Chapitre 15 : La Cité
Coup d'état
Des tentures sombres, censées atténuer les bruits de l’assistance et ajouter un côté solennel au lieu, tapissaient les murs de la salle du Grand Tribunal. Situé dans le quartier Daseg, près de la frontière Kemel, le haut bâtiment en forme de dôme ne servait que rarement, dans le cadre de procès impliquant plusieurs quartiers. La plupart du temps, les crimes et délits étaient gérés directement par les milices ou les administrateurs. Aujourd’hui constituait une exception.
Au centre de la pièce, l’estrade des condamnés aurait été trop petite pour accueillir tous les hommes mis en cause dans l’affaire du jour ; aussi, seuls les protagonistes les plus importants de l’histoire avaient été conviés à l'audience. Lajos Volbar, Ateb Kegal et Subor Kegal se tenaient debout, la tête basse. Tout autour d’eux, des centaines de sièges avaient été placés à la hâte afin de recevoir un public venu nombreux pour connaître l’issue du jugement. Les murmures qui parcouraient la salle penchaient pour la peine de mort.
Posé sur un banc au fond du tribunal, entre une vieille femme recourbée sur elle-même et un homme aux cheveux épais et gras, Souftir tentait d’apercevoir les visages des trois principaux accusés. Qu’avait-il pu se passer dans leurs têtes pour ourdir un tel complot au grand jour ?
Le juge arriva finalement, suivi d’une procession d’une quinzaine au moins de magistrats aux tenues aussi ridicules que prétentieuses, issus d’autant de quartiers différents. Dans un silence où chacun retenait sa respiration, les nouveaux venus s’installèrent sur leurs sièges qui encerclaient l’estrade, puis le juge frappa dans ses mains pour marquer le début de la séance.
— Administrateurs Kegal, administrateur Volbar, vous êtes accusés par la noble assemblée ici présente de crimes qui enfreignent les lois des hommes et des dieux. Nous allons tout d’abord rappeler les faits qui ont mené à ces accusations et qui se sont produits il y a exactement une sizaine.
Sur un signe du juge, la magistrate à sa droite se leva et déroula un parchemin. Elle démarra alors le récit détaillé des événements, long, ampoulé et ennuyeux. Souftir s’en désintéressa rapidement, n’écoutant que par intermittence l’histoire que d’autres membres du Premier Cercle lui avaient déjà racontée.
— Enfin, au matin du troisième jour de la seizième sizaine de l’année quatre cent six, les miliciens des quartiers Kegal, Volbar et vassaux se rassemblèrent pour marcher conjointement en direction de l’est. Cet acte représente une violation manifeste de la constitution Ethonienne, interdisant toute milice d’évoluer armée en dehors de son périmètre d’affectation. En effet, la milice Kegal ayant pénétré dans le quartier Volbar, et la milice Volbar par la suite dans les quartiers Viswen et Cewim, sous la juridiction des Kegal, il s'agit d'une infraction…
Des rappels d’articles de loi qui remontaient à diverses époques ponctuaient le récit, tels d’assommants interludes. Le ton traînant et monocorde de la magistrate était difficilement supportable. Partout où Souftir levait les yeux, il ne voyait que des bâillements, des paupières mi-closes et des soupirs. Il se força à maintenir son attention sur les propos de la femme qui arrivait enfin à la partie intéressante.
— Et c’est alors que les gardes postés au niveau du pont-muraille donnèrent l’alerte, au moment où les soldats des milices Kegal, Volbar et vassaux franchissaient le pont menant au quartier Cewim. Les administrateurs Letra et vassaux, Tosnir et vassal, Visgar et vassal, Daseg et vassal, Gahit, Qiodag et Rafit, informés de la situation, réquisitionnèrent leurs propres milices à la demande du Général Ekvar pour contrer la tentative…
Il fallait donc comprendre que pendant que les accusés traversaient le Fleuve, une armée complète se rassemblait, montait à bord de la flotte entière des bâtisseurs depuis plusieurs quartiers différents, et rejoignait les lieux par bateau. La rapidité de réaction des administrateurs paraissait vraiment suspecte et, bizarrement, la magistrate ne s’étendit pas trop sur ces détails-là. D’autant plus que, à proprement parler, les milices qui avaient arrêté celles des Kegal et des Volbar avaient elles aussi transgressé la loi en se rendant au quartier Cewim.
