7 ~ La Prophétie

Le regard une fois de plus dans le vide, Kayla traina des pieds le long des couloirs de l’université de la Sorbonne. Son acte de présence faisait d’elle une figurante dans la vie du campus. Elle se rappela du discours de début d’année sur l’importance pour des étudiants en Faculté de Lettres d’y contribuer activement. Ce fut pour elle tout un flot de paroles et de jolies phrases qui ne rimaient qu’avec des corvées et des contraintes. Sa stratégie d’exposition minimale devait veiller à ce qu’elle ne rentre en contact qu’avec un minimum de personnes. Alors pourquoi ces souvenirs lui revenaient-ils en tête ?

"Fichu Charles", pensa-t-elle. Son recueil de poésies avait su habilement la déstabiliser. Elle aussi souhaitait désormais s’adonner aux expériences sociales. Ressentir les sombres désirs et la volonté à toute épreuve de chaque être humain, destiné à survivre dans l’enfer terrestre. Pour confronter ces sentiments naissants, la marche à suivre la poussait inéluctablement à interagir avec autrui.

Kayla y penserait. Ce besoin grandissant pouvait l’aider à s’épanouir. Il pouvait tout aussi bien la mettre en situation de faiblesse dès lors que son amnésie apparaitrait au détour d’une discussion… Oui, Kayla y réfléchirait.

Elle jeta son sac sur les marches de la cour intérieure. Le poids du sac provoqua un bruit sourd qui lui rappela le gros pavé qu’elle devait finir dans la semaine. Il était vrai que ce livre ne lui avait rien fait de particulier. Madame Schwarz lui avait toujours dit de respecter les œuvres littéraires. Ces ouvrages ne reflétaient pas qu’un simple témoignage d’illustres auteurs d’époque. Ils étaient aussi garants d’une profonde réflexion sur l’art et la manière dont les Hommes avaient bâti la société. Ce fut bien pour cela qu’au départ Kayla s’intéressait à l’histoire des autres. Elle ressentait l’envie de comprendre le destin des grands auteurs avant d’envisager d’affronter le sien.

 Elle sentait que de nouveaux souvenirs allaient de nouveau l’assaillir. De plus en plus de fragments du passé surgissaient dans sa tête ces derniers temps. Pas forcément de sa propre existence, plutôt des bribes de passé de ce qu’elle avait récemment lu ou vu.

Pourtant, Kayla ne souhaitait pas continuer ses pensées philosophiques ou entamer une énième introspection. Ce qui devait la préoccuper, c’était ce cauchemar. Trop fréquent, trop réaliste. Lui fallait-il consulter sérieusement un spécialiste ? Encore une idée qui nourrit en elle un profond sentiment d’ennui et d’agacement.

L’étudiante reprit avec délicatesse son sac et se motiva pour un plaisir à court terme : un distributeur de nourriture de mauvais goût et d’autant plus mauvais pour la santé ! C’était soit céder à une boulimie passagère, soit rejoindre l’une des castes de névrosés qui évacuaient leur stress d’une manière plus fumeuse. « Fume, fume, avant que la vie ne te consume ! », pensa-t-elle en arpentant de nouveau un couloir de sa fac.

Elle prit la direction d’un couloir du campus en guise de raccourci. Ne sachant quoi décider entre du salé ou du sacré, son plus gros souci métaphysique du jour, elle fut stoppée dans son errance par une silhouette familière qui lui faisait face. Une autre étudiante marchait vers elle avec la ferme intention de l’ignorer. Son style vestimentaire, aussi décontracté que branché, lui allait divinement bien. Il n’était pas étonnant qu’elle attirait les regards malgré son caractère à revoir. Tout du moins, c’était la première impression que Kayla avait de Faerya.

Dans l’immédiat, Kayla se fichait bien des relations qu’une fille aussi séduisante qu’elle pouvait entretenir. Elle était plutôt curieuse d’en savoir plus sur sa mystérieuse magie et cet étrange lien qui les unissait. Oui, Faerya était sûrement l’exception à sa stratégie d’exposition minimale : elle saurait peut-être lui en dire plus sur elle et sur son passé.

Arborant son sourire le plus innocent, Kayla s’engagea alors pour saluer poliment Faerya. Une très belle intention courtoise qui se solda par … un immense vent. La très jolie étudiante continua sa route sans demander son reste. Il était hors de question pour elle d’adresser la parole à cette « anomalie ».

Faerya ronchonna intérieurement avant de soupirer. Qu’attendaient les Célestes pour s’occuper du cas de cette détraquée ? Personnellement, elle ne comptait rien faire. L’ignorer royalement l’empêcherait de lui donner de l’importance tout en l’éloignant d’éventuels ennuis.

Malheureusement, Kayla était insistante. Elle sauta dans son champ de vision en renouvelant son sourire et en lui faisant signe de la main :

- J’aimerais te parler, Faerya !

