65. Les beaux plans

Par Elore
Notes de l’auteur : CW : sexe (mention).

Avant de retourner au QG, il m’a fallu faire face à Hakeem. Il m’attendait à l’appartement et tirait la tronche de quelqu’un qui n’avait pas dormi. Pendant que Lola faisait couler l’eau de la douche, je me suis retrouvée face à lui. Un silence atroce s’est étendu entre nous, plein de trucs qui se bousculaient, en attente qu’on les dise.

N’y tenant plus, j’ai brisé le silence :

- Je suis désolée, j’aurais pas dû partir sans rien dire.

J’étais sûre qu’il allait m’engueuler, et pourtant il a juste secoué la tête.

- ... c’est ok, je comprends. T’étais proche de Darren, c’est normal.
Il s’est approché, je n’ai pas bougé malgré l’horrible sensation que ce nom me provoquait.

- Face va me buter.

- Non, il comprendra.

J’ai détourné le regard, peu convaincue. Puisque la conversation n’avançait pas, je me suis dirigée vers la salle de bain. Avant que je n’y entre, mon frère m’a appelée. J’ai tourné la tête.

- Hm ?

- Si tu veux... on pourra aller au terrain vague, ce soir, en rentrant. On pourra tirer sur des trucs.

Je me suis marrée, hésitant entre me foutre de sa gueule ou être attendrie. Finalement, j’ai balancé :

- Je suis pas sûre que ça aide, mais ok.

 

Hakeem n’a pas eu tort : quand on est arrivées au QG ce soir, Face nous a salués comme si rien ne s’était passé, avant de nous informer qu’une réunion de crise avait lieu et qu’on y était invités. Avant que j’aie eu le temps d’enlever ma veste, on s’est retrouvés dans la pièce qui nous servait vaguement de salle de réunion, pour les séances trop confidentielles pour être tenues au salon. Quand j’ai passé le seuil, plusieurs regards ont convergé vers mon frère et moi. J’ai salué les personnes présentes (Gold, Dog, Hope et Tamiko) avant de prendre place autour d’une table où une série de choses étaient gravées au couteau. Dans une tentative de détendre l’atmosphère, j’ai lancé :

- On est en grand comité, ce soir. Des choses à fêter ?

Face m’a adressé un regard qui m’a fait froid dans le dos avant de s’asseoir en bout de table, reprenant la place qui lui était destinée. Alors que Dog se penchait vers lui et qu’ils échangeaient une série de murmure, Hope a mis sa main sur la mienne.

- Comment tu te sens ? Steel m’a dit que c’était dur pour toi, hier.

J’ai simulé une indifférence qui n’avait rien de convaincant.

- J’ai pas le temps de chialer. Ça va mieux aujourd’hui.

Elle a hoché la tête avant de reprendre :

- Tu sais que nos chambres te sont toujours ouvertes, si jamais.

Sa gentillesse me mettait mal à l’aise, je ne savais jamais comment y répondre. Heureusement, Face a interrompu notre discussion pour déclarer l’ouverture de la séance.

- Comme vous savez, plusieurs de nos membres ont été abattus hier. Le message du Nœud a été très clair : si l’on ne cède pas du terrain, ça va continuer.

Un silence lourd de sens s’est étiré entre nous comme une toile. Pour éviter de trop penser à Beth, j’ai observé les visages autour de la table : Dog les bottes sur la table, tellement assis en arrière que sa chaise était dans un équilibre instable, Hope qui scrutait Face avec attention, Tamiko qui, d’un doigt, parcourait les motifs gravés sur la table.

Face a repris la parole :

- Je ne veux pas qu’on s’arrête, pas après tout le terrain qu’on a gagné.

La voix de Hope s’est élevée :

- Tu penses qu’on peut encore se permettre de perdre des membres ou des clients ?

J’ai jeté un œil vers elle : son ton était calme mais sa question était risquée. Face lui a répondu par un sourire incisif.

- Ils en perdent aussi, à chaque fois qu’on réplique. Mais cette fois, ce sera différent. On va frapper fort pour leur apprendre à ne pas jouer avec nous, on va leur faire peur.

Gold a souri.

- C’est une belle idée, boss. Tu as un plan ?

Si Face n’a pas répondu, son silence l’a fait à sa place. Alors qu’un nouveau silence s’installait, il a joint ses mains.

- Vous êtes les personnes en qui j’ai le plus confiance, ici. J’ai besoin de votre aide.

