Chapitre 14 : La vallée
Mur
Mevanor se tenait debout, le regard tourné vers l’ouest où les silhouettes de son frère et de Glaë disparaissaient au loin. Dans un soupir, il haussa les épaules comme pour se convaincre qu’il préférait être seul.
Pour la cinquième fois en cinq jours, il entreprit de remonter l’ancien lit du Fleuve, celui même qui s’était asséché à la fermeture du barrage. Il marcha toute la matinée en suivant les courbes qui avaient été dessinées par le courant, jusqu’à arriver face à un immense mur de roche. Le trajet qu’il connaissait désormais par cœur lui semblait chaque fois plus long. Plus vain. Devant lui, l’autre côté de la falaise que son frère et lui avaient cherché à franchir pendant des lunes paraissait le narguer. L’histoire se répétait : aujourd’hui, c’était un chemin dans l’autre sens, vers la Cité, qu’il tentait désespérément de découvrir. Sans succès. Jusqu’ici, il n’avait rien repéré à part des crevasses étroites, trop petites pour laisser passer un homme, qui devaient encore peu de temps auparavant déverser des torrents d’eau dans un fracas assourdissant. Un mur impénétrable, infranchissable, se dressait devant lui, aussi décevant que le gouffre l’avait été.
Le Fleuve les avait conduits ici presque une sizaine plus tôt ; depuis tout ce temps, une question le hantait et l’empêchait chaque soir de trouver le sommeil.
Comment rentreraient-ils en ville si le barrage cédait ?
Isolés dans la Nouvelle Vallée, le Fleuve qui traversait la forêt pétrifiée constituait leur seul lien avec la Cité. Tant qu’il s’écoulait, ils pouvaient toujours rentrer. Tant qu’il s’écoulait, d’autres pouvaient toujours les rejoindre.
Mais personne jusque là, n’avait eu le courage de descendre à leur suite. N’avaient-ils pas remarqué le ruban scintillant qui serpentait dans la vallée ? Avaient-ils l’intention de rouvrir le barrage, ou craignaient-ils sa rupture ? S’était-il passé autre chose en ville, de plus grave encore comme une nouvelle attaque de rapace ?
Peut-être les dirigeants de la Cité étaient-ils simplement incapables de prendre une décision. Mevanor n’avait aucun mal à imaginer ses parents mortifiés par la fuite de leurs fils, le Général Ekvar furieux, un Lajos Volbar vindicatif et le Gouverneur, au milieu du conflit, à fermer les yeux comme s’il pouvait se faire oublier.
Il secoua la tête. Inutile de se torturer les méninges. Ils étaient partis dans la précipitation, l’euphorie et la peur ; maintenant, tous ces sentiments avaient passé. Personne ne les suivrait. Il était temps d’affronter la réalité et de rentrer, même si pour cela il fallait emprunter le chemin le plus risqué, celui qu’ils avaient pris à l’aller. Au milieu de la forêt. Remonter le courant pendant plusieurs jours, à la force des bras. Ne pas penser que les écluses du barrage pouvaient céder à tout moment, sous la pression de l’eau ou du Général, les laissant seuls, au sec, à la merci des bêtes de l’ombre.
Ne pas penser que plus le temps passait sans nouvelles de la Cité, plus le risque de voir cette éventualité se produire grandissait.
La chaleur écrasante du soleil à son zénith se réverbérait sur la pierre sombre. Mevanor s’assit à l’ombre d’un rocher et sortit de son sac une gourde et son matériel de dessin. Il avait chaud ; il avait soif ; il avait faim. Il but goulûment l’eau tiède qu’il avait puisée dans le Fleuve au début de la matinée, aussi bien pour dessécher sa gorge que pour remplir son ventre. Le petit groupe d’explorateurs avait quasiment épuisé les vivres qu’ils avaient emportés avec eux. Désormais, ils se contentaient d’un repas à l’aube et de quelques morceaux à grignoter le soir.
