Terels s’élança dans la ruelle sombre et s’approcha précautionneusement du jeune homme assommé. C’était bien lui ! Il était vivant ! Les larmes lui vinrent aux yeux et il se retourna vers le Perce-Magie qui était resté planté au milieu de la ruelle.
- Tu le connais, s’exclama froidement le petit homme.
- Non, je pense simplement qu’il pourrait nous servir. Il est jeune, peut-être adhèrera t-il à notre cause. Est-ce que vous pouvez allumer un feu, pendant que je m’occupe de lui ?
Le Perce-Magie sembla hésiter. Il ne bougea pas. Et puis il finit par partir.
Le Perce-Magie s’enfonce dans les profondeurs de bois.
May’ké sait que tu mens, p’tit con.
Il sait que tu le connais.
Tu as failli pleurer, il le sait.
Les molécules tremblent, quand un magicien pleure.
Et là, elles ont vachement tremblé.
Il le connait, ce gamin, c’est sûr. Est-ce que ce serait son fils ? Non, il est trop vieux... Son petit fils, alors ?
Peu importe, May’ké s’en fiche. Tout ce qu’il sait, c’est que Terels ne l’a pas laissé faire son travail.
Pour l'instant, il lui obéit, mais ça ne se passera pas comme ça !
Bon. Pour passer la nuit, l’hôtel fera l’affaire.
Un énorme trou est apparu dans le toit, ce qui est très pratique pour faire du feu.
May'ké accroche une petite banderole rouge pour que Terels sache qu’il est ici.
Et il prépare du feu.
Mais bon, on va voir ce qu’on va voir.
May’ké n’abandonnera pas un travail inachevé si facilement.
Le barman de l’hôtel n’arrête pas de hurler.
«Allez Keist, tu vas gagner ! Allez !»
En fait, il y a tout le monde qui gueule autour du comptoir, mais c’est le barman qu’on entend le plus.
May’ké aussi, il veut savoir l’issue du bras de fer, alors il écoute attentivement sa grosse voix pendant qu'il bricole.
La Fillette dans le Vent est derrière lui. Elle prend son cou décharné entre ses petits bras et se met à le câliner.
Ses cheveux fouettent le visage de May’ké, déjà recouvert de ses cheveux à lui.
C’est drôle, leurs cheveux ont la même couleur.
- Casse-toi, grogne le Perce-Magie.
- Bonjour, mon petit May’ké ! Je viens juste te dire que tu ne dois toucher ni à Terels, ni au jeune homme qu’il a recueilli.
- C’est qui, ce gamin ?
- Oh, je ne sais pas !
- Menteuse.
- Rendez-vous dans une demi-heure, May’kinou !
- Je t’emmerde.
La petite fille éclate de rire et disparaît avec les autres du bar.
May’ké ne sait même pas qui a gagné le bras de fer.
Il reste seul.
Mais pas pour longtemps, parce que Terels arrive.
Et lui, il n’est pas seul. Il porte quelqu’un sur son épaule.
Un petit rescapé qui a interêt à se tenir à carreaux avec May’ké, parce que celui-ci le hait.
Et ce n’est pas bon d’avoir le Perce-Magie comme ennemi.
Avec l'aide de ses molécules, Terels déposa le jeune homme près du feu et l’enroula dans l’une des couvertures qu’avait préparées le Perce-Magie. Le hall de l'hôtel était gigantesque et il se surprit à avoir le vertige. De plus, certains murs s'étaient effondrés et l'on pouvait sans problème distinguer tous les escaliers qui montaient aux étages supérieurs. Encore plus vertigineux. Comment le Perce-Magie pouvait-il encore emprunter des escaliers dans un état pareil ?
Terels s'assit. Le petit bricoleur, lui, boudait avec ses pièces de l’autre côté du hall. Le magicien se doutait qu’il ne parlerait pas de la soirée. Il pouvait rester muet pendant des semaines, quand il était frustré. Ce soir-là, Terels ne faisait pas confiance au Perce-Magie. S'il baissait sa garde, il allait tuer le jeune Ange, c’était sûr et certain ! Alors il décida qu’il ne dormirait pas. Il posta quelques molécules auprès de son jeune protégé, pour le défendre en cas d’attaque.
Sérieusement, il pense vraiment qu’une dizaine de molécules pourrait arrêter un intrus ?
May’ké est presque vexé.
Mais bon, sa défense est complètement inutile, parce qu’après six secondes et sept millisecondes, Terels s’est déjà endormi.
May’ké, ça le fait bien rire -intérieurement, bien sûr-, parce qu’il s’y attendait. Il sait que Terels ne tient jamais longtemps, le soir. Parmi les Résistanges, il est toujours le premier à s’écrouler de fatigue.
C’est parce qu’il fait beaucoup trop d’efforts, pour son âge.
C’est comme ça, les Anges. Même vieux, ils pensent pouvoir tout faire.
En temps normal, les magiciens regroupent leurs molécules pour dormir, mais comme Terels était résigné à ne pas le faire, elle s’installent un peu où elles peuvent. Sur le sol, sur sa robe, sur son visage, dans ses cheveux.
On dirait qu’il a neigé.
Le hall de l’hôtel serait-il devenu une boule à neige ?
May’ké se lève et va faire sa ronde.