Son visage restait neutre, grave sans être menaçant pour autant. Pourtant, je voyais la crispation qui saisissait ses mains, signe de son agitation. Le silence s'est prolongé, pesant et empli de réflexions. Mes pensées se sont égarées, cherchant ce qu’on n’avait pas déjà fait.

Au bout de quelques secondes, les idées ont fusé. Atteindre les lieutenants, saboter la marchandise, faire peur aux clients. Chaque solution était bottée en touche par le chef, chaque idée était usée jusqu’à la corde.

Hakeem a fini par nous donner une piste :

- Faut qu’on atteigne Dolcett, directement. Il nous a déjà montré qu’il se foutait de ses hommes, si on veut frapper fort, ce sera par lui et personne d’autre.

Les regards ont convergé vers Face, qui a semblé étudier l’idée quelques secondes avant de hausser les épaules.

- Il est intouchable.

Nouvelle pause. Le boss n’avait pas tort ; malgré des années à faire guerre contre lui et ses vipères, les informations sur Dolcett sortaient au compte-goutte. Alors que le silence nous retombait dessus, pesant comme un astre, j’ai senti mes pensées dériver. Vers Beth, vers Aura, vers le moment où Lola m’avait récupérée, au matin. Vers la façon dont elle avait pris soin de moi toute la matinée.

Vers à quel point je l’aimais.

Et c’est là que l’idée m’a frappée.

D’une voix sans doute moins assurée que ce que j’aurais pensé, j’ai brisé l’absence :

- Il a forcément un point faible. Quelqu’un à qui il tient.

J’ai senti que j’avais vu juste quand Face et Dog se sont redressés de concert, comme un seul homme. Le punk m’a adressé un sourire torve.

- Tu veux t’attaquer à ses proches ? C’est bas, princesse.

- Appelle-moi encore une fois comme ça et je te bute.

Il s’est marré, mais n’a pas insisté. Une voix timide a résonné de l’autre côté de la table.

- Je sais qu’il a des gens.

J’ai tourné la tête vers Tamiko. Face a commencé à dire quelque chose, mais il ne l’a pas laissé terminer.

- J’ai déjà dansé pour lui, avant mon OD. Je pense qu’il m’aimait bien, je peux essayer de me rapprocher de lui quand je reviendrai.

Hakeem s’est agité :

- Tu penses vraiment qu’ils se douteront de rien ?

Tamiko lui a répondu par un rire soudain et agressif.

- Regarde-moi bien, Steel. Tu penses vraiment qu’ils se méfieraient d’un... d’une petite meuf comme moi ? Je me souviens bien de ta tête quand tu l’as appris. Dolcett est pas plus intelligent.

- C’est bon.

La voix de Face a suffi à nous ramener à l’ordre. Ce dernier s’était levé et nous adressait un regard insondable.

- Tamiko, tu mèneras l’enquête du côté de Dolcett. Avant de revenir vers le Nœud, passe vers moi, on vérifiera que tu te souviens bien de ton rôle. Gold et Dog, vous pouvez disposer.

Au moment où Dog s’est levé, Face lui a attrapé le poignet.

- Ce qui a été dit ici ne sortira pas de cette pièce. C’est clair ?

Dog s’est dégagé en riant.

- Bien sûr, Face, t’inquiète pas.

J’ai retenu une envie de ricaner : Dog jouait la nonchalance mais je savais très bien que Face le rendait nerveux. J’ai voulu lui lancer une pique mais Hakeem a posé une main sur mon épaule. J’ai soupiré à la place.

Au moment où Dog et Gold se sont cassés, les silhouettes de Jezebel et Mina sont apparues dans l’embrasure avant de se glisser dans la salle. J’ai interrogé Hope du regard et elle n’a pas tardé à répondre :

- J’ai reçu une demande, d’un client particulier. Je l’ai transmise a Face et on a décidé d’en parler ensemble.

J’ai haussé un sourcil, me demandant bien en quoi ça pouvait nous concerner, moi ou mon frère.

Mina m’est passé derrière, apportant avec elle l’odeur d’un gel douche que Lola devait utiliser aussi. Elle devait avoir fini sa journée alors que Jezebel semblait prête à la commencer. En plus d’une robe d’un vert profond, elle portait un blouson qui rendait ses épaules imposantes et qui lui allait sacrément bien. En surprenant mon regard, elle a souri, mimé de ses lèvres pleines un : ”Je te donnerai l’adresse”.

