Chapitre 14 : La vallée
Pirogue
Ce matin encore, Demka se réveilla avec la sensation étrange de ne pas avoir vraiment émergé du sommeil. Elle ne reconnaissait pas le plafond familier de sa chambre, l’odeur rassurante de la maison de ses parents, le bruit de la ville qui s’agitait habituellement derrière ses fenêtres. À la place l’entouraient le silence de la Nouvelle Vallée, le parfum amer de la résine des arbres, le toit de branches et d’épines au-dessus de sa tête. Elle se remémorait comme un songe les événements qui l’avaient conduite jusqu’ici ; Bann, Mevanor, le gouffre, le barrage, le Fleuve, la forêt. La Vallée.
Ce matin encore, Demka se leva et se rappela que ce n’était pas un rêve. Elle sentait le plancher de bois rugueux et dur sous ses pieds, la chaleur bien réelle qui émanait de ses compagnons endormis. Elle pouvait se pincer les bras à s’en faire mal, elle pouvait se mordre les lèvres jusqu’au sang, elle pouvait se frotter les paupières si fort qu’elle en voyait trouble, rien n’interrompait l’aventure incroyable dans laquelle elle était plongée.
La jeune femme s’assit sur le bord de la plateforme, les jambes dans le vide, pour observer le paysage qui s’étalait sous ses yeux. Elle ne s’en lassait pas. Les arbres imposants abritaient des rongeurs et des oiseaux ; les hautes herbes des insectes et des fleurs. Ce qui l’impressionnait le plus dans cette Nouvelle Vallée, c’étaient les sentiments de vie et de liberté qui se dégageaient, là où l’extérieur de leur Cité ne représentait que le danger et la désolation.
Quand le soleil eut réveillé ses compagnons, Demka descendit avec eux jusqu’au Fleuve. Ils n’avaient passé que deux nuits dans leur cabane, mais avaient déjà défini une routine pour rythmer leurs journées. Celles-ci commençaient et se terminaient par un débarbouillage dans l’eau fraîche en bas de la colline. Se baigner ainsi devant des hommes, dont des fils d’administrateurs, n’aurait pas été convenable en ville ; ici les règles de bienséance se révélaient superflues. Au début, gênés, ils procédaient à leurs ablutions en silence, les yeux rivés sur le sol à travers l’eau transparente. Rapidement, la promiscuité avait chassé la timidité, et Demka n’avait désormais plus aucune réticence à se déshabiller en leur compagnie.
Seule Mara ne se lavait pas avec eux, préférant un coin à l’écart duquel personne ne pouvait la voir. Avait-elle conscience que leurs compagnons masculins n’auraient pas porté le même regard sur ses courbes que sur les corps carrés et musculeux de Glaë et Demka ? Devant les regards jaloux et passionnés que lui lançaient déjà respectivement la garde rousse et l’aîné des Kegal quand l’administratrice portait des vêtements, c’était sans doute mieux ainsi.
Les huit aventuriers retournèrent ensuite sur leur abri pour le repas du matin. La première plateforme qu’ils avaient édifiée, triangulaire, s’était rapidement transformée en cuisine. Dans le foyer de pierre et de terre, Rohal fit cuire les poissons que Mevanor avait pêchés la veille et qu’ils mangèrent accompagnés d’étranges fruits juteux et acides qui poussaient dans certains arbres. Alors qu’ils avaient presque tous terminé, Bann se leva en se raclant la gorge. Il s’était lui-même octroyé la mission de répartir les tâches entre chacun et jusqu’à présent personne ne l’avait contredit.
— Aujourd’hui, je pars avec Mevanor explorer le lit du Fleuve en amont. Nous devons comprendre comment il sortait du canyon avant la construction du barrage. Glaë, Rohal, vous continuez à pied l’exploration vers l’aval, mais sur la rive gauche. Demka, tu cherches de quoi manger. Les autres…
Mara émit un léger claquement de langue, comme chaque fois qu’elle souhaitait s’opposer à une décision de Bann.
