finalement revenue à elle. Il lui était désormais possible de savoir dans quelle situation elle se trouvait.

- Je n’avais pas le choix, tenta-t-elle de se justifier. Les secours avaient déjà été appelés et je ne suis pas assez forte pour porter le tas de mystères que tu pèses !

Ayako regarda autour d’elle pour bien réaliser qu’elle ne serait pas en sécurité dans cet hôpital. Illya avait fait l’erreur de ne pas la ramener chez elle, mais le temps ne fut pas aux reproches. L’Astromancienne lui offrit ainsi un petit sourire en signe de reconnaissance. Elle s’assit plus confortablement au niveau de la tête du lit et grimaça de plus belle. En tenant sa tête dans ses mains, elle se concentra pour respirer le plus lentement possible. Son état fut bien plus critique que prévu.

Son corps meurtri n’avait que trop enduré ses précédents affrontements. Les blessures et les maux qui lui avaient été infligés ne pouvaient se soigner à l’aide de la médecine des Étincelles. Cet hôpital qui semblait rassurer Illya ne pouvait que l’aider à soulager ses peines en atténuant les symptômes rougeâtres de son corps. La magie stellaire irradiait et se dispersait profondément à l’intérieur de sa cible. Les soins proposés ici ne pouvaient empêcher l’impact des sorts reçus de continuer à rayonner en elle.

Le corps Astral d’Ayako avait déjà pu absorber une quantité impressionnante de lumière. Sa transformation était aussi une armure qui l’avait aidée à échapper aux griffes de la mort. Malheureusement, elle y avait fait appel trop de fois ces derniers temps. À trop forcer sur la bénédiction déclinante de ses Étoiles, elle ne payait là que l’affront porté aux règles du monde Astral.

 Illya s’approcha d’elle d’une main rassurante sur son épaule. Elle fut subitement intriguée par les yeux violets qu’arborait son amie qui venait de se retourner vers elle.

- Ayako… Tes yeux…

Ayako les ferma aussitôt. Elle ne voulait pas apeurer son amie. Sans se regarder dans un miroir, elle savait par avance ce que signifiait cette couleur-là, à ce moment-là. Elle relativisa en se disant que ses yeux violets pouvaient être le point de départ de ses explications tant attendues. À cette fin, il lui fallut bien peser ses mots et parler de la manière la plus claire possible.

C’était un nouveau crime pour elle. En aucun cas une Astromancienne ne devait révéler la vérité du monde à une simple Étincelle. Seulement, Illya devait savoir. Illya était sa dernière alliée fiable.

- Le violet de mes yeux va disparaitre. Ma sœur et moi venons de revivre la même scène : nous étions liées, comme connectées. Dans notre monde, c’est ce que l’on nomme une « résonnance Astrale ». Contrairement à moi, elle ne comprend pas ce qui lui arrive. Il s’agit d’un lien qui perdure dans nos rêves pour l’instant.

« Notre monde » ? Illya s’était préparée à toute sorte d’explications. Elle s’attendait plutôt à la confession d’une grosse bêtise ou bien à une romance compliquée qui tournait au drame. Là, quand bien même elle se doutait qu’Ayako ne lui mentait pas, son esprit cartésien avait bien du mal à interpréter et à intégrer les paroles de son amie.

Ayako se releva avec difficulté. Elle prit la main de son amie pour la rassurer. Tout ce qui suivrait changerait sa vie à jamais. Elle eut le sentiment l’espace d’une seconde qu’il ne s’agissait que de pur égoïsme de tout lui révéler. Mais Illya comprendrait. Illya devait le comprendre.

- Je devais te montrer, n’est-ce pas ? Mes pouvoirs sont sur le point de s’éteindre mais tu dois voir ce que je suis en mesure de faire avant de te dire ma véritable identité.

Ayako commença alors à se déshabiller sans crier gare, ce qui surprit Illya. Elle releva délicatement, avec des gestes lents, sa chemise d’hôpital. Aux dernières nouvelles, Ayako était la plus pudique des personnes qu’elle connaissait ! Tiraillée entre l’envie d’en savoir plus et sa morale qui lui dictait d’intervenir sur son amie qui n’était pas dans son état normal, Illya décida de rester figée, sans rien dire.