La voix de Hope a résonné, interrompant notre échange :

- Face, je peux commencer ?

Le boss a acquiescé en silence, acceptant de se mettre en retrait pendant que Hope exposait la situation.

Après plusieurs années à gérer le travail des filles, j’avais compris qu’elles attiraient plusieurs types de clients. Si, au départ, ils ne m’avaient semblé être qu’une armée de pauvres types, le temps n’avait détrompée. Au fur et à mesure que la renommée de la Meute augmentait, d’autres catégories d’hommes avaient rejoint leurs clients. Des mecs importants, avec de l’influence. Des politiciens, des riches qui bandaient à l’idée de tromper leurs femmes avec des filles à peine majeures.

Et il y avait quelques nuits, Hope avait frappé fort.

- Un homme d’affaire qui vient de l’étranger, en séjour avec ses collègues. Ils ont une conférence, puis un gala privé. Ils veulent qu’on les accompagne au gala, et après.

Mina a écarquillé les yeux.

- Un gala ? Carrément ?

Hope a haussé les épaules.

- Je me suis posé des questions, aussi.

- Moi pas.

Je me suis tournée vers Jezebel, qui parlait posément malgré l’acier dans ses mots.

- En paradant avec des filles assez jeunes pour être leurs gosses, ils affichent leur dissidence et leur réussite, se congratulent entre eux pour leurs belles prises.

J’ai senti Hakeem bouger à côté de moi, avant de demander d’un ton hésitant :

- Tu es sûre que c’est vraiment ça ?

Elle lui a adressé un sourire amer.

- C'est ma profession, pas la tienne.

Mon frère a levé les yeux au ciel, touché dans son égo. J’ai senti qu’il se retenait de répliquer.

La voix de Face a tranché dans la tension, nous rappelant à l’ordre.

- C’est un gala privé, tu as dit ?

- Oui, il s’est vanté que la compagnie serait sélect, après notre dernière nuit.

J’ai détourné le regard : même après toutes ces années, je n’étais toujours pas à l’aise d’entendre Hope parler aussi franchement de son métier. Face a repris :

- De combien de filles a-t-il besoin ?

- Nous quatre, ça suffirait pour lui et ses collègues. Il a aussi dit qu’il nous paiera bien, il s’est vanté d’être le plus riche de nos clients.

Face a laissé échappé un rire étrange, à mi-chemin entre la satisfaction et une forme de condescendance.

- Je négocierais vos tarifs avec lui.

Son regard est passé de Hope à Hakeem et moi.

- Par contre, hors de questions qu’elles s’y rendent seules. Rain et Steel, vous les accompagnerez.

J’ai froncé les sourcils.

- Tu veux qu’on soit dans la chambre avec elles ?

Il s’est marré.

- Non. Je vais négocier pour que vous soyez au gala. Pour la suite, je vais vous réserver une chambre dans l’hôtel où elles seront. Elles auront votre numéro de chambre, je compte sur vous pour que rien ne dérape.

J’ai acquiescé en silence, ignorant si la perspective de cette mission me plaisait ou non. D’un côté, ne pas me retrouver en potentiel danger de mort dans les rues était une perspective reposante. De l’autre, ça faisait longtemps que je n’avais pas passé autant de temps seule à seule avec Hakeem.

Et j’ignorais ce qu’on allait bien foutre de ce temps, ni on allait parler ou non.

Aucune de ces solutions me semblait enviable.

 

Plus tard dans la soirée, lorsque la réunion s’est terminée et qu’il n’y a pas eu d’autre mission pour nous, on s’est rendus au terrain vague où Hakeem m’avait appris à tirer pour la première fois. En silence, j’ai dézingué une dizaine de bouteille à la suite, sans ciller. Pourtant, mes pensées avaient recommencé à venir vers Beth, se demander si au moins ils l’avaient achevée aussi proprement que moi quand je tirais sur des cibles.

Je me doutais bien que non.

Au moment où m’a vision s’est brouillée et que j’ai eu l’impression que de la pluie me tombait sur les joues, j’ai senti une vague pression sur mes épaules.

- T’as faim ?

J’ai rien dit. Hakeem a poursuivi :

- Allez viens, le kebab est encore ouvert.

Il m’a entraînée jusqu’à la voiture et je ne l’ai pas remercié. Mais quand j’y repense maintenant, je réalise à quel point ce genre de moments stupides allaient compter au moment où tout allait s’effondrer.

Et où j’allais devoir apprendre à tout reconstruire.

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