Le lycée avait une manière étrange d’avaler les gens. Ils arrivaient entiers, pleins de leurs pensées, de leurs souvenirs, de leurs silences — et ressortaient, parfois, un peu plus effacés, comme frottés au papier de verre. Arwen s’en était rendu compte dès la première semaine. Ici, il fallait marcher vite, éviter les coins qui résonnaient trop, faire attention à qui vous regardait, ou pire : à qui vous ignorait.
Ce matin-là, elle avait pris un couloir qu’elle ne prenait jamais. Celui qui longeait l’aile des salles de sciences, là où les fenêtres laissaient entrer une lumière brute, presque dure. Elle espérait y trouver un peu de calme. Mais la rumeur du lycée s’insinuait partout.
Carnet à la main, elle s’était arrêtée devant un panneau d’affichage bancal, une punaise en moins, une feuille volante qui tremblait au moindre courant d’air. Atelier théâtre. Club d’échecs. Bénévolat. Groupe musique. Vide. Rien de tout ça ne l’appelait. Et pourtant, elle restait là, comme suspendue à quelque chose qu’elle ne comprenait pas encore.
— Tu cherches un truc ? demanda une voix derrière elle.
Elle sursauta. La voix était douce, presque paresseuse. Elle se retourna lentement.
Lui.
Celui qu’elle avait croisé déjà plusieurs fois, à distance sans jamais se parler, ni vraiment se regarder. Dans la cour, près des escaliers, au centre commercial... Toujours ce même effet bizarre : comme si la pièce changeait d’atmosphère dès qu’il apparaissait. Cheveux bruns en bataille, yeux étincelants, sourire facile, les mains dans les poches, une démarche de garçon qui ne doute jamais de l’attention qu’il suscite.
— Non, répondit-elle, un peu trop vite.
Il pencha la tête, l’observant avec cette intensité tranquille qui donnait envie de fuir... ou de répondre. Arwen détourna les yeux, espérant qu’il comprendrait. Qu’il partirait.
Mais il ne bougea pas.
— Tu dessines ?
Elle fronça les sourcils.
— Comment tu sais ?
Il désigna le carnet, couvert de quelques taches de graphite. Un morceau de crayon dépassait de la spirale.
— Ma sœur est artiste. Elle fait les Beaux-Arts. J’ai l’œil pour ces trucs-là.
Il mentait. Elle le sentait. Ce n’était pas un mensonge méchant, juste… un truc lancé pour engager. Comme on jette une pièce dans une fontaine. Pour voir si quelque chose revient.
Elle serra un peu plus son carnet contre elle.
— Je gribouille.
— T’as l’air de faire plus que ça.
Un silence. Puis un demi-sourire sur son visage à lui. Arwen ne savait pas quoi répondre. Il parlait comme s’ils se connaissaient déjà, comme s’il n’avait pas besoin d’introduction. Et ça l’irritait presque autant que ça la déstabilisait.
— Tu t’appelles comment ? demanda-t-il finalement.
Elle hésita.
"Pourquoi il me parle ? Qu’est-ce qu’il veut ?"
— Arwen.
Il hocha la tête, comme s’il goûtait le prénom.
— Liam.
Elle le savait. Elle l’avait entendu dans un couloir, un jour, lancé par un groupe de garçons bruyants. Mais elle fit semblant de ne pas réagir.
— Enchanté, Arwen-qui-gribouille.
Un air moqueur, mais pas méchant. Juste... désarmant. C’était le genre de garçon qui parlait à tout le monde mais, qui surtout, avait un succès non négligeable auprès des filles, elle l’avait compris en l’observant de loin. Il souriait facilement. Tapait dans les mains. Touchait les gens du coude quand il riait. Il était sociable. Un vrai.
Alors pourquoi elle ?
— Tu fais quoi à cette heure ? T’as pas cours ?
— Si. Mais j’ai pris un peu d’avance, mentit-elle à son tour.
— Moi aussi.
Elle leva les yeux vers lui.
— Alors pourquoi tu t’es arrêté ?
Un temps. Il haussa les épaules.
— T’avais l’air... ailleurs. J’aime bien les gens ailleurs.
Arwen ne sut quoi répondre. C’était idiot. Et peut-être même charmant. Elle sentit une chaleur étrange lui monter dans les joues. Elle détestait ça.
— Je dois y aller, dit-elle brusquement.
Elle tourna les talons. Fit trois pas. Et l’entendit derrière elle :
— Tu veux bien me montrer un dessin, un jour ?
Elle se figea. Ne répondit pas. Puis reprit sa marche, sans se retourner.
Plus tard, elle retrouva Nelly et Layla dans la cour. Le soleil filtrait à travers les branches du vieux saule. Layla riait à une blague que la brune venait de faire. Arwen s’assit près d’elles, un peu en retrait.
— T’étais où ? demanda Nelly.
— Panneau d’affichage. J’ai traîné un peu.
Layla lui adressa un regard appuyé. Trop appuyé.
— T’as croisé quelqu’un ? ajouta-t-elle.
Arwen haussa les épaules.
— Un mec du lycée. Je crois qu’il s’appelle Liam.
Layla échangea un regard rapide avec Nelly, que cette dernière ne capta même pas. Arwen, elle, si. Une tension fugace. Une ride sur l’eau.
— Il est dans la team de basket, déclara la rousse, en mâchant son chewing-gum. Plutôt du genre populaire. T’as parlé avec lui ?
— Pas vraiment, répondit Arwen.
Mensonge.
Mais elle ne voulait pas en parler. Pas encore.
Ce soir-là, chez sa tante Amy, elle s’installa dans le salon avec un bloc à dessin. Le feu crépitait doucement dans la cheminée, et sa tante lisait un roman sur le canapé, les jambes repliées sous elle. Un moment rare. Calme. Presque paisible.
— Tu veux un chocolat chaud ? demanda Amy.
— Non merci.
Un silence. Puis Amy reprit, hésitante :
— Tu dessines souvent, ces derniers temps. C’est bien.
La jeune fille haussa les épaules.
— Ça m’aide.
Amy sourit doucement.
— Tu sais, ton père dessinait aussi. Pas aussi bien que toi, je pense. Mais il avait cette façon de se perdre dans les détails.
Arwen ne répondit pas. Elle traça une ombre sur le visage qu’elle venait d’ébaucher. Ce n’était pas Liam. Mais les contours lui ressemblaient un peu. Trop, peut-être.
Sa tutrice reprit :
— Tu sais que tu peux me parler, si tu veux. De tout. Même des trucs qui font peur ou des sujets que tu trouves gênants.
Arwen leva les yeux vers elle.
— Je sais.
Et elle le pensait. Mais ça ne rendait pas les choses plus faciles.
Plus tard, seule dans sa chambre, elle rouvrit son carnet. Tourna les pages, jusqu’à celle où elle avait dessiné dans l'après-midi. Deux silhouettes dans un couloir. L’une face à l’autre. L’une ouverte. L’autre sur la défensive.
En bas de la page, elle griffonna une phrase, presque malgré elle :
Il avait cette manière de regarder comme s’il savait déjà.
Elle fixa les mots un instant.
Puis referma le carnet, le cœur un peu plus agité qu’elle ne l’aurait voulu.