Chapitre 15 : La Cité
Pirogue (II)
Un cri de bête retentit dans la forêt. Mevanor releva brusquement la tête, perdant le compte de ses coups de rame. La pirogue stoppa sa course un instant.
— Je ne vois rien, ça a l’air bon, lança Mara.
Elle s’était levée pour mieux scruter les arbres qui défilaient sur leur droite. Sur un signe de sa part, Mevanor se concentra à nouveau sur son poste. Il fit craquer sa nuque, rouler ses épaules. Les ampoules de ses mains, atrocement douloureuses, suintaient un peu de pus. Il inspira profondément puis expira comme pour évacuer la souffrance. Malgré la légèreté de l’embarcation, la navigation était pénible, car le courant les entraînait sans cesse en direction de la Nouvelle Vallée ; impossible donc de s’arrêter pour dormir. Même Mara semblait épuisée, alors qu’elle ne participait pas à l’effort collectif.
À sa décharge, elle avait essayé. Le premier jour, elle avait mis sa fierté de côté et ramé comme eux, pendant un long moment. Mais son corps n’était pas aussi robuste que ceux de ses compagnons masculins, ni ses bras aussi forts, ni ses mains aussi calleuses. Au bout d’une demi-journée, ils avaient décidé d’un commun accord que seuls les hommes s’occuperaient de manier les lourdes rames et que Mara resterait à l’avant pour surveiller les alentours. Alors ils se relayaient : deux pagayaient pendant que le troisième se reposait. Deux mille coups de rames à suer, mille à somnoler. Et Mara essayait de les encourager.
Le soleil s’était levé depuis un petit moment ; ils naviguaient à présent depuis trois jours entiers. D’après les calculs de Mara, ils auraient quitté la forêt avant la mi-journée pour être de retour en ville dans l’après-midi. Seule la pensée qu’ils avaient passé leur dernière nuit sur l’eau permettait à Mevanor de tenir.
L’ultime coup de rame sembla encore plus dur que les autres. Arrivé enfin à deux mille, il lâcha les morceaux de bois comme s’ils le brûlaient et s’étira. Tous les muscles de son corps étaient engourdis et douloureux. Il s’accroupit et s’approcha du milicien qui dormait près de lui pour le réveiller. L’homme prit sa place au poste arrière tandis que Mevanor allait s’installer à l’avant à côté de Mara. Elle l’accueillit avec un sourire poli et fatigué.
— Tu crois qu’on nous attend, dans la Cité ? demanda Mevanor à sa voisine.
Mara ouvrit d’abord la bouche puis sembla réfléchir à sa question. Son visage se décomposa lentement et elle tourna la tête pour éviter le regard de son interlocuteur.
— Non, je ne pense pas, souffla-t-elle. À mon avis, tout le monde s’imagine que nous sommes morts.
Sa réponse laissa Mevanor un peu honteux. Ses parents et sa sœur avaient déjà cru les perdre une première fois ; ils devaient être dévastés. Un an plus tôt, ils étaient à peine rentrés qu’on les avait arrachés à leur famille en les jetant en prison. Cette fois, il faudrait repartir immédiatement pour rejoindre Bann avec des provisions et du matériel. Étaient-ils destinés à abandonner les leurs ?
Du coin de l’œil, il observait Mara. Il ne l’avait jamais vue ainsi, si triste et démunie. Depuis leur départ de la Nouvelle Vallée, quelque chose en elle semblait avoir changé. Peut-être était-ce la fatigue, le fait de s’être longtemps éloignée de la politique de la Cité ou la culpabilité de ne pas participer à l’effort des trois hommes ; elle se montrait plus gentille avec lui, presque bienveillante. Ils avaient beaucoup discuté ces derniers temps pour se rendre compte qu’ils n’étaient pas si différents. Elle ne le montrait pas au premier abord, mais l’administratrice vivait elle aussi dans l’ombre de son frère aîné. Elle aussi s’était sentie trahie par l’union de celui-ci avec Clane. Mevanor s’était trouvé un peu idiot en lui confiant le penchant absurde qu’il avait eu pour la jolie meunière, cependant Mara ne s’était pas moquée de lui et s’était contentée d’une remarque banale sur l’amour qui rendait aveugle.
Finalement, ce fut elle qui reprit la parole, quelques instants plus tard.
— Est-ce que tu accepterais de faire mon portrait ? J’ai vu comment tu dessines, c’est très convaincant.
Étonné par sa requête, le jeune homme acquiesça sans même s’en rendre compte. Alors qu’il attrapait le sac dans lequel il avait empaqueté tout son matériel et ses croquis, elle s’adossa au bastingage et prit la pose, le regard perdu au loin sur le Fleuve, pensive.
Mevanor concentra toute son attention sur sa mine de charbon qui parcourait le papier et tentait de reproduire la ligne d’un sourcil, la courbe d’une mâchoire, la texture d’une mèche de cheveux. Plusieurs fois, il effaça, recommença. Les yeux étaient trop rapprochés, ou pas assez ; la bouche trop fine ; le menton trop pointu. Il avait l’habitude de dessiner des paysages, des bâtiments, des fleurs. Jamais de portraits. Et pour une raison qui lui échappait, il voulait que ce premier essai soit réussi. Se montrer à la hauteur des attentes de la brune qui se trouvait en face de lui.
