61. Les mêmes

Par Gab B

Chapitre 14 : La vallée

 

Les mêmes

 

Mara leva les yeux vers le ciel. Il était toujours bleu. Le même ciel que celui qu’elle avait l’habitude d’observer au-dessus du quartier Volbar depuis son enfance. Pourtant, le soleil devant elle révélait de ses premiers rayons un rivage inconnu, envahi d’herbe à perte de vue, qui dansaient au gré du vent. Des collines verdoyantes surplombaient les deux rives du Fleuve. De grands arbres, plus hauts que Mara n’en avait jamais vu, poussaient à leurs sommets. Ils ne lui rappelaient aucune espèce familière.

Où étaient-ils arrivés ?

Autour d’elle, ses compagnons, les yeux écarquillés et la bouche ouverte, ne remarquèrent pas quand la barque s’arrêta lourdement, bloquée entre deux gros rochers. Les deux frères Kegal n’avaient presque pas fermé l’œil de la nuit, préférant attendre impatiemment à la proue du navire le moment où enfin ils quitteraient la forêt. À présent, Mevanor se tenait debout, immobile et contemplatif, visiblement ému. Bann, à côté de lui, fronçait les sourcils et lançait des regards furtifs en direction des arbres pétrifiés, comme s’il craignait de voir quelque chose en sortir. Aucun ne semblait prêt à faire un pas hors du bateau.

Puisqu’ils n’allaient pas rester ici indéfiniment, Mara se leva, enjamba habilement les caisses de matériel, contourna ses compagnons de voyage et sauta en dehors de l’embarcation. Elle se réceptionna sur la rive le plus gracieusement qu’elle le put, malgré sa tenue encombrante. Le sol ne s’effondra pas sous ses pieds, qui se risquèrent donc à marcher en direction de la colline. Plus elle s’éloignait de l’eau, et plus elle sentait son cœur battre fort dans sa poitrine. La nature nouvelle qui l’entourait l’effrayait. Pourtant, rien de ce qui l’entourait n’était effrayant : des fleurs, des insectes, des arbres. Des éléments qu’elle avait l’habitude de voir, et néanmoins différents. Comme une copie de son monde à travers un miroir déformant. Les fleurs étaient plus colorées, les reflets des pétales plus brillants. Par terre, des insectes semblables à de grosses fourmis rondes, dotées de mâchoires disproportionnées, s’enfuyaient frénétiquement à son approche.

Mara releva la tête pour se concentrer sur son objectif principal. Elle atteignit le sommet de la colline et se trouva face à une étendue d’arbres immenses, dépourvus de feuilles, mais couverts de piques, comme des poils épais qui parsemaient le long des branches. Leur écorce ressemblait à la peau d’un serpent, bien différente de celle des bouleaux et des chênes qui poussaient dans la vallée, en si petite quantité que le Haut Conseil devait rationner le bois pour les constructions et le chauffage. Ici, il y en avait en abondance, ainsi que de la place pour en planter encore plus.

L’administratrice Volbar tourna les talons pour appeler ses compagnons et écarquilla les yeux devant l’immensité de la vue. De là où elle se trouvait, elle pouvait observer le Fleuve qui quittait la forêt pétrifiée pour s’écouler dans une vallée à la végétation luxuriante. La lisière de la forêt s’éloignait ensuite vers l’ouest, si loin qu’elle ne pouvait plus la distinguer. De l’autre côté, elle apercevait une paroi rocheuse similaire à celle du canyon. Cette nouvelle vallée semblait bien plus grande que la leur. Perdue dans sa contemplation, elle sursauta quand elle sentit une présence auprès d’elle. Ses compagnons l’avaient tous rejointe et paraissaient aussi ébahis et émerveillés qu’elle.

— Mais où sommes-nous ? demanda finalement Rohal après un long moment de silence.

Un sourire comme Mara ne lui avait jamais vu sur le visage, Bann se tourna vers son ami.

— Hors de la vallée, Rohal. C’est évident !

La réponse du jeune homme sembla agacer son interlocuteur par sa stupidité. Mevanor renchérit alors, sûrement pour éviter une querelle entre son frère et Rohal.

— Nous sommes effectivement sortis du périmètre de la vallée. Qui aurait pu imaginer qu’on puisse en trouver une autre ? Et regardez là-bas, nous avons détourné le Fleuve en construisant le barrage, mais il a naturellement retrouvé son chemin !

