L’odeur du bois ancien et du papier enveloppait la petite librairie du centre-ville comme un cocon hors du temps. Arwen poussa la porte, le tintement de la clochette la ramenant à un souvenir flou — un éclat d’enfance, une silhouette adulte qui lui tendait un livre trop lourd pour ses petites mains.
Amy, derrière le comptoir, leva les yeux et lui adressa un sourire chaleureux.
— Tu es en avance.
Arwen haussa les épaules, laissant son sac glisser le long de son bras.
— J’avais envie de venir un peu plus tôt. C’est calme ici.
Amy tapota le bois du comptoir, comme pour dire ; ici tu peux souffler.
— Tu veux m’aider à ranger les nouveautés ?
Arwen acquiesça. Ces derniers jours, elle avait découvert qu’elle aimait l’ambiance du lieu, les bruits feutrés des pages tournées, les discussions à voix basse, les tranches colorées des livres qui semblaient l’appeler.
Elle s’approcha des cartons empilés contre l’étagère à droite. Sa tante ouvrit le premier d’un coup de cutter et en sortit quelques ouvrages.
— On commence par ceux-là. Romans jeunesse, tu les places juste au-dessus des guides de voyage.
— Compris boss, murmura Arwen, un sourire presque imperceptible sur les lèvres.
Pendant qu’elles rangeaient côte à côte, un silence tranquille s’installa. Amy lui lançait parfois un regard de coin, comme si elle observait un paysage fragile.
— Tu sais, ton père aimait venir ici.
Arwen s’immobilisa, comme à chaque évocation de lui. Son cœur eut un battement irrégulier.
— Ah bon ?
— Il venait surtout pour les biographies d’aventuriers. Il rêvait de voyages impossibles.
Sa tutrice sourit, mais son regard se perdit dans une étagère vide.
— Et il disait toujours que les livres, eux, ne mentaient jamais. Même quand la vérité était difficile à avaler.
Arwen ne répondit pas. Elle sentait que cette conversation pouvait basculer. Elle avait tant de questions en suspens, tant de nœuds qu’elle n’osait pas délier.
Elle ouvrit la bouche.
— Tante Amy… Pourquoi est-ce qu’il n’y a presque pas de photos de mes parents à la maison ? Même dans ma chambre… c’est comme si—
Amy la coupa doucement.
— C’est une vieille histoire, Arwen. Pas le bon jour pour la rouvrir.
Elle ponctua sa phrase d’un sourire qui sonnait comme une serrure refermée à double tour.
L'adolescente se détourna, le cœur serré, et attrapa un livre au hasard. Son regard tomba sur un titre en lettres dorées : Le langage des souvenirs. Elle le feuilleta, sans le lire vraiment, et se demanda ce que ça voulait dire, le bon jour. Est-ce qu’un jour, enfin, elle aurait le droit de savoir ?
Plus tard dans l’après-midi, après avoir terminé l’inventaire, Amy proposa une pause bien méritée autour d’un thé fumant dans l’arrière-boutique. L’endroit était cosy, décoré d'affiches littéraires et de coussins défraîchis mais accueillants. Arwen se laissa tomber dans un fauteuil, et pour la première fois de la journée, elle sentit la fatigue la gagner.
Sa tante s’absenta quelques instants. La chaleur, le parfum du thé, le silence... tout se fondit en une torpeur douce. Arwen ferma les yeux.
Et elle rêva.
Le sol était d'un gris inquiétant, couvert de cendres. Des ombres dansaient autour d’un feu immense. Des visages masqués, impossibles à identifier. Une voix d’homme criait son nom, une voix grave, familière et étrangère à la fois. Elle voyait ses mains — ses propres mains d’enfant — pleines de sang et de poussière. Quelqu’un tombait. Quelqu’un pleurait. Une berceuse jouait en fond, mais tordue, lente, presque démoniaque. Et au centre de ce chaos, un cri. Le sien.