Nouveau vent, nouvelle déception. Faerya la bouscula pour qu’elle dégage le passage avant d’accélérer le pas. Mais quelle sangsue celle-là !

Kayla n’accepta pas ce nouveau rejet. Même si ses compétences sociales étaient plus qu’à désirer, elle aurait aimé au moins une fois qu’on daigne la saluer en retour ! À quoi bon jouer la comédie de la vie étudiante sinon ?

Sa frustration se mêla à une colère qui tourbillonna telle une tornade en elle. Sans prévenir. Kayla elle-même ne savait pas pourquoi elle se laissa emporter par une subite envie de violence et de destruction. Son esprit brisa sans prévenir toutes les chaines de la retenue.

- Arrête-toi !

Deux mots. Deux mots suffirent pour interpeler Faerya de la plus violente des façons.

Le sol se mit à trembler. Les vitrines exposées dans le couloir firent connaissance avec le déséquilibre. Certaines implosèrent. De petites fissures dessinèrent des croisements chaotiques sur les murs. La panique des étudiants situés à proximité directe était sur le point d’arriver !

Faerya se retourna et vit une Kayla hors d’elle. Une aura violacée l’entoura tandis que ses cheveux se balancèrent dans tous les sens. Ses cheveux en bataille firent ressortir un inquiétant regard pourpre. Ses yeux nébulaires manifestaient une colère sans nom. À en voir ses gestes saccadés et des éclairs intempestifs qui lui griffaient sa peau, Kayla démontrait qu’elle n’avait aucune prise sur ses pouvoirs latents.

- Mais t’es encore plus barrée que moi !

Comment une Asteria pouvait-elle déployer sa magie dans un espace si petit sans prendre le soin d’ériger de sphère Astrale ? Savait-elle ce qu’elle risquait à s’exposer ainsi sans précaution devant des Etincelles ? Les Célestes savaient-ils qu’ils laissaient en liberté une folle furieuse comme elle ?

Faerya frappa ses mains entre elles avant d’écarter ses bras et d’incanter elle-même la fameuse sphère Astrale. Ce sort basique, l’un des premiers que les liseurs d’étoiles obtenaient de manière innée, était le premier réflexe à avoir avant de recourir à ses pouvoirs. Il permettait de figer l’espace-temps et de créer une barrière magique afin de préserver le monde des Etincelles de l’impact de la magie stellaire. Même le plus sombre des idiots savait qu’en aucun cas un Astromancien ne devait user de magie sans cesser le cours du temps !

L’intervention de Faerya permit d’interrompre la série de dégâts de Kayla. Une fois son sort lancé, elle se rua vers elle pour lui offrir la plus belle de ses claques. Avec style et élégance, bien sûr.

Notre magicienne instable accepta contre son gré cette douleur en échange de la perte subite de son aura. Elle tournoya autour d’elle une dernière fois avant de disparaitre.

Comme coupée dans sa respiration, Kayla chercha à prendre de l’air. Elle reprit le contrôle de son corps, affolée par sa subite envie de destruction. Elle sentit une vive chaleur sur sa joue. Faerya n’y avait pas été de main morte.

- Tu n’as pas compris que je n’ai pas envie d’avoir affaire à toi ? Je ne sais pas quel est ton problème mais oublie-moi ! Je ne veux pas avoir de comptes à rendre aux Célestes !

Furieuse, Faerya fut bien partie pour doubler la mise avec une nouvelle claque. Elle freina sa pulsion face à une Kayla devenue désorientée. Cette dernière ne l’écouta pas, cherchant à comprendre ce qui pouvait expliquer sa folie passagère.

- Je n’arrive pas à croire que nous soyons dans la même ville et dans la même fac ! Ce n’est pas ton territoire ici, tu m’entends ?

Kayla n’entendit que quelques sons, complètement perturbée par cet accident. Elle n’avait pas conscience des pouvoirs qui se réveillaient en elle. Envahie en plus par un fort sentiment de culpabilité, elle voulut surtout que Faerya se calme à son tour. Ce fut déjà assez la panique pour elle.

Elle s’inclina devant Faerya en la rassurant avec des gestes amples. Sans dire un mot, elle montra que, promis, elle ne s’énerverait plus et ne ferait plus de choses bizarres. Elle ne saurait comment s’y prendre dans l’immédiat si c’était à refaire.

Kayla regarda Faerya telle une bête apeurée qui faisait face pour la première fois à du feu. Ses yeux violets guettèrent sa moindre réaction pour lui faire prendre la fuite si la colère persistait. Un regard qui ne laissa pas Faerya indifférente.