Quelques égratignures et écorchures apparurent sur la toile de son corps lorsqu’elles n’étaient pas recouvertes de bandages. Ayako sentit rapidement un petit courant d’air froid, vêtue uniquement de ses sous-vêtements blancs. Elle se tourna ensuite de manière à montrer à son amie un étrange tatouage noir qui serpentait le long de ses côtes. Il s’agissait d’une représentation d’étoiles reliées entre elles.

- Ceci est ma constellation, celle de la Lyre. Tu as devant toi une Astromancienne qui a le pouvoir de lire les Étoiles. Et le monde Astral dans lequel nous vivons baigne dans cette magie stellaire.

Alors qu’Illya était sur le point d’agresser son amie avec une armée de questions, Ayako posa malicieusement son index sur ses lèvres. Elle fit quelques pas après s’être levée avec difficulté et demanda à son amie de se concentrer sur son tatouage. Une légère lumière bleue se dégagea de son corps et le tatouage commença à se mouvoir. Il s’illumina en prenant une teinte dorée. Chacune de ses étoiles ancrées de noir quitta son corps en s’envolant rejoindre ses amies qui scintillaient et flottaient devant elle. La constellation de la Lyre s’anima en un spectacle féerique devant les yeux d’Illya.

Peu à peu, le sort que venait d’incanter Ayako commença à faire effet. Ses blessures commencèrent à s’estomper et sa peau se regénéra. Une petite mélodie due au déplacement de la constellation matérialisée retentit et fut très agréable à l’oreille. Les Étoiles de la Lyre dansèrent en une parfaite harmonie, libérant une vague curative sur le corps d’Ayako. Malheureusement, cette incantation fut de très courte durée. La lumière bleue vacilla subitement avant de disparaître. Ayako se retrouva sur ses genoux, grimaçant de douleur. Son tatouage noir reprit sa place initiale et redevint inanimé.

- C’est la fin…

Illya se précipita sur son amie et l’aida à la rasseoir doucement dans le lit. Subjuguée par ce qu’elle venait de voir, elle comprit qu’il s‘agissait là d’un sort incomplet. La blessure au front de son amie se rouvrit et quelques gouttes de sang teintèrent ses sous-vêtements. Ayako n’était pas complètement soignée, ce qui alarma son amie qui garda son réflexe d’Étincelle d’appeler des infirmières. Sans savoir que même elles ne pourraient rien y faire.

- Ne bouge pas, je reviens !

Très paniquée, Illya se rua vers la sortie de la chambre. Elle manqua d’écraser un chat posté comme un garde qui empêchait toute fuite de sa part. Dans le feu de l’action, elle décida de l’ignorer, mettant ses nouvelles questions pour plus tard. Elle percuta alors de plein fouet une sorte de mur invisible qui lui barrait la route.

Le chat-gardien, qui avait incanté cette barrière magique, passa entre les jambes d’Illya. Il sauta sur le lit d’Ayako pour être récompensé de son intervention. Et cette dernière ne se laissa pas prier en le prenant pour le serrer fort dans ses bras.

Illya, prise au dépourvu, fut sur le point de protester quand elle aperçut des larmes de joie sur le visage de son amie. Elle ferma derrière elle la porte de la chambre, comprenant qu’il s’agissait de la meilleure chose à faire pour le moment. Une drôle de sensation l’envahit en assistant à ces retrouvailles. Venait-il aussi de cet autre « monde » ?

Le chat-gardien s’était blotti contre Ayako, ronronnant de plaisir. Elle, de son côté, continua de pleurer en savourant chaque seconde de ce moment. Ayako n’y croyait plus avec toutes les épreuves qu’elle avait traversées. Elle le porta finalement au niveau de ses yeux avant de … rapidement le jeter sur le lit.

- Je… je devrais… me rhabiller.

Lui tournant le dos, le chat-gardien acquiesça en hochant sa bouille féline. Sous le coup de l’émotion, il avait saisi la réaction d’Ayako et son poil hérissa d’embarras. Ce fut elle qui eut le privilège de rougir pour deux.

Illya fut sur le point de montrer qu’elle était toujours présente, en quête de réponses, quand elle fut coupée par une conversation des plus étranges. Un dialogue spontané initié par un chat ! Et un chat qui devait déjà tout savoir sur Ayako compte tenu des regards qu’elle lui portait !

- Oui, je m’en excuse. Je ne pensais pas avoir la chance de te revoir une dernière fois. Je me suis emporté.