Elle se réveilla en sursaut.
Amy, de retour avec deux mugs fumants, la regarda avec surprise.
— Tout va bien ?
Arwen hocha la tête, confuse, encore prise dans les brumes du rêve.
— J’ai juste… somnolé. Un peu trop profondément.
Elle accepta le thé. L’odeur de cannelle la calma un peu, mais l’image du feu restait imprimée dans ses rétines.
— C’était… bizarre. Comme un souvenir. Mais déformé.
— Les rêves le sont souvent. Le cerveau qui trie, qui digère.
Mais quelque chose dans la voix d’Amy sonnait faux. Arwen leva les yeux, croisa ceux de sa tante.
— Tu crois que… que les souvenirs d’enfance peuvent revenir, même si on les a oubliés ?
Sa tante hésita.
— Oui. Parfois. Mais ils peuvent être mélangés à autre chose. Des impressions, des peurs, des récits qu’on nous a racontés. Rien n’est jamais entièrement pur.
Elle posa sa tasse.
— Tu veux en parler ?
Arwen secoua la tête. Pas maintenant. Ce songe lui avait laissé un goût métallique en bouche, comme un avertissement.
— Je préfère pas. Pas encore.
Amy acquiesça. Mais son regard, lui, disait autre chose. Un mélange d’inquiétude et… d’appréhension.
Le soir venu, Arwen rentra seule. Sa tutrice devait rester un peu plus longtemps pour gérer une commande. La lumière dorée du début de soirée baignait la rue, et l'adolescente, encore troublée, prit le chemin à pied.
Elle pensait à ce rêve, à la voix d’homme, au feu.
Et puis, elle pensa à Liam. Depuis leur rencontre dans le couloir du lycée, il occupait ses pensées de manière sournoise. Ce n’était pas de l’attirance. C’était de la curiosité, du trouble, une gêne diffuse qu’elle ne savait pas nommer.
Il était trop sûr de lui, trop à l’aise. Mais quelque chose dans son regard… l’avait marquée.
Elle tourna dans sa rue et aperçut une forme sur les marches de la maison.
Layla.
Assise, les genoux ramenés contre elle, son téléphone à la main. Dès qu’elle vit Arwen, elle se leva d’un bond.
— Je t’attendais ! J’ai trouvé un film à te faire découvrir. Promis, pas une comédie romantique.
Arwen la fixa, hésitante. Elle n’arrivait toujours pas à cerner la rouquine. Depuis leur devoir commun, une forme de lien s’était créée, mais il y avait comme un voile… quelque chose de trop bien huilé chez elle.
— Tu viens ?
Arwen haussa les épaules.
— Pourquoi pas.
La soirée se passa tranquillement. Elles regardèrent un vieux film noir et blanc, et Arwen sentit ses doutes se diluer un peu tandis que Layla rentrait chez elle. Pourtant, au moment de monter se coucher, elle croisa Amy dans le couloir.
Sa tante lui tendit un carnet jauni.
— Je suis tombée là-dessus en cherchant un vieux roman pour un client.
Arwen s’en saisit. L’écriture sur la couverture lui parut familière. Elle l’ouvrit.
Pour A., avant que tout ne change.
Elle releva les yeux.
— C’est de qui ?
Amy hésita une fraction de seconde de trop.
— Je crois que c’était à ton père. Peut-être un journal. Ou un cahier d’idées.
Arwen sentit son cœur se contracter.
Elle entra dans sa chambre et s’installa sur son lit. Le carnet entre les mains, elle l’ouvrit à la première page.
Et lut.
“Ne jamais oublier que même le feu peut donner naissance à des racines.”
Elle frissonna.
Le rêve. Le feu. Le sang.
Tout revenait. Mais en pièces.
Elle releva la tête, les paupières lourdes, le cœur en alerte.
Quelque chose se tramait.
Et ce carnet, elle en était certaine… allait lui révéler plus qu’elle n’était prête à entendre.