Après avoir étalé sur le sol la carte qu’il avait commencé à dessiner, Mevanor s’agenouilla, fusain à la main, pour la contempler. Environ quinze mille pas entre la falaise et le campement. Au moins vingt-quatre milliers entre le campement et le début de la forêt de bois précieux, d’après Demka. Ensuite, encore plus de vingt milliers. Peut-être même davantage, car il leur avait été impossible d’explorer plus loin en aval en l’espace d’une journée. Cette Nouvelle Vallée se révélait beaucoup plus grande que la leur, qui ne mesurait au total qu’une quarantaine de milliers de pas d’ouest en est et bien moins du nord au sud. Les zones grisées de sa carte représentaient celles qu’ils avaient parcourues ; une infime partie du vaste territoire qui s’étendait sous ses yeux.
Vers le milieu de l’après-midi, Mevanor renonça. Il devait se rendre à l’évidence : aucun être vivant plus large qu’un rongeur ne pouvait espérer pénétrer dans la falaise. L’escalader n’était pas non plus envisageable. Ils ne pourraient pas passer par là pour rentrer.
Découragé, il se mit en route pour retourner à leur abri, anticipant déjà les reproches que Bann ne manquerait pas de lui adresser pour avoir gâché une journée d’exploration. Depuis la veille, son frère aîné était de plus en plus tendu et passait ses nerfs sur quiconque osait le contredire. Même Mara en faisait les frais, alors qu’elle avait été jusque-là plutôt épargnée par les remontrances de Bann. Au contraire de celui-ci, la brune semblait chaque jour perdre en combativité. Elle paraissait anxieuse et jetait des regards nerveux à l’endroit où le Fleuve sortait de la forêt pétrifiée, comme si elle s’attendait à le voir subitement disparaître.
Quand Mevanor arriva au niveau du campement, le soleil se situait bas à l’horizon. Les seuls à ne pas être encore rentrés étaient Bann et Glaë. Alors qu’au début Bann passait ses journées avec son frère à étudier la falaise, il avait décidé d’arrêter depuis deux jours, préférant partir à pied à travers les hautes herbes avec Glaë. Mevanor suivait l’ancien lit du Fleuve vers le nord ; Mara descendait le courant vers l’est ; Bann avait décrété qu’ils seraient plus efficaces en couvrant chacun un territoire différent et avait choisi le sud.
Après leur bain du soir, en regardant ses compagnons ranger leurs affaires dans l’abri, le jeune homme fut frappé par l’absurdité de leur situation. À quoi jouaient-ils avec leur équipement de fortune ? Huit idiots qui construisaient une cabane et se prenaient pour des aventuriers. Ce n’était pas à eux de faire ça ! Ils devaient laisser leur place à des éclaireurs, à des chercheurs de l’Observatoire, à des gens qualifiés avec des moyens et du matériel. Ils ne pouvaient pas rester là. Mevanor le savait, Mara le savait certainement. Et Bann aussi, même s’il nageait en plein déni. Le cadet connaissait suffisamment son frère pour comprendre que son comportement ces derniers temps reflétait sa peur de devoir retourner en ville. Ici, il pouvait donner des ordres, se prendre pour un explorateur, agir comme si la situation restait sous contrôle. Comme si c’était grâce à lui seul qu’ils avaient trouvé la Nouvelle Vallée. Comme si la construction du barrage n’avait jamais poursuivi d’autre but que de détourner le Fleuve et les conduire là. Mais Mevanor et lui savaient pertinemment que si leur première excursion au gouffre avait eu pour but de faire des découvertes et rentrer en héros, cette fois ils étaient partis pour fuir les conséquences de leurs actes qu’ils ne voulaient pas assumer.
Contrairement à la première fois, Bann était conscient que même si leur expédition révolutionnait toutes leurs croyances sur le monde, ses agissements ne pourraient pas rester impunis. Ils avaient par trop de fois ignoré les lois de la Cité. Pour la bonne cause, certes. Sans penser à mal. Mais cette fois les administrateurs ne se laisseraient plus convaincre par les belles histoires de Bann, quand bien même elles étaient enfin vraies. Alors il paniquait, s’énervait, se renfermait et n’acceptait que la compagnie de Glaë, la seule qui avait encore plus à perdre que lui et qui préférait se cacher dans la Nouvelle Vallée qu’affronter le Général.
