Il ne faut pas croire que nous, les jeunes Anges, suivons toujours les conseils des vieux sages. La première chose que nous faisons en sortant de la Tour est généralement de regarder en bas. Ces rues toutes serrées regorgent de vie, bien plus que dans la Tour. Elles sont bien plus intéressantes que les leçons de nos maîtres qui veulent que l’on apprenne à garder la tête bien droite sans même satisfaire notre curiosité.
- Apprenti Abeln, levez donc la tête ! Vous pourriez bien foncer la tête la première dans un immeuble, si vous continuez d’être si peu vigilant.
Lui, le vieux grognon qui plane gracieusement devant moi, c’est Mestre Jeidel. Mon maître. Je lui dois obéissance et respect, même si, soyons honnêtes, il ne peut pas vérifier mon respect dans ma tête. L’obéissance, par contre, il peut la vérifier, alors je relève la tête. A présent, je ne vois plus que ses longs cheveux qui virevoltent et manquent de me fouetter à chaque mètre. Je vois aussi deux autres magiciens qui volent devant lui. Des patrouilleurs. A eux, c’est leur vrai travail, de sortir de la Tour. Ils relèvent la production mensuelle de chaque quartier de Domélyl, la ville en-dessous de notre Tour. Ce sont également eux qui vérifient que tout se passe bien chez les humains et qu’il n’y a pas de rébellion. Ne me demandez pas pourquoi je suis là, avec eux, je n’en sais pas plus que vous et j’espère qu’ils n’ont pas l’intention de me mettre comme stagiaire à ce poste. Je n’ai pas envie de devoir garder la tête haute toute la journée, alors qu’il y a tant de choses à voir en bas. Je n’ai pas le temps de continuer mes passionnantes réflexions, car les autres magiciens s’arrêtent.
- Voilà, Mestre Jeidel. C’est ce quartier, là-bas. Le quartier d’Arkeide. Le Perce-Magie y habite. Nous ne vous conseillons pas de vous y engouffrer.
Le magicien tourne son visage lisse, parfait et hautain dans ma direction. Et me fixe avec un air dégoûté, comme si j’étais une limace.
- Et encore moins avec un si jeune apprenti.
Mon Mestre prend une expression absolument indignée, comme lorsque je n’ai pas appris mes leçons. Et moi, je lâche un grand sourire, parce que ça m’amuse de voir quelqu’un qui essaie de me provoquer. Mon Mestre répond.
- Jeune patrouilleur, j’ai été envoyé ici pour régler vos erreurs, car vous en êtes incapables ! Si vous avez trop peur, vous n’avez qu’à ne pas regarder, c’est votre problème !
- Mais Mestre, cet apprenti…
- Me suivra où que j’aille. Il est grand temps pour lui d’apprendre à gérer ce qui se passe hors de la Tour.
Les deux patrouilleurs, très vexés, retournent à la Tour, certainement en réfléchissant à la formulation d'une lettre de plainte, tandis que je continue le chemin seul avec mon maître. Et voilà, c’est sur cette mentalité que nous avons pénétré chez le Perce-Magie. Par courage ou par frime, je ne sais pas, c’est assez similaire.
- Apprenti Abeln, nous allons aujourd’hui étudier plusieurs aspects du contrôle de la ville qui est nécéssaire à notre survie. Sans les humains, c’est bien simple, nous sommes perdus, me dit mon maître, fixant toujours l’horizon.
- Pourquoi serions-nous perdus, mon maître ?
- Nous serions perdus, car ce sont les humains qui nous prodiguent notre nourriture. Ce sont eux qui cultivent les champs. Et ce sont également eux qui produisent les biens nous permettant de commercer avec les villes voisines.
- Pourquoi ne pouvons-nous pas le faire nous ?
Je lui demande ça pour le taquiner, parce que j’adore essayer de le coincer. Ma spécialité, c’est de faire en sorte qu’il se contredise.
- Il est une chose que tu dois savoir, Abeln, c’est que quand un Ange se retrouve trop souvent exposé au soleil, sa peau finit par fondre. C'est pourquoi nous confions tous les travaux aux humains. Et c'est aussi pour cela que nous ne faisons de rondes que la nuit.
- Mais mon maître, comment faisions-nous avant d’avoir pris Domélyl ? Avant d’avoir construit la Tour ?
- Nous étions coincés dans les grandes grottes de Nädmir, menant une vie misérable. Et si nous ne voulons pas y retourner, il nous faut absolument montrer à ces petits résistants qu’il ne sert à rien de se rebeller.
Je ne suis pas convaincu, mais à vrai dire, ce sujet m'intéresse très peu. Et je n’ai plus rien pour essayer de le coincer. Alors je tente un autre sujet.
- Mon Mestre, qu’y a t-il vraiment dans ce quartier ?
- Je l'ignore, apprenti Abeln. Cela fait cinq ans que le nombre de morts augmente considérablement. Nous sommes bientôt à plus de cinquante décès par jour.
- Pourquoi toujours y envoyer des hommes, alors ?
Mon Mestre ne répond pas. Tiens, tiens, on dirait que j’ai touché un point sensible ! Il refuse de m’avouer que ce n’est que par fierté. Je souris pour moi même.