— Un féroce combat fit rage entre les bandes séditieuses et la valeureuse armée montée pour les intercepter. Les administrateurs des deux camps menèrent leurs troupes au plus près de l’affrontement…
Des morts, il y en avait eu plusieurs dizaines, et de chaque côté. Le total était estimé à près de cent cinquante, pour trois fois plus de blessés. Une véritable boucherie qui avait duré presque toute la matinée, ligne contre ligne, bouclier contre bouclier. Plus aucune lutte de cette ampleur ne s’était déroulée depuis la guerre des Ponts, quatre cent six ans auparavant. L’histoire se souviendrait certainement de celle-ci comme de la bataille du pont-muraille.
— Ainsi se clôt ce tragique épisode, dont le jour anniversaire sera remémoré pour les siècles à venir. Les chefs d’accusation sont donc les suivants : sédition, complot, traîtrise envers le Haut Conseil, traîtrise envers le Gouverneur, traîtrise envers les dieux, tentative d’invasion et refus d’obtempérer.
Dans un souffle, la femme enroula son document et se rassit. S’ensuivit alors l’interrogatoire des accusés. Ils reconnurent avoir effectivement rassemblé leurs milices et traversé la moitié de la ville ; ils pouvaient difficilement le nier. À chacune de leurs réponses, les magistrats griffonnaient sur leurs parchemins.
— Très bien, marmonna le juge après une dizaine de questions. Maintenant que les faits ont bien été établis, nous souhaitons connaître les motivations qui vous ont poussé à fomenter ce coup d’État.
Ateb s'avança vers lui pour prendre la parole. Contrairement à Subor et Lajos qui paraissaient résignés et malgré la fatigue qui se lisait sur son visage, elle semblait encore avoir le courage de se battre.
— Nous n’avons fomenté aucun coup d’État ! se récria-t-elle. Nous voulions nous rendre au gouffre pour rejoindre nos enfants ! Interrogez nos hommes, ou même les gardes qui nous ont interceptés au pont-muraille, tous pourront vous le confirmer.
La salle jusque là attentive se mit à bourdonner. Souftir fronça les sourcils. Après tout, c’était crédible. Si ses propres fils étaient donnés morts à l’autre bout de la vallée, lui aussi aurait peut-être tout tenté pour les retrouver. Il comprenait les motivations des administrateurs ; il comprenait ce qui avait poussé les garçons Kegal à explorer seuls le fond du gouffre. Ce qu’il n’arrivait pas à expliquer, c’étaient les agissements de Mara. Pourquoi était-elle partie avec eux sans prévenir le Premier Cercle de ses intentions ? Elle savait pourtant que l’organisation, dont elle faisait partie des membres les plus influents, avait déjà prévu une expédition indépendante après la fin des tests de mise en eau. Et ce simple mot qu’Ilohaz lui avait fait parvenir, juste avant de se faire capturer, qui annonçait laconiquement que les fils Kegal étaient vivants et qu’il s'en allait à leur recherche… Quelque chose clochait, aussi bien dans la précipitation de Mara et Ilohaz à vouloir partir que dans l’empressement du Général à empêcher quiconque de rejoindre le barrage. Dans sa hâte, le Commandant avait conduit les hommes d’Ekvar tout droit jusqu’au Premier Cercle. Les membres qui n’avaient pas été dénoncés se cachaient ; les autres avaient été enfermés ou exécutés. Tout ce que le Précepteur avait construit pendant de nombreuses années s’était brusquement effondré. Il faudrait faire profil bas, au moins tant que la traque promise par Vélina ne serait pas terminée. Et tout reprendre de zéro.
