62. Gouverneur (II)

Par Gab B

Chapitre 14 : La vallée

 

Gouverneur (II)

 

Le regard grave, le menton droit, Tanaris observait sa femme monter une à une les marches qui conduisaient sur l’estrade de la salle du Haut Conseil. Elle portait une tunique marron, brodée simplement de quelques fils argentés, et sa coiffure se voulait austère. Cheveux tirés en arrière, quelques rides sur le front, Vélina s’assit sur le siège qui trônait sur la plateforme et baissa les yeux vers les visages respectueux de l’assemblée. Les gardes frappèrent le sol trois fois de leur lance. Les coups retentirent dans toute la salle puis les administrateurs se levèrent et applaudirent avec ferveur leur nouveau Gouverneur.

Même si ses prunelles demeuraient froides comme la pierre et semblaient plus déterminées que jamais, Taranis connaissait suffisamment sa femme pour imaginer l’émotion qui devait l’habiter en cet instant historique. Après le chaos qu’avaient engendré la veille les Kegal et Lajos Volbar, personne n’avait eu le courage de revendiquer la succession de Nedim et l’administratrice Letra avait été élue à l’unanimité. Son incontestable légitimité l’aiderait sans aucun doute à diriger la ville d’une main plus ferme que son prédécesseur et lui redonner l’éclat qu’elle avait autrefois, du temps d’Etho. Il fallait aussi rassurer les habitants qui s’inquiétaient des conséquences de la désastreuse construction du barrage. Un travail considérable s’annonçait pour Vélina.

Un à un, les administrateurs rendirent hommage au nouveau Gouverneur dans des discours élogieux et pleins d’espoirs. Certains hypocrites, d’autres sincères. La plupart attendaient sûrement de voir si Vélina tiendrait ses promesses. Taranis soupira. Il trouvait ces simagrées ridicules, mais le protocole l’exigeait.

Quand la jeune héritière de quartier Kegal, qui représentait son quartier en l’absence de ses parents, s’avança à son tour accompagnée d’un conseiller quelconque, le silence se fit plus attentif. La demoiselle s’inclina gravement.

— Le quartier Kegal se joint à moi pour souhaiter à Vélina toute la force et le courage nécessaires pour assumer sa fonction de Gouverneur, déclara-t-elle d’une voix claire. Nous mettrons tout en œuvre pour participer au développement d’une Cité plus sûre, plus juste et plus équitable. Aussi, nous sommes convaincus que le Gouverneur exercera son pouvoir avec magnanimité et dans le respect des traditions de chacun des quartiers.

Taranis toussota pour masquer un ricanement. Dans la salle, plusieurs personnes échangèrent des regards gênés. Le non-dit du discours de la petite Ada était clair pour tout le monde. Il fallait lui reconnaître un certain culot pour réclamer ainsi la clémence envers ses parents après leurs actions de la veille. Cela ne parut pas étonner Vélina qui remercia la jeune fille en la fixant d’un air amusé.

Une fois que chacun des administrateurs se fut incliné devant elle, Vélina se leva pour parler à son tour. Elle posa brièvement les yeux vers son mari, assis parmi la foule entre les représentants des quartiers Tosnir et Hocas.

— Je suis honorée de la confiance que me porte le Haut Conseil en me nommant à la tête de la Cité. Je voudrais saluer en premier lieu Nedim, qui a occupé cette fonction pendant plus de quinze années et qui a tenu bon malgré les moments difficiles que nous avons vécu depuis plus d’un an.

Elle s’accorda une pause pour reprendre son souffle après avoir légèrement incliné le front vers l’ancien Gouverneur qui se tenait près d’elle sur l’estrade. La partie du discours qui devait suivre avait été longuement préparée plus tôt dans la matinée par les époux Letra et leur principal conseiller, Senios.