Parce que lui, il ne dort jamais, hé hé hé.
Il touche les murs avec ses longs doigts, il aime sentir le contact du bois. Ces textures rugueuses, il les connaît toutes. Il a passé des années entières à arpenter son quartier juste pour les sentir.
May’ké s’enfonce dans la petite rue de la Violine, toujours en rasant les murs.
Il passe devant cinq allées décorées pour s’engager dans la sixième.
Il enchaîne les escaliers. C’est dur pour ses pauvres jambes, mais il a pas le choix. Il doit monter tout en haut.
Il arrive au septième étage et traverse le couloir.
Ces pièces, il les connaît toutes. C’était l’étage de sa famille.
Son frère avait cette pièce-ci et ses parents celle-ci.
Mais May’ké, il ne s’arrête pas là. Il monte par une petite échelle qui part d’une fenêtre.
Et monte dans le grenier.
Dans le grenier qui était sa maison à lui.
Dans le grenier qui était son refuge.
Mais maintenant, ce n’est plus sa maison -ni son refuge, loin de là !-. C’est son point de rendez-vous.
La Fillette dans le Vent est déjà là.
Et l’Enfant au Bâton d’Encre aussi.
Les deux enfants ont un petit visage angélique. Mais May’ké sait mieux que quiconque que ce ne sont pas des enfants comme les autres. Et il a tellement peur d’eux...
La petite fille n’est qu’une illusion. Seuls le Perce-Magie et l’Enfant au Bâton d’Encre la voient. Elle est toujours secouée par des rafales, alors qu’il n’y a même pas un petit souffle à Domélyl. Sa peau brune contraste admirablement bien avec ses frisettes blondes, ce qui fait presque mal aux yeux. Et elle éprouve un malin plaisir à torturer les gens dans leurs rêves. Elle en a tué plus d’un comme ça. En les rendant fous. C’est vraiment une sale gamine.
Le petit garçon, lui, tout le monde peut le voir, mais il se cache. Sa peau est blanche comme du lait et ses cheveux sont plus sombres que du bois de rose. May’ké manque de mots pour décrire le reste. Muet. Souriant. Mignon. Voilà, ces trois mots-là le qualifient bien. Mais il ne faut pas croire qu’il est adorable, non, non, non, il est bien pire que la Fillette dans le Vent. Sa magie est mille fois plus puissante et mille fois plus meurtrière. Lui aussi, c’est un sale gamin.
Eivind et Naomind.
La Fillette dans le Vent et l’Enfant au Bâton d’Encre.
Ces deux petits ont certainement fait plus de victimes que le Perce-Magie lui-même.
Maintenant qu’ils sont enfin seuls, tous les trois, May’ké a bien l’intention qu’on lui explique.
- Sérieux, c’est quoi votre but, en aidant les Résistanges ? J’ai tenu pendant des mois, j’estime que c’est un exploit, mais je vous assure que je tiendrai pas plus longtemps !
- May’ké, réfléchis, un peu ! Tu penses vraiment qu’on pourrait renverser la Tour à nous trois ? réplique la Fillette dans le Vent en se dandinant joyeusement sur une commode.
- Non, mais je sais très bien que la chute de la Tour n’est pas votre but.
L’Enfant au Bâton d’Encre le regarde dans les yeux. Il accentue son sourire et penche la tête de côté. May’ké a vu juste.
L’enfant fait un petit signe à Eivind -chez ces deux là, le moindre petit mouvement peut signifier une dissertation entière-.
Et la fillette traduit.
- T’as beau les tuer en deux secondes, les Anges ont une magie précieuse. Ils vont nous servir à accomplir d'autres actions bien plus utiles.
Ah, May’ké est rassuré ! Ils ont autre chose derrière la tête... Petits comploteurs...
- Et le gamin que Terels a récupéré, pourquoi je peux pas le descendre ? reprend le Perce-Magie.
- Parce qu’il a un rôle, lui aussi. Un rôle très important, continue Eivind d’une voix mystérieuse qui est vraiment trop exagérée.
- Quel rôle ?
- Tu comprendras, ne t’en fais pas. En attendant, protège-le.
Quoi !? Protéger un Ange !?
Sale gamine. Sale gamin. Y a que des gamins, ici !
Mais bon, May’ké est satisfait.
Ces explications lui suffisent.
Il a enfin une bonne raison d’aider les Résistanges.
Il est facile à contenter, le Perce-Magie -et puis bon, avoir un garçonnet nommé Naomind devant soi, ça convainc assez vite-.
L’Enfant au Bâton d’Encre range ses mains derrière son dos et lui lance un regard tout joyeux. Ses grandes mèches brunes luisent à la lumière de la petite torche murale.
- Le rendez-vous est terminé, lâche finalement Eivind.
May’ké continue sa ronde jusqu’au lever du soleil.
Il descend quelques Anges patrouilleurs et rejoint l'hôtel où Terels et le gamin dorment toujours -de toute façon, il l’aurait senti, s’ils s’étaient réveillés-.
Et il se réinstalle pour bricoler.
Les Résistanges sont loin de se douter qu’un ennemi bien plus dangereux que la Tour se trouve dans le même quartier qu'eux.
Ou plutôt trois ennemis.
Le petit trio d’Arkeide.