Le juge, certainement pas pour les mêmes raisons, affichait également une moue dubitative.
— Votre défense me semble très bancale, administratrice Kegal, répondit-il. Si votre objectif était réellement le gouffre, pourquoi avoir rassemblé autant d’hommes alors que deux ou trois miliciens cachés au fond d’une barque auraient eu davantage de chances de réussir ?
Les trois personnes sur l’estrade restèrent silencieuses, comme si l’idée de passer en douce devant les gardes ne leur était même pas venue à l’esprit.
— Soit, reprit le juge, veuillez noter l’absence de réponse de la part des accusés. Nous pouvons donc établir que leur défense ne tient pas debout et qu’ils marchaient bien vers le cœur de la Cité.
— Non ! interrompit Ateb. Nous marchions vers le gouffre, pour retrouver nos fils et l’administratrice Volbar ! Avec un millier d’hommes à nos côtés, nous pensions juste effrayer les gardes pour qu’ils nous laissent passer sans résistance.
Le magistrat grimaça, visiblement embarrassé par la réponse d’Ateb. Il grogna des propos inintelligibles avant de poursuivre.
— Cette assemblée comprend bien le chagrin que vous pouvez ressentir face à la perte de vos fils. Néanmoins, vous affirmez n’avoir eu aucune intention belliqueuse en levant cette armée. Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir coopéré lorsque les gardes vous ont sommé de rebrousser chemin ?
— Nous n’avons pas eu le temps de… bredouilla Ateb.
— Et pourquoi avoir poursuivi le combat pendant toute la matinée ? la coupa la femme qui avait lu le récit des événements un peu plus tôt.
Le visage d’Ateb se décomposa quand elle comprit que les magistrats ne recevraient pas ses arguments. Alors qu’elle ne répondait pas, d’autres questions fusèrent, comme autant de coups de poignard.
— Pourquoi ne pas avoir demandé l’aide du Haut Conseil pour retrouver vos enfants ?
— Savez-vous combien de personnes sont mortes par votre faute ?
Des huées retentirent alors dans la salle et soudain des insultes à l’encontre des administrateurs furent proférées de tous les côtés. Le peuple avait manifestement établi son opinion sur la culpabilité de ceux qui se trouvaient sur l’estrade. Dans la cohue qui s’ensuivit, les magistrats tentèrent encore d’obtenir des explications de la part d’Ateb, mais elle resta muette.
Souftir était partagé. D’un côté, Lajos, Ateb et Subor avaient clairement manqué de discernement et lever une telle armée, même pour une raison valable, n’était pas acceptable. De l’autre côté, le camp d’en face avait réagi trop rapidement et semblait presque avoir provoqué les combats, comme pour tendre un piège aux trois administrateurs. Le forgeron soupira. Qu’importait au fond ce qu’il s’était réellement passé, puisque le vainqueur était celui qui écrivait l’histoire ?
Le juge frappa finalement dans ses mains pour réclamer le silence et autorisa les accusés à prononcer leurs derniers mots avant l’annonce de la sentence. Lajos lui rendit un regard meurtrier, Subor baissa la tête. Lorsqu’Ateb prit la parole, ses prunelles brillaient des larmes qu’elle s’efforçait de contenir.
— J’imagine que la peine de mort sera requise contre nous. Elle ne nous fait pas peur. Un parent qui a perdu ses enfants est déjà parti de ce monde, son âme attirée par l’au-delà.
Ses propos furent recueillis par un silence respectueux. La résignation des trois administrateurs faisait pitié. Le juge échangea un regard avec ses collègues ; il ne fournit même pas l'effort de se retirer ou de suspendre la séance pour réfléchir à la sentence qu’il infligerait aux accusés. Sans doute avait-elle été écrite à l'avance par Vélina. Il se leva lentement de son siège, rajusta ses somptueux vêtements et prononça son verdict.