Au bout de quelques minutes, nous apercevons enfin les maisons d’Arkeide. Il n’est pas difficile de les reconnaître, la plupart ne tiennent debout que par miracle. Un silence pesant monte des rues sombres. Ce n'est pas un endroit accueillant. Comme tout le monde, je connais l’histoire du quartier d’Arkeide. Il y a très longtemps, c’est là qu'un petit groupe de résistants avait tenté d’attaquer les patrouilleurs qui récoltaient la production mensuelle. Cet évènement a tellement mal tourné que ça s’est juste terminé en massacre. Depuis, plus personne n’habite là. Les rescapés sont tous partis. Et puis un jour, soudainement, des magiciens ont commencé à y disparaître. Mais ça, vous l’aviez compris. C'est ce qu'il se passe toujours maintenant. On dit qu’une résistance s’y serait recréée. Une résistance avec des Anges ! Mais est-ce que le Perce-Magie serait un Ange ? Aucune idée, mais ça me plaît, comme histoire. C’est très original. Au bout d’un moment, Mestre Jeidel annonce.
- Nous descendons plus bas, nous ne verrons rien en restant à la surface.
J’acquiesce, même si mon Mestre s’en moque. J’ordonne aux molécules qui me portent de descendre. Je n’aime pas trop cette idée. Nous continuons de voler, mais à hauteur des toits, cette fois-ci. J’ai un peu peur que mes molécules me lâchent. Voler est un tour facile à réaliser, il suffit d’ordonner aux molécules de nous soulever, mais il n’est pas forcément pratique à long terme. Je suis donc tout à fait soulagé de voir les molécules de mon maître se placer sous mes pieds, au cas où je tomberais. Comme je l’aime, soudainement ! Sauf que ce ne fut pas l’élève qui tomba.
Mon Mestre tombe. Je n’ai pas bien vu, je n’étais pas attentif, je regardais les maisons abandonnées. Mais je le vois tomber, ses cheveux prolongeant sa chute. Il fait si sombre en-dessous de mes pieds que Mestre Jeidel disparaît de ma vision après quelques secondes. Et je reste là, flottant dans l’air, tremblant de peur. Seul au milieu d’Arkeide -bon titre pour un roman d’horreur, non ? Je vous assure qu’à la Tour, il aurait fait sensation-. Et c’est là que je prends la pire décision de ma vie. Je descends le chercher.
Heureusement que mes molécules ont encore assez d’énergie pour m’éclairer. Un halo de lumière m’entoure. Je descends d'au moins dix mètres dans les profondeurs des immeubles de bois.
Il s’approche. Il s’approche, il le sent.
Ça y’est, les pulsions sont plus fortes. Il ne doit pas être très expérimenté, ses molécules ne sont pas du tout stables. Ça se voit que c’est un jeune.
May’ké prépare son arme, la charge et tire le levier pour donner de l’élan à l’intrus.
Viens te jeter dans la gueule du loup, petit !
Je suis tellement nerveux que mes molécules tremblent. Elles peinent à suivre mes ordres. Je ne peux pas aller plus loin, j’ai trop peur. Je décide de remonter.
Le jeune Ange s’arrête.
Quoi !? Mais non, descend !
Descend ! Descend ! Descend !
Mais plus bas, je distingue une lumière. C’est Mestre Jeidel, j’en suis sûr. En fait, il s’agit plutôt de trois lumières : une grande et deux plus petites. Ces lueurs proviennent forcément des deux patrouilleurs. C’est eux, j’en suis sûr ! Ils n’étaient pas vraiment partis ! Et ils ont retrouvé Mestre Jeidel !
Le jeune Ange se remet à descendre.
Le viseur de l’arme suit l’origine des pulsions : l’intrus est impatient de s’abattre.
Pas encore…
Pas encore...
Je m’approche encore et ce que je vois m’horrifie : la lumière ne venait pas des molécules autour d’eux, mais de leurs yeux et de leurs bouches. Ils sont étendus là, pleurant et crachant des lueurs ardentes. C'est comme si la magie avait explosé dans leurs corps. Et elle s'enfuit de leurs êtres.
Maintenant.
La main de May'ké lâche le levier.
C’est ce moment là que choisissent mes molécules pour cesser de me porter. J’ai épuisé mes dernières ressources d’énergie. Je tombe aussi, comme tous les autres, mais par fatigue. La honte. Je tente hargneusement de reprendre le contrôle de ma magie, mais mes molécules ne répondent pas et ma tête heurte quelque chose de dur. Je ne vois plus rien et, à vrai dire, je ne pense plus à rien non plus.
L’intrus fait sagement et rapidement le chemin qu’ont fait tous ses prédécesseurs.
Il fonce vers sa cible.
Un tir parfait.
Mais la cible disparaît et l’intrus continue, bredouille, sans trouver le but qu’on lui avait donné.
Merde.
C'est la première fois que le Perce-Magie rate sa cible.
May’ké se lève et se penche au dessus du vide. Le vent froid lui mord le visage. Il sent la pulsion s’éloigner.
Le jeune Ange a chuté. Mais il ne l’a pas senti exploser.
Loupé, il l’a pas touché. Pourquoi il est tombé, alors ?
De sa démarche chaloupée, le Perce-Magie descend des ruines d’escaliers et pénètre dans la ruelle.
Il enjambe les cadavres des Anges qu’il a descendu il y a quelques minutes. Leurs molécules de magie provoquent encore des pulsions dans son organisme, mais il sent qu’elles sont mourantes.
Les molécules meurent avec leur propriétaire.
May'ké n’a pas beaucoup de peine à trouver le nouveau venu : c’est celui qui lui fait le plus mal.
Il s’approche. Le corps du jeune Ange est étendu sur le ventre, par-dessus les ex-magiciens. Il ne sait pas s’il est vraiment mort, mais de toute façon, il le sera.
Il prépare son arme et s’apprête à lâcher l’intrus suivant.
Cet Ange aussi, il paiera.
- Non, attendez !