Il se mit à lécher sa patte pour chasser son excès de zèle. Le félin continua ensuite à miauler un bon coup comme s’il était un humain toussant une bonne fois avant de reprendre la parole.

- C’est donc elle l’Étincelle qui t’assistera à ma place ?

Ayako venait de renfiler sa longue chemise. Elle invita de la main Illya à s‘approcher d’eux.

- Illya est la seule habitante de ce monde à qui je confierais ma vie. À qui nous confierions notre vie. Elle est en droit de connaître la vérité à notre sujet, K’mie.

K’mie sentit qu’il pouvait à présent se retourner. Il ignora platement Illya pour montrer son désaccord. Le désespoir lui-même ne pouvait justifier de braver un nouvel interdit. Ayako devrait bientôt répondre de ses actes et nul ne saurait défendre une personne qui continuait de bafouer les règles du monde Astral. Avec une telle impertinence.

- Ton choix, ta responsabilité, mon enfant. Tu es assez grande pour te protéger seule pour quand je ne serai plus à tes côtés. Et ce temps-là est déjà arrivé.

Il s’approcha d’Ayako en remuant sa queue levée. Le chat-gardien ne savait plus où donner de la tête entre ces deux jumelles impulsives. Débattre de sa décision n’était qu’une perte d’un temps précieux qu’il ne pouvait plus se permettre. Ainsi décida-t-il de tolérer la présence d’Illya.

- Qui viens-tu d’affronter ?

- Cepheus. Deuxième magnitude.

Dans le jargon des Astromanciens, c’était ainsi qu’ils se désignaient entre eux. D’abord le nom de la constellation concernée et ensuite la magnitude de son étoile la plus brillante, si elle existait. Ce système d’identification perdurait depuis la nuit des temps, seul le nom des contractants, les Astromanciens d’une génération donnée, différait.

Après un petit bond du chat-gardien sur ses jambes cachées sous ses draps, Ayako releva légèrement sa chemise. Elle devina les intentions de K’mie qui, effectivement, n’avait pas de temps à perdre. Il scruta de plus près ses blessures. Celle qu’elle portait au niveau du ventre fut bien signée par l’Étoile Aldéramin. Une pointe de colère s’empara de lui pendant sa rapide analyse de tous ses dégâts corporels.

K’mie connaissait Aldéramin. Compagnon de beuverie et poète à ses heures perdues, il culpabilisait de le savoir ainsi soumis à un Astromancien sans scrupule. À l’heure actuelle, son ami devait malheureusement subir la sanction la plus redoutée des Étoiles suite à la défaite de son maitre. Complice ou non de ses actes, sa sentence était non seulement irrévocable mais surtout ordonnée sans aucune forme de procès.

- Je suis désolée pour Aldéramin. Je t’avais vu plusieurs fois avec lui. J’ai dû moi-même ordonner à notre Sheliak de me prêter sa force malgré tous ses cris… Mais…

K’mie savait. Ayako n’aurait jamais dû survivre à l’attaque de son ami, sans l’ombre d’une défense digne de ce nom. Aldéramin l’avait épargnée pour que Ayako puisse vivre un jour de plus. Cette guerre continuait de semer des morts partout où elle passait. Et il restait là, impuissant, à se rebeller contre une stupide Prophétie !

- Allons-y, veux-tu ? Le temps presse, je te l’ai dit.

Ayako ferma doucement ses yeux. Elle laissa K’mie s’approcher davantage d’elle. Le chat-gardien posa ses deux pattes sur son avant-bras avant de s’allonger confortablement. Un court silence s’empara de la chambre sous les yeux d’une Illya qui tentait tant bien que de mal de comprendre ce qu’elle voyait.

Elle fourmillait d’interrogations en elle mais avait bien saisi qu’elle devait rester en retrait pour le moment. Ce qu’elle entendait et ce qu’elle voyait fut son lot de consolation.

Tout comme Ayako, le chat-gardien s’entoura d’une aura bleue. Son tatouage noir devait être camouflé sous ses poils mais sa constellation prit bien forme. Ses étoiles, peu lumineuses, scintillaient et formèrent une forme rectiligne quelconque. La constellation de Pyxis était l’une de plus petites constellations du ciel austral, très difficile à observer du fait de sa faible intensité. La mélodie qui accompagnait son animation fut elle aussi à peine perceptible.