— Une suggestion, Mara ? répondit ce dernier d’un ton qui se voulait calme, mais qui trahissait son agacement.
L’aîné des Kegal avait bien fait comprendre à tous ses compagnons dès le premier jour qu’il était l’instigateur de l’aventure qu’ils menaient, que tous pouvaient se montrer reconnaissants, et que c’était lui qui donnait les ordres. La plupart du temps, il détestait être contredit ; néanmoins, il faisait souvent exception pour Mara. Si Demka s’en amusait, Rohal et Glaë n’avaient pas l’air enchantés de la différence de traitement entre les membres de leur groupe.
— Hier, nous avons trouvé un gros tronc sec et creux. Je pense que nous pouvons l’utiliser comme pirogue pour explorer l’aval du Fleuve. Nous irons trois fois plus vite qu’à pied et donc trois fois plus loin.
Bann ouvrit la bouche pour rétorquer, mais la referma aussitôt devant le sourire en coin de son interlocutrice. Il devait savoir qu’un accès de colère ne ferait que desservir son autorité et ne désirait sûrement pas donner l’occasion à ses compagnons de devoir choisir un camp. Finalement, il bondit sur ses jambes et attrapa son frère par le bras.
— Faites comme vous voulez. Mev, on y va.
Celui-ci le suivit par l’échelle de corde après avoir ostensiblement levé les yeux au ciel. Sur la plateforme, Glaë fixait Mara d’un air de dégoût à peine masqué. Le silence régna quelques instants puis l’administratrice reprit la parole.
— Je sais que vous prêtez à ma famille et mon quartier les pires intentions. Mais nous avons embarqués ensemble dans cette histoire et sommes forcés de cohabiter. Nous voulons la même chose que vous : explorer la Nouvelle Vallée, dévoiler ses secrets et ramener en ville des preuves de notre succès.
Comme personne ne lui répondait, elle continua après une courte pause.
— Glaë, Rohal, vous ne trouverez rien de plus intéressant sur la rive gauche qu’hier sur la rive droite. Demka, je crois que nous pouvons tous chercher un peu de nourriture pendant notre trajet. Venez avec nous, il y a assez de place pour six dans la pirogue. Avec plus de bras pour ramer, ce sera plus facile.
Demka s’efforça de contenir l’excitation qui montait en elle à la perspective d’explorer plus en aval la Nouvelle Vallée. Mara leur offrait l’occasion d’aller plus loin qu’ils n’avaient jamais été. Pour l’instant, ils n’avaient suivi le Fleuve qu’à pied, car la barque de fer dans laquelle ils étaient arrivés se manœuvrait difficilement à contre-courant et nécessitait au moins quatre paires de bras. Elle lança un regard en direction de Rohal. Son ami répondit par un mouvement d’épaules faussement indécis.
— Je viens, se risqua la jeune femme.
— Moi aussi, ajouta Rohal immédiatement après.
Furieuse, Glaë se leva et descendit l’échelle de corde pour rejoindre les frères Kegal au pas de course.
Quelques instants plus tard, Demka se tenait à côté de Rohal à l’avant de la pirogue et pagayait au rythme soutenu des deux hommes derrière eux. L’embarcation avançait à vive allure, si bien qu’il était difficile de se concentrer sur le paysage ; néanmoins, Demka avait déjà parcouru ces berges désormais familières.
Assise à l’arrière, les yeux perdus dans l’horizon, Mara entretenait une discussion polie avec ses compagnons, mais ne ramait pas. Régulièrement, elle lançait des regards inquiets par-dessus son épaule, comme par crainte d’être suivie ou pour surveiller des mouvements de bêtes. Son manège paraissait étrange, car depuis qu’ils étaient entrés dans la Nouvelle Vallée, aucun animal plus volumineux qu’un avant-bras n’avait pointé le bout de son nez ; mais mieux valait sans doute se montrer prudent.
