68. Administratrice (II)

Par Gab B

Chapitre 15 : La Cité

 

Administratrice (II)

 

Ada écoutait le silence de sa propre maison et essayait d’oublier à quel point elle était seule. La voix grave de son père, les pas lourds des miliciens, la course frénétique de sa mère, les rires de ses frères ; tous ces bruits qui animaient auparavant les murs avaient désormais disparu.

Plus de parents. Plus de milice. Plus de frères. Elle tournait ces mots dans sa tête et ne ressentait plus aucune émotion. La tristesse et la colère avaient fait place à l’indifférence. À la résignation. Elle errait dans les pièces vides, traînait des pieds, regardait dans le vague. Qu’elle était belle à voir, la nouvelle dirigeante du quartier Kegal !

— Il faut vous préparer, vos invités vont bientôt arriver, déclara soudain une voix qui entrait dans le salon.

La jeune fille ne prit même pas la peine de tourner la tête. Elle devinait l’expression réprobatrice du majordome, celle qu’il affichait depuis des jours en sa présence. Le vieil homme paraissait déçu par le manque d’enthousiasme d’Ada, mais qu’y pouvait-elle ? Personne ne lui avait donné le choix. Par devoir, elle s’attelait aux affaires du quartier ; il ne fallait pas s’attendre en plus à des sourires et de la bonne volonté.

— Administratrice ? insista-t-il comme elle ne répondait pas.

— Ce ne sont que Clane et le vieux forgeron. Ils connaissent tous les deux la situation, pas besoin de faire semblant.

Son interlocuteur afficha un air contrit devant sa remarque qui était sortie plus sèchement qu’elle ne l’avait voulu. Il lui jeta un dernier regard affligé en récupérant l’assiette qu’il avait apportée un peu plus tôt et qu’elle avait à peine touchée. Pour se donner une contenance, elle se leva et alla s’asseoir à la petite table qu’elle avait fait installer dans un coin du salon pour travailler. Cette fois aussi, le majordome avait posé sur elle ses yeux désapprobateurs, mais, comme s’ils pouvaient revenir d’un instant à l’autre pour reprendre leur place, elle n’avait pas pu se résoudre à investir le bureau de ses parents.

Les lettres à lire commençaient à former une pile assez haute sur le meuble. Ada se saisit de la première, qui émanait du Gouverneur. L’été était déjà bien avancé, la saison des récoltes battait son plein, et sans surprise l’édification du barrage avait beaucoup affecté le renouvellement des réserves. Du blé, il y en aurait suffisamment pour passer l’hiver ; quant au reste… Les paysans du quartier Kegal envoyés sur le site de construction par ses parents avaient délaissé leurs champs et à présent que toute la ville savait qu’il n’y avait rien au fond du gouffre, les critiques se faisaient acerbes. Dans sa missive, Vélina exigeait un plan pour gérer la situation.

Ada posa le papier sur un autre tas de feuilles, celles qui attendaient un retour et pour lesquelles l’aide de Petyr s'avérait nécessaire. La jeune administratrice avait été contrainte de désigner un homme pour diriger le quartier à ses côtés ; sans grande conviction, son choix s’était porté sur l’ancien chef de la milice Kegal. Depuis l’arrestation de ses parents, la plupart des conseillers s’étaient détournés de la famille. Petyr, lui, était resté un soutien fidèle, en partie parce qu’il se sentait redevable à Subor et Ateb de lui avoir donné un rôle de conseiller après la perte de son bras, plus d’un an auparavant. Comme s’il croyait lui aussi la situation temporaire, il avait refusé de s’installer avec sa femme et sa fille dans la maison familiale, et se contentait de passer voir Ada deux fois par jour. Les deux administrateurs avaient convenu qu’il s’occuperait des affaires quotidiennes du quartier Kegal, tandis qu’elle gérerait les relations avec les autres administrateurs. Néanmoins, pour des questions aussi sérieuses que celle que posait Vélina, elle préférait l’avis d’un adulte expérimenté. Même si elle s’efforçait de paraître sûre de ses décisions, elle n’avait jamais terminé son apprentissage auprès d’Oblin et se sentait cruellement incompétente.