Tous suivirent des yeux le doigt de Mevanor, pointé vers le nord-est. De la falaise que Mara avait remarquée plus tôt remontait une sorte de piste creusée, entourée de gros blocs de pierre. Probablement le lit asséché du Fleuve, qui empruntait désormais une route à travers la forêt pétrifiée.

— Ce n’est qu’une supposition, lança Mara, mais j’ai l’impression que notre Fleuve, qui plonge dans le gouffre au fond du canyon, ressort de la roche par l’endroit que tu indiques, Mevanor, pour abreuver cette deuxième vallée.

— Ne s’arrête-t-il donc jamais ? murmura Demka.

Sa question, et le vertige d’interrogations qu’elle suscitait, firent frissonner Mara. Si le Fleuve ne terminait pas son cours dans les entrailles de la Terre, jusqu’où avançait-il ? Le monde était-il composé d’une infinité de vallées qui se succédaient ainsi, les unes après les autres ? Visiblement, la remarque de la jeune femme faisait également mouche dans les esprits de ses compagnons, qui semblèrent soudain mal à l’aise.

En silence, ils redescendirent de la colline pour marcher un peu dans les hautes herbes le long de la rive. Près de l’eau, ils trouvèrent un rocher plat suffisamment grand pour s’asseoir tous les huit, à même le sol, en dépit des convenances.

— Il faut avant tout penser à un abri pour la nuit, lança Bann. Nous n’allons pas une fois de plus dormir dans cette coquille de noix.

À l’idée de voir à nouveau des bêtes inconnues les attaquer dans leur sommeil, Mara fut glacée d’effroi. Sur le visage de ses compagnons, elle pouvait lire la même angoisse. Seule Glaë semblait parvenir à garder son calme. Même si la garde rousse se montrait ouvertement hostile à son égard, Mara respectait son pragmatisme et son expérience. Et puis, la brune avait bien compris que le comportement de Glaë ne relevait que d’une jalousie ridicule. Combien de gens devrait-elle encore convaincre que Bann Kegal ne deviendrait jamais un objet de romance pour elle ?

Ses réflexions la menèrent vers des pensées qu’elle ne voulait pas ruminer. Vers une personne qu’elle avait réussi à ensevelir tout au fond de son crâne depuis plusieurs jours. Vers des propos qu’elle avait tenus et qu’elle regretterait si elle s’en laissait l’occasion. Elle se concentra sur les cicatrices du visage de Glaë pour oublier celles qui déchiraient sa poitrine.

— Les arbres qui se trouvent derrière nous sont plus hauts, plus denses et possèdent des branches plus larges que ceux que nous avons dans la vallée. Nous pourrions les utiliser pour construire une espèce de cabane en hauteur. Ainsi, nous devrions nous tenir à l’abri de la plupart des dangers.

L’idée de la rousse sembla convenir à tous ; c’était également la seule qu’ils avaient. Malgré l’impatience qu’ils ressentaient tous d’explorer plus loin la nouvelle vallée, ils décidèrent de consacrer la journée à l’édification de l’abri. Les deux miliciens du quartier Volbar furent chargés de remonter de la barque l’ensemble du matériel et des caisses qu’ils avaient emportés. Demka s’occupa de l’inventaire des vivres et de l’outillage ; Mevanor et Mara ébauchèrent des plans. Bann trouva l’emplacement idéal, entre trois arbres gigantesques dont les troncs se touchaient presque. Avec l’aide de Rohal et Glaë, ils tendirent des cordes qu’ils fixèrent solidement aux branches, puis se mirent à la découpe du bois. Le reste de la journée consista à abattre et fendre des arbres pour construire un semblant de plancher. Une corde qui pendait au sol servirait pour se hisser jusque dans l’abri.

Quand le soir tomba, tous étaient exténués. Perchés au milieu des troncs, sur des planches pleines d’échardes et collantes de sève, ils mangèrent en silence, le nez plongé dans leurs morceaux de pain dur. Avant de s’endormir dans sa couverture, dont l’épaisseur ne compensait pas l’inconfort de la surface de bois, Mara regarda les étoiles qui pointaient à travers les branches au-dessus de sa tête.

Les habitants de la Cité étaient-ils en train d’observer les mêmes astres qu’elle ?

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