Le bateau dépassa un à un les derniers repères visuels que Demka connaissait déjà : la grosse pierre blanche et ronde, l’arbuste de fleurs rouges, l’arbre au fond d’un trou. À nouveau, la jeune femme sentit monter en elle une puissante sensation de saut vers l’inconnu, comme elle l’avait ressentie à leur arrivée deux jours plus tôt. Ce sentiment s’évanouit néanmoins rapidement ; le paysage qui défilait devant eux ressemblait à celui de la Nouvelle Vallée. Bercée par la cadence imposée par les trois hommes autour d’elle, Demka concentra son regard sur ses mains qui agrippaient le bois dur des rames et commençaient à la faire souffrir. Tête baissée, douleur tiraillant les muscles de ses bras, elle essayait de cacher sa déception et de ne pas penser au trajet du retour, qui se révélerait encore plus pénible puisqu’ils navigueraient à l’inverse du courant. Quand, au bout d’un long moment, elle releva enfin les yeux, les arbres épineux et les herbes hautes avaient laissé place à une forêt dense sur chaque rive. La jeune femme sursauta. Étaient-ils de nouveau encerclés par des arbres pétrifiés ? Elle se tourna vers Rohal qui observait lui aussi la végétation avec inquiétude.
— Arrêtez la pirogue ! s’exclama soudain Mara.
Les quatre rameurs obéirent sans discuter puis l’administratrice leur demanda de se rapprocher de la rive. Elle s’extirpa ensuite de l’embarcation et s’avança vers la forêt jusqu’à toucher un tronc, dont la teinte brune tirait vers le rouge. Sous les prunelles étonnées de ses compagnons, elle se pencha pour se saisir de l’un des fruits de l’arbre, une espèce de graine grosse comme un pouce.
— Regardez, ces arbres ne sont pas pétrifiés, déclara Mara avec un sourire aux lèvres. Leur couleur est magnifique. Je me demande s’ils pousseraient dans notre vallée. Ils feraient des charpentes superbes.
Demka approuva d’un hochement de tête. Savoir ces arbres différents de ceux de la forêt maudite ne la rassurait pas complètement ; même s’ils se trouvaient sûrement à l’abri des émanations toxiques, rien n’indiquait qu’ils ne pouvaient croiser ni ours ni mastodonte.
— Il n’y a pas de place pour faire pousser des arbres dans notre vallée, rétorqua l’un des miliciens. Tout ce qui n’est pas envahi par la forêt pétrifiée est occupé par les champs et les vergers. Et ces fruits n’ont pas l’air très comestibles.
— Poursuivons la navigation, proposa Rohal tandis que Mara continuait à ramasser des branches et des feuilles sans tenir compte de la remarque précédente. Nous aurons tout le temps de revenir étudier ces arbres et j’aimerais aller le plus loin possible. Où le Fleuve va-t-il encore nous mener ?
La question résonna dans l’esprit de Demka, provoquant en elle une sorte de vertige. La Nouvelle Vallée ne semblait pas si différente de la leur ; la végétation l’était, les animaux aussi, mais selon toute vraisemblance le Fleuve la traversait également d’un bout à l’autre. Sans doute se jetait-il à nouveau dans un gouffre, ou un tunnel, ou une délimitation quelconque. Y avait-il une troisième vallée à la suite ? Et une autre encore après ?
Le Fleuve finissait-il quelque part ?
Depuis des lunes, Bann s’acharnait à trouver des réponses à ses interrogations, à découvrir jusqu’où l’eau s’écoulait. À cet instant, Demka comprit qu’ils ne faisaient qu’accumuler plus de questions alors qu’ils essayaient de résoudre les premières.
Qu’étaient-ils donc venus chercher, si loin de chez eux, dans cette pirogue ?