« Une résonnance Astrale ? Mais c’est quoi cette fille ? Ce n’est pas le moment de gérer ça ! ». Faerya savait que la couleur violette était celle du lien entre deux Astromanciens. Pourtant, Kayla n’était qu’une Asteria ne pouvant encore lire ses Étoiles. Le fait qu’elle soit ainsi entrée en transe ne pouvait que signifier qu’elle était liée à une autre personne ayant une emprise sur elle. Ce qui n’était pas du tout bon signe pour elle.

Faerya comprit aussi que Kayla était avant tout apeurée et qu’elle ne tenterait plus rien. Fait rassurant, ses yeux émeraudes refirent même leur apparition pour prouver que le danger était écarté. Kayla avait retrouvé son calme et un contrôle total d’elle-même.

- Est-ce… la première fois que tu utilises ta magie ?

Kayla acquiesça timidement. Il valait mieux qu’elle aille dans son sens et qu’elle en profite pour déterminer ce qui lui arrivait.

- Connais-tu la personne qui est liée à toi ? Est-ce ton mentor ?

La voix de Faerya était rassurante. Elle s’exprima avec un calme qu’on ne lui connaissait pas. Ses questions ne firent cependant pas sens pour Kayla qui ne savait pas quoi répondre.

- Je fais des rêves étranges, murmura-t-elle. Toutes ces choses magiques me semblent familières. Mais je ne sais pas quoi te répondre…

Kayla passa maladroitement sa main dans ses cheveux décoiffés.

- Je ne sais plus qui je suis puisque je n’ai pas souvenir de mon passé… Haha…

Cette information troubla Faerya. Il fut très inquiétant que Kayla ait pu circuler librement dans ce monde sans qu’on ne s’intéresse à son cas. Avec la sombre période que vivaient les Asteriae, les Célestes étaient pourtant devenus bien plus vigilants. Pour veiller au grain.

- Tu sais au moins comment tu t’appelles ?

- Kayla. Je ne peux me souvenir que de ces derniers mois. Tout le reste m’est confus.

Ce nom ne lui disait rien. Les Asteriae de nos jours furent si peu nombreuses qu’elles ne se comptaient plus que par dizaines. Chacune avait connaissance des autres, chacune devait vivre séparément en se répartissant dans le monde des Étincelles.

- Kayla alors. Ne prenons pas de risques. Je ne comprends pas ta présence ici mais tu n’en demeures pas moins une Asteria comme moi. Il ne fait pas bon pour nous de rester dans les parages. Tu m’as déjà surprise en utilisant mes pouvoirs et voilà que maintenant tu t’y mets. Il ne faut pas que nous tentions le diable…

Avant tout, ne pas se faire repérer. Les jeunes Asteriae comme elles étaient des proies faciles tant qu’elles n’avaient pas réalisé leur rite d’initiation. Faerya sentit qu’elle ne devait pas abandonner l’une des leurs, aussi étrange qu’elle soit. Aucun Céleste ne lui reprocherait de venir en aide à une Asteria égarée.

- Je suppose donc que tu ne connais pas non plus la dernière Prophétie de nos Oracles. Dans l’immédiat, je peux juste te dire que nous risquons VRAIMENT de nous créer des problèmes si nous restons ici. Les Asteriae comme nous sont pourchassées sans pitié !

Kayla resta attentive sans réellement réagir. Il lui était devenu fort plaisant d’avoir la discussion qu’elle souhaitait tant. Elle ne se soucia guère du ton dramatique du discours qu’elle entendait. Sous ses airs de jeune fille hautaine et arrogante, Faerya savait mettre son ego de côté pour parler d’égale à égale. Ainsi, Kayla tâcherait de la laisser parler et saurait rattraper ses wagons de retard à terme.

- Allons en lieu sûr et prenons le temps d’en parler, d’accord ?

La gentillesse de Faerya était sincère. Elle ne devait plus considérer Kayla comme une anomalie à ignorer. Elle représentait à ses yeux une future alliée à guider.

- Je ne connais pas très bien Paris tu sais. Enfin, je ne sais plus trop où aller, moi.

Faerya lâcha son premier sourire.

Elle incanta son sort qui fit apparaitre le même portail que la dernière fois. Toujours avec grâce, son incantation fut de toute beauté dans sa manière de matérialiser son aura. Une nouvelle construction d‘inspiration victorienne vit le jour. Kayla ne fit pas attention aux quelques différences visibles par rapport à son portail précédent. Elle se sentait déjà happée par ce qui se cachait derrière ces imposants battants.

 Faerya invita cette fois-ci Kayla à le traverser avec elle. Elle lança dans sa direction une main ouverte et accueillante.

- Où est-ce que ça mène ce truc-là ?

- Chez nous.

Kayla attrapa la main de Faerya. L’attraction ressentie la dernière fois se fit de plus en plus importante. De nombreuses réponses sur sa véritable nature l’attendaient de l’autre côté. Mieux, ce passage ouvert était sûrement un accès direct à son passé. Un passé qu’elle envisageait explorer.