Les deux derniers membres de leur groupe les rejoignirent quasiment à la nuit tombée. Ils paraissaient épuisés d’avoir marché toute la journée à travers la végétation et dépités de n’avoir rien croisé d’autre que des arbres à aiguilles et des insectes. Pour sauver les apparences, ils entreprirent néanmoins de raconter leur périple à Rohal et Demka qui les écoutèrent d’un air faussement enjoué.
— Je rentre à la Cité, déclara soudain Mara alors qu’ils étaient tous assis sur la plateforme triangulaire à grignoter leur collation du soir. Demain matin.
Son annonce jeta un froid sur le petit groupe. Mevanor suspendit sa mastication pour lever les yeux vers la brune. Son visage semblait avoir retrouvé l’aplomb qu’elle avait perdu ces derniers jours.
Personne ne s’étonna de sa décision. Personne ne lui demanda pourquoi elle l’avait prise. Au fond, elle était la plus raisonnable d’entre eux.
— On n’a qu’une pirogue assez maniable pour traverser la forêt à contre-courant, fit remarquer Demka au bout d’un moment. Si tu rentres, on est coincés ici.
Mara haussa les épaules d’un air indifférent.
— Alors, venez avec moi.
— Tu ne peux pas prendre toute seule une décision qui nous concerne tous, s’agaça Glaë. Tu veux partir, c’est ton problème.
Rohal se racla la gorge et lança un bref coup d’œil à Demka avant d’intervenir, comme s’ils en avaient déjà discuté entre eux.
— On n’est pas obligés de tous retourner en ville, mais regardons la vérité en face : on n’a plus rien à manger ici. On manque de matériel. On a besoin d’aide. Tout seuls on n’arrivera à rien. Si Mara rentre, elle pourra revenir avec du soutien. Et puis, les habitants de la Cité doivent être tenus au courant de nos découvertes.
Les yeux de Glaë lancèrent des éclairs en direction du jeune homme.
— Qu’est-ce qui nous assure qu’elle ne va pas essayer de nous la mettre à l’envers ? objecta-t-elle. Tu lui prêtes des intentions bien nobles. Elle a parlé de retourner en ville, pas de revenir avec des vivres.
— Si vous ne me faites pas confiance, rentrez avec moi, répéta Mara.
À côté d’elle, les deux miliciens du quartier Volbar émirent un petit ricanement.
— Pas la peine. Prenez la pirogue, la barque en fer nous suffira pour quelques jours si on a besoin d’aller en aval, répliqua Bann pour marquer sa confiance en la jeune femme et clore ainsi le sujet.
— Personne d’autre ne vient avec nous ? insista l’administratrice.
L’hésitation dans les yeux de Rohal et Demka et l’entêtement dans ceux de Bann et Glaë permirent à Mevanor de comprendre qu’il avait en réalité pris sa décision depuis un moment déjà.
— Moi, annonça-t-il finalement.
Le regard déçu que son frère lui lança lui brisa le cœur. Bizarrement, son mutisme s’avérait plus difficile à supporter que les reproches dont il l’avait affublé dernièrement. Et le sourire entendu que lui adressa Mara n’arrangea pas les choses. Il avait soudain l’impression d’avoir changé de camp, d’être passé de l’autre côté d’un mur invisible qui le séparait à présent de Bann et qu’ils avaient construit sans s’en rendre compte, pierre après pierre, depuis plus d’un an. Son frère avait menti à propos de ce qu’ils avaient vu au gouffre. Lui-même ne lui avait toujours pas avoué ce que Mara lui avait appris au sujet des leurs parents. Chacune de leurs décisions les avait éloignés l’un de l’autre, alors qu’ils n’avaient cherché qu’à se protéger mutuellement.
Plus tard, alors qu’il était allongé sur son couchage près de Bann qui lui tournait le dos, il essaya de se convaincre qu’il avait fait le bon choix et qu’il ne le regretterait pas.