— Comme vous le savez tous, la Cité est aujourd’hui en proie à diverses menaces. Depuis des décennies, le pouvoir de ses institutions n’a cessé de décroître et l’organisation mise en place par Etho n’est plus que l’ombre d’elle-même. Je promets de m’efforcer à faire revivre son esprit au travers de mes décisions, jusqu’à ce que les ennemis de la Cité abandonnent ou soient détruits. Des quartiers devenus trop puissants interfèrent avec la politique de la ville, appliquent leurs propres lois et traitent sans scrupule avec des criminels. Les contrebandiers et les braconniers s’enrichissent sur le dos des autres et terrorisent la population. Ces gens-là se moquent des règles et ne craignent aucunes représailles, car ils se croient intouchables. Leur règne, bientôt, se terminera. Mais ils ne sont pas les seuls à menacer la paix instaurée si durement il y a quatre cents ans. Des organisations secrètes ont refait surface, après plusieurs siècles de disparition. Les cabales et autres groupes de pensées subversifs pullulent dans nos institutions et cherchent à semer le chaos et l’anarchie. Ceux qui se font appeler le Premier Cercle, ainsi que ceux des sociétés occultes similaires, seront pourchassés et contraints d’abandonner leurs activités illégales. Je promets aussi de replacer sur un pied d’égalité l’ensemble des quartiers afin qu’aucun ne s’octroie plus le droit de s’occuper des affaires de ses voisins. Je remettrai au travail les criminels, les perturbateurs et les paresseux, pour que la gloire d’antan qui brillait dans la Cité nous éclaire à nouveau. Enfin, je promets de rendre hommage aux Dieux qui nous protègent et que nous négligeons depuis trop longtemps. Gloire à la Cité.

Les mots durs du Gouverneur jetèrent un froid dans l’assemblée, plus habituée aux déclarations vagues et consensuelles de Nedim qu’à cet étalage provocateur et accusateur. Tous les visages souriaient ; la plupart sincèrement, les autres uniquement par politesse. Après un instant de flottement, Vélina fit un signe de tête en direction de son mari, qui se leva de son siège au milieu des administrateurs et se dirigea d’un pas solennel vers les places réservées aux conseillers du Gouverneur. Les fauteuils du quartier Letra resteraient vides jusqu’à l’organisation d’un vote populaire et l’élection d’un nouveau couple.

En s’asseyant à côté d’Oblin, Taranis ne put retenir un soupir. À présent qu’il ne portait plus le nom de Letra, où était sa place ? Depuis des années, sa femme et lui se toléraient pour le bien du quartier. Vélina en voulait à son mari de ne pas pouvoir diriger seule ; Taranis en voulait à sa femme de l’emprisonner dans ce quartier maudit qu’il détestait. Aujourd’hui, dépouillé de son nom, il se voyait libre de faire ses propres choix. Libre de quitter sa vie, son quartier, sa femme. Sa présence auprès d’elle ne constituait plus une nécessité politique à laquelle ils devaient se soumettre. Et pourtant, peut-être justement parce que la question de l’avenir du quartier ne se posait plus, ils avaient enfin trouvé un terrain d’entente. Maintenant qu’elle était Gouverneur, qu’importait la descendance qu’ils n’avaient pas eue ? Ils détenaient le pouvoir de rebâtir la Cité.

Pour clore la cérémonie d’investiture, un banquet avait été préparé dans le grand hall de la tour Etho et tous les notables de la ville conviés. Un ballet de domestiques apportait les plats, la vaisselle et les boissons, dans une chorégraphie précisément orchestrée ; la même qui se déroulait à chaque arrivée d’un nouveau Gouverneur. Les convives parlaient fort, mangeaient beaucoup, buvaient plus encore. Près de lui, Taranis voyait Vélina serrer les dents et se forcer à sourire devant ce spectacle opulent, vestige d’une époque où les écailles étaient dépensées sans compter pour impressionner le gratin. Pendant ce temps, des ouvriers se tuaient au travail et des mendiants mouraient de faim.

Taranis parcourut la salle du regard. Des administrateurs, des prêtresses, des chefs de corporation, des membres de l’Observatoire. Tous ces gens avaient-ils conscience qu’ils devaient profiter de leur repas ? Ceux qui traitaient avec les criminels et les voleurs, ceux qui s’enrichissaient et exerçaient leur influence, ceux qui trahissaient la sécurité de la Cité ; ceux-là ne goûteraient plus jamais à un tel banquet.

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