La magie stellaire de K’mie suffit cependant à terminer les premiers soins de la jeune Ayako. Chacune de ses blessures, superficielles comme profondes, s’atténuèrent et se dissipèrent. Le corps ne cicatrisait pas, il ignorait les dégâts reçus. Chaque Astromancien pouvait en effet se servir de ses pouvoirs pour rétablir quelqu’un ou quelque chose à un état initial. Cela ne pouvait avoir lieu que lors d’un laps de temps très court. K’mie ne pouvait donc que la « soigner » de ses affrontements récents. Ayako garderait ainsi quelques séquelles du combat qu’elle avait engagé aux côtés de sa sœur.

Illya oscilla entre émerveillement et angoisse en voyant son amie se remettre de ses blessures, mais qui grimaçait au passage des Étoiles de K’mie sur son corps. Cette fois-ci, elle put voir le sort stellaire se réaliser entièrement sans être interrompu.

La lumière bleue finit par disparaître en emportant avec elle la petite guirlande de lumière du chat-gardien. Le félin se mit machinalement sur le dos pour tenter d’obtenir des câlins suite à son bienfait. Ayako lui gratouilla son ventre tout doux tout en constatant que la majeure partie de ses douleurs avait disparu.

Il ronronna au moment des remerciements.

- K’mie est un Astromancien un peu particulier. Il a passé un pacte avec la Boussole et est très mauvais en combat.

K’mie se retourna et s’allongea plus loin, subitement mécontent.

- Et il cumule les contraintes ! Monsieur ne peut pas garder forme humaine et est donc incapable d’ouvrir les portes du monde Astral ! Il doit alors remplir certaines conditions pour pouvoir s’y rendre, à sa façon, reprit Ayako.

- Je vais me permettre de rectifier, ma chère. Je dispose d’un pouvoir unique parmi les Astromanciens ! Certes, je ne peux lire les Étoiles comme vous autres et j’ai décidé, volontairement, de prendre cette forme féline, mais c’est pour mieux m’économiser !

K’mie se redressa sur ses pattes et jeta sa tête sur le côté dans un élan de fierté.

- Ma constellation me permet de voyager sans me perdre auprès de tous les autres Astromanciens ! Enfin, presque tous ! Je ne peux repérer que certaines Étoiles de faible magnitude, donc celles qui sont les plus lumineuses ! Et…

Il sembla soupirer. Son entrain venait de s’évaporer. Ce n’était pas le moment de se lancer dans un One Cat Show. Le temps se fichait de ces présentations superflues. Et puis, ne devait-il pas ignorer l’autre Étincelle au lieu de se mettre en avant devant elle ?

- Ayako, je commence à ne plus percevoir ta Vega. Alors, écoute bien ce que je vais te dire puisque nous allons être séparés un long moment. Nos plans concernant Kayla ont changé.

Illya eut un soulagement au cœur en entendant ce nom. Savoir où se trouvait actuellement la jumelle d’Ayako était en haut de sa liste de questions à poser. Elle comprenait aussi que parler d’elle en ces mots ne se voulait pas rassurant. Cela la démangeait surtout de savoir pourquoi elle n’était pas venue au chevet de sa sœur.

Son impatience fut remarquée par le chat-gardien qui la coupa dans ses réflexions.

- Tu sembles pressée de retrouver Kayla, chère Étincelle.

Illya ne savait pas si elle était en position de répondre ou de s’exprimer. Elle chercha du regard l’approbation d’Ayako qui commençait à sangloter. Voir son amie débuter sa descente dans la tristesse ne l’enchantait guère. L’entente du nom « Kayla » provoquait toujours chez elle ce fort sentiment de culpabilité et de faiblesse. Ce n’était pas un sujet qu’elle pouvait évoquer avec son panache habituel tant les enjeux furent colossaux.

Assaillie par son envie de savoir pour Kayla et sa volonté de réconforter Ayako, elle ne pouvait qu’attendre que le chat-gardien ne l’extirpe de son dilemme. Que dire ? Que faire lorsqu’on se sent comme une inconnue qui voudrait tellement aider sans avoir son mot à dire ?

- La question que tu devrais te poser, Illya Schwarz, n’est pas de savoir « où » se trouve sa sœur. Mais plutôt de déterminer « quand » Kayla se trouve…