Ada s’empara de la lettre suivante. L’administrateur Nott s’y plaignait des habitants du quartier Kegal dont certains avaient manifestement provoqué des bagarres dans une taverne deux soirs plus tôt. Il lui demandait de faire en sorte que cela ne se reproduisit pas. Ada leva les yeux au ciel. Comment pourrait-elle donc ? Trouver des fautifs revenait désormais à la Garde, les querelles entre ivrognes n’étaient plus son problème depuis que le Haut Conseil avait interdit les milices. Elle n’allait quand même pas se présenter devant chaque citoyen pour leur réclamer un peu de discipline ! Quel imbécile. Les anciens vassaux des Volbar s’étaient bien vite rangés derrière le nouveau Gouverneur et ne manquaient aucune occasion de faire la morale aux quartiers qui, comme celui d’Ada, avaient beaucoup perdu après l’élection.

Puis elle ouvrit une autre missive, puis une autre, puis une autre. Des personnes qu’elle connaissait, ou pas, lui envoyaient des condoléances pour ses frères et apportaient leur incompréhension face à l’emprisonnement de ses parents. Des messages de soutien, des propositions de partenariat. Avec un pincement au cœur, elle lisait les mots qui lui avaient été adressés et les empilait sur un coin du bureau. Qu’allait-elle faire de tout ce courrier ?

Son regard se posa alors sur une enveloppe portant l’emblème des Viswen, un ancien quartier vassal des Kegal. L’administrateur lui écrivait qu’il avait eu l’occasion de parler à ses parents peu avant leur arrestation, puisqu’il leur avait fourni ses miliciens. Qu’il était foudroyé par l’issue du jugement, par le décès de ses frères, par tous les changements mis en place depuis par Vélina. Qu’il l’avait vue grandir, elle, la benjamine des Kegal, si discrète derrière Bann et Mevanor et admettait avoir été surpris par ses capacités d’oratrice lors de l’investiture du nouveau Gouverneur. Qu’il reconnaissait en elle la digne héritière du quartier, un fruit pas tombé bien loin de l’arbre. Comme elle, il était devenu administrateur trop tôt, à une époque où les grands-parents d’Ada réunissaient leurs premiers vassaux. Il expliquait aussi que sa relation avec les Kegal s’était depuis des années muée en solide amitié et que par temps d’orage, il valait mieux se serrer les coudes.

Plus la jeune fille lisait les lignes noires écrites d’une plume élégante, entraînée à la politique depuis bien des années, plus le poids de sa situation l’écrasait. Seule devant ces piles de papier, elle sentit des larmes chaudes couler le long de ses joues.

Elle avait des alliés, des personnes sur qui elle pouvait compter et qui la poussaient vers le haut ; mais elle ne se sentait pas prête à recevoir leur aide. Ce qu’elle voulait, c’était rendre son tablier, laisser sa place à une autre et pouvoir se morfondre dans un coin sur tout ce qu’elle avait perdu.

Un raclement de gorge devant elle la fit sursauter. Elle leva la tête pour croiser le regard empli de pitié du majordome.

— Clane Volbar est ici, annonça-t-il doucement. Souhaitez-vous que je lui demande de patienter ?

Ada prit une profonde inspiration et sécha ses joues avec le dos de sa main. Comme une enfant, elle pleurnichait, alors qu’elle avait un quartier à diriger et une réputation à sauver. 

— J’ai besoin d’un instant. Conduisez-la dans la salle de réception et faites-lui savoir que j’arrive dès que possible, s’il vous plaît.

Le majordome sortit par la porte qui donnait sur l’entrée, tandis qu’Ada quittait la pièce par l'autre côté pour rejoindre un petit cabinet de toilette adjacent aux cuisines. Dans le miroir un peu ébréché qui se trouvait là, elle s’efforça de voir au-delà de l’image de la gamine perdue qui se reflétait. Après avoir passé un peu d’eau sur son visage, elle alla retrouver son hôte, un sourire collé aux lèvres.

— Administratrice Volbar, salua-t-elle en feignant une courbette.

Clane secoua la tête, mais lui retourna son sourire.

— Tu n’es pas bien placée pour te moquer, administratrice Kegal. Petyr n’est pas avec toi ?

— Non, il est aux champs. Et je voulais te voir seule.

Ada invita son amie à s’asseoir dans un fauteuil et demanda au majordome qu’on leur apporte de quoi se désaltérer.

— Il faut que nous trouvions un moyen de libérer mes parents. Personne ne m’écoute, j’ai besoin de ton aide, annonça Ada après que les domestiques furent sortