67. Exécuté

Par Gab B
Notes de l’auteur : Désolée

Chapitre 15 : La Cité

 

Exécuté

 

La main posée sur la poignée d’une porte de service, Mara hésita un instant avant d’entrer dans la demeure Volbar. Comment son père allait-il réagir en la voyant ?

Elle était sale, elle était épuisée, et elle était inquiète. Après avoir abandonné à contrecœur ses compagnons dans la matinée, elle avait longé la lisière de la forêt jusqu’à se trouver au-dessus de la Cité, puis avait bifurqué vers le sud et traversé les champs comme si elle y avait sa place. Aucun paysan n’avait fait attention à elle ; couverte de boue, les vêtements écorchés, elle ressemblait à l’un d’entre eux. Elle avait enfin atteint l’entrée nord, qui donnait dans le quartier Kegal, à la tombée de la nuit, où elle était passée inaperçue au milieu des travailleurs qui rentraient de leur journée de labeur.

Quand elle se décida à tourner la poignée de la porte, l’administratrice pénétra dans un couloir sombre qui desservait à la fois les cuisines et la buanderie. Un domestique l’aperçut aussitôt. Les pupilles exorbitées, les mains plaquées contre sa bouche comme pour masquer sa surprise, il ne put retenir une exclamation.

— Vous n’êtes pas morte !

L’imbécile avait parlé si fort que quatre ou cinq personnes déboulèrent dans le couloir et poussèrent à leur tour des cris de stupeur en la voyant. Mara les écarta d’un geste de la main et leur somma de ne pas révéler sa présence à quiconque pour le moment. L’ordre se révélerait sans doute inutile, tant pis.

Elle se hâta de rejoindre l’escalier et monta les marches qui menaient aux appartements privés de la famille. Une boule s’était formée dans son ventre. Les réactions démesurées des domestiques n’avaient fait qu’augmenter l’inquiétude qui la rongeait depuis des jours de n’avoir aucune nouvelle d’Ilohaz, à laquelle était déjà venue s’ajouter la séparation de ce matin. Dans quoi avait-elle laissé Mevanor se jeter ?

Mara entra sans frapper dans le bureau de son père. Là, elle fut saisie par la vision de la meunière, assise sur le fauteuil de l’administrateur, les yeux plongés dans la lecture de ce qui semblait une longue lettre. À côté d’elle, sur un canapé, Dami était paresseusement allongé et jouait avec une boulette de papier. Alors que la brune restait sur le pas de la porte, interdite, les deux autres se redressèrent brusquement et la fixèrent telle une hallucination. Mara finit par s’avancer lentement vers Clane qui initia un mouvement de recul. La meunière se racla la gorge et leva les mains comme si elle venait d’être prise en faute.

— Tout le monde te croyait morte au gouffre, se risqua-t-elle.

— Je n’ai jamais mis les pieds au gouffre, répliqua sèchement Mara. Et même si c’était le cas, cela ne ferait pas de toi l’administratrice de ce quartier.

Clane se tourna vers son mari, probablement dans l’espoir d’une intervention de sa part. Contre toute attente, celui-ci se rapprocha de sa sœur et posa une main sur épaule. Son visage fermé témoignait d’une gravité que la jeune femme n’avait jamais lue dans son regard et qui la cloua sur place. Elle n’eut même pas la force de se dégager de la poigne de son frère.

— Mara, il faut que tu saches… commença-t-il.

— Où est Père ? le coupa Mara qui craignait d’avoir déjà compris.

Son aîné baissa les yeux.

— Il a été arrêté en essayant de monter une expédition au gouffre avec les Kegal.

— Pardon ? s’écria la brune.

Incrédule, elle lui fit répéter plusieurs fois, mais les mots demeuraient toujours les mêmes. Alors, elle s’assit à côté de lui sur le canapé et posa des questions jusqu’à percevoir la situation dans son ensemble. Dami parla d’Ekvar, de Vélina, de leur père, des Kegal, des administrateurs qui les avaient trahis. Mara avait l’impression que la Cité entière avait subi des bouleversements majeurs pendant les quelques petits jours où elle était partie. Comment leurs parents avaient-ils pu faire preuve d’un tel manque de lucidité ? Pendant un moment, Mara crut à une mauvaise blague. Cependant, il fallait se rendre à l’évidence : Dami n’aurait jamais pu jouer aussi bien la tristesse, l’inquiétude et la résignation.

Une lueur d’espoir subsistait pourtant. Contrairement aux rumeurs qui avaient apparemment circulé, les responsables de ce qui avait été classé comme une tentative de coup d’État n’avaient pas été condamnés à mort. Dans un accès de clémence, le juge les avait destinés à la prison à vie, dans un lieu tenu secret. Officiellement, pour laisser le temps aux criminels de méditer sur leurs actes et le nombre de vies qu’ils avaient gâchées. En réalité, Mara soupçonnait que Vélina, à peine proclamée Gouverneur, avait craint un soulèvement populaire de la part des quartiers Kegal et Volbar en cas d’exécution de leurs anciens dirigeants.

— Ainsi, résuma lentement la brune, vous voilà administrateurs en lieu et place de notre père et moi-même. C’est tout ?

— Oui, bafouilla Dami.

— Oui, ajouta Clane plus fermement. Mais tu le souhaites, nous te laissons tes appartements le temps que tu trouves une nouvelle situation.

— Pardon ? éructa à nouveau Mara.

Elle sentit le sang lui monter à la tête et dut fournir un effort surhumain pour ne pas se ruer sur sa belle-sœur et lui faire avaler son ridicule foulard bariolé qui lui allait si mal. De quel droit cette petite écervelée osait-elle la jeter hors de sa propre maison ?

Devant le sourire victorieux de son interlocutrice, Mara se força à se calmer et à respirer lentement. Elle se leva et se dirigea vers le buffet pour prendre un verre et le remplir de liqueur de pomme. Le vida d’une traite. S’en servit un deuxième. Retourna s’asseoir sur le canapé. Pour le moment, la meunière avait l’avantage, mais la brune n’avait pas dit son dernier mot.

— Et vous comptez laisser faire ?

Sa question interloqua visiblement les deux nouveaux administrateurs.

— Laisser faire quoi, Mara ? Notre famille se trouve toujours à la tête du quartier Volbar, nous pouvons nous estimer heureux. Et ce n’est pas grâce à toi. C’est de ta faute si Lajos a décidé de marcher sur la moitié de la ville. Où est-ce que tu étais passée ?

Dami approuva de la tête l’intervention de sa femme pendant que Mara portait le verre à sa bouche et absorbait l’alcool qui lui brûla la gorge. Elle ignora volontairement la question de sa belle-sœur, en qui elle n’avait aucune confiance. Ce n’était certainement pas cette traînée qui porterait secours à Mevanor ou à leurs compagnons restés dans la Nouvelle Vallée. Son seul soutien à présent viendrait du Premier Cercle. D’Ilohaz, s’il voulait encore d’elle.

— Notre père a été honteusement jeté en prison et cela vous convient ? Enfin, notre quartier est le plus puissant de la Cité, et les Kegal arrivent juste derrière ! Ce n’est pas cette vieille garce de Vélina qui peut enfermer comme ça trois des dirigeants les plus influents de la ville !

Dami parut soudain mal à l’aise et se tourna vers sa femme en grimaçant. Celle-ci soupira et secoua la tête comme pour rejeter les propos de Mara.

— Écoute, nous t’avons expliqué rapidement les événements, mais tu ne sembles pas avoir compris toutes les implications des actions de ton père et des Kegal. Le quartier Volbar n’est plus qu’une partie de la ville parmi vingt-cinq autres. La vassalité a été interdite. C’est le Trésor de la Cité qui s’occupe maintenant des comptes de chaque administrateur. Et les miliciens ont tous dû intégrer la Garde et obéissent à présent aux ordres du Général Ekvar. Essaie de te rebeller si tu le souhaites, tu finiras derrière les barreaux plus vite que ton père. Sois raisonnable, nous ne te suivrons pas là-dedans.

Le verre que Mara tenait encore entre les mains se brisa violemment contre un des murs de la pièce. La jeune femme se leva, rouge de colère. Tout était donc perdu ! Tout ce que son père, sa mère et elle-même avaient bâti depuis des années !

— Si c’est le cas, alors notre quartier n’est pas le seul à avoir été dépouillé de ses droits ! Tous les administrateurs ne peuvent pas avoir accepté si facilement l’idéologie autoritariste de Vélina ! Nous pouvons encore nous battre. Nous avons d’autres alliés, partout dans la Cité. Les contrebandiers ; le Commandant Ilohaz ; la Grande Prêtresse aussi, et elle dispose d’une armée qu’Ekvar ne se risquera pas à démanteler !

Pendant un instant, Clane ne répondit pas. Elle se contenta de fixer Mara de ses deux yeux bleus pathétiques.

— Tu divagues complètement, Mara, lâcha-t-elle au bout d’un moment. Des contrebandiers ? La Grande Prêtresse ? Quant au Commandant Ilohaz, il ne sera plus d’aucune utilité à personne. Il a été exécuté hier pour haute trahison.

Le visage de la brune se vida soudain de toute couleur et de toute chaleur. Elle avait dû mal entendre.

— Qu’est-ce que tu dis ? demanda-t-elle faiblement.

Sa belle-sœur fronça les sourcils puis la regarda avec lassitude, comme si elle s’adressait à une toute jeune enfant.

— Le Général a réussi à capturer une bande d’anarchistes qui se faisait appeler le Premier Cercle et dont le Commandant faisait partie. Apparemment, ils projetaient de renverser le nouveau Gouverneur et semer le chaos en ville. Ils ont tous été mis à mort.

Un bourdonnement sourd s’empara des oreilles de Mara. Son corps fut pris d’incontrôlables tremblements, alors qu’elle avait très chaud. Sa vision devint floue. Elle bredouilla une phrase inaudible pour ses deux interlocuteurs et s’enfuit de la pièce en courant.

Ilohaz avait été exécuté. Les mots de Clane tournaient et se mélangeaient dans son esprit, si bien qu’elle ne réussissait pas à leur donner un sens. Ilohaz avait été exécuté. Non, c’était impossible, sa belle-sœur avait menti pour se débarrasser d’elle. Pour lui faire du mal.

Quand elle atteignit ses appartements à l’autre bout du couloir, Mara se réfugia dans sa chambre qu’elle ferma à clé derrière elle. Puis elle s’adossa contre la porte et se laissa glisser jusqu’au sol. Ses jambes ne la portaient plus. Ses lèvres happaient difficilement l’air que ses poumons n’arrivaient plus à contenir.

Ilohaz avait été exécuté.

Alors Mara prit sa tête dans ses mains et se mit à pleurer.

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