Plongé dans son ouvrage, il avait perdu la notion du temps quand une main se posa sur son épaule. La pause était finie. Avec un soupir résigné, le jeune homme rangea son matériel pour relayer son camarade à la rame.
— Qu’est-ce que ça donne ? demanda Mara en lui jetant un regard curieux.
— Je te le montrerai quand on sera rentrés à la Cité, répondit Mevanor qui sentait le rouge lui monter aux joues. Ce n’est pas vraiment terminé.
Déjà las et fatigué avant même d’avoir amorcé le premier mouvement, il reprit le compte des coups de rames. Au loin, le long couloir sombre d’arbres pétrifiés dans lequel ils progressaient laissait place à un paysage plus vaste et illuminé de soleil. La barque continua péniblement son chemin dans un silence seulement troublé par le clapotis de l’eau et les halètements des rameurs. Le pire se trouvait derrière eux.
— Il faut qu’on arrête le bateau, ordonna soudain Mara. Regardez, là-bas.
Ils venaient d’arriver à la lisière de la forêt et la vue dégagée qu’ils avaient à présent de la vallée, leur vallée, mettait du baume au cœur de Mevanor. Ses yeux suivirent la direction qu’indiquait l’administratrice jusqu’à se poser juste avant le barrage, à l’endroit où le Fleuve bifurquait le long de la falaise. Là étaient amarrées deux gabarres et plusieurs petites silhouettes assises sur la berge, sans bouger, semblaient attendre quelque chose.
— Ils ne font rien du tout, constata Mevanor au bout d’un long moment passé à les observer.
— Je pense qu’ils sont là pour surveiller, intervint Mara. Mais qui, et pourquoi ?
Mevanor se tourna vers elle. La brune fronçait les sourcils, le front soucieux ; ses doigts tapotaient frénétiquement le bord du bateau. Elle réfléchit à voix haute.
— S’ils voulaient empêcher les habitants de la Cité de passer, ils ne se seraient pas mis ici. Il suffirait de garder les portes de la ville ou simplement d’ouvrir les écluses du barrage. S’ils ont choisi cet endroit précis, c’est sûrement parce qu’ils nous attendent et qu’ils ne savent pas si nous sommes partis au gouffre ou sur le bras du Fleuve. Ils veulent nous intercepter avant qu’on arrive à la Cité.
Un long silence suivit sa déclaration.
— Ils ne portent pas les uniformes rouges des éclaireurs, mais des armures noires, fit remarquer un des miliciens. Ce sont peut-être des gens envoyés par vos parents.
— La milice Kegal n’est pas vêtue de noir… Et quand bien même, on ne peut pas prendre le risque d’aller à leur rencontre, murmura Mevanor.
— Si nous pouvons les voir, ils peuvent nous voir aussi. À mon avis, ils ne vont pas tarder à venir d’eux-mêmes.
La note d’anxiété s’entendait dans la voix du deuxième milicien. Ils échangèrent tous des regards indécis.
— Abandonnons la pirogue ici et partons à pied, suggéra Mara.
Mevanor secoua la tête pour réfuter son idée.
– Non. Il a raison, ils savent qu’on est là. S’ils découvrent l’embarcation vide, ils se mettront à notre recherche. Même si l’un d’entre nous reste dans le bateau, ils se méfieront ; impossible de remonter le Fleuve avec une seule paire de bras. Toi, Mara, tu pars à pied. Longe la lisière pour te cacher dans l’ombre des arbres pétrifiés.
La brune grimaça.
— J’ai un mauvais pressentiment. Ils sont sûrement là pour nous arrêter. Vous aurez plus de chance de vous en sortir si je suis avec vous.
— Tu seras plus utile libre que derrière des barreaux : n’oublie pas que Bann et les autres comptent sur nous. Cours, avant qu’il ne soit trop tard, insista Mevanor.
Déjà, les petites silhouettes se rassemblaient et montaient dans les gabarres. Mevanor et ses compagnons laissèrent la pirogue reculer un peu pour disparaître dans l’ombre de la forêt, puis se rapprochèrent de la rive pour débarquer Mara. La jeune femme attrapa un sac, dans lequel elle fourra une dague et quelques broutilles, puis lança un dernier regard à Mevanor. Dans ses yeux, il lut de la peur, ce qui le décontenança. Ainsi, même elle connaissait ce sentiment qui écrasait les tripes et donnait des sueurs froides. Puis elle s’enfonça d’un pas décidé entre les arbres. La voir s’éloigner l’étreignit d’une angoisse et d’une tristesse qui le surprirent et qu’il n’avait jamais pensé éprouver un jour pour Mara Volbar, cette femme suffisante, orgueilleuse et distante.
Mais elle était leur dernier espoir. Ils devaient réparer les torts qu’ils avaient causés à leurs parents, secourir son frère et leurs compagnons qu’ils avaient laissés sans ressource dans une vallée inconnue. Et que pouvait-il faire, lui, Mevanor, le cadet au charme inexistant ? Mara, elle, savait ce qu’elle faisait. Le jeune homme n’aurait confié sa propre vie qu’à peu de gens ; il réalisa alors pour la première fois que l’administratrice Volbar en faisait partie. Et que l’inverse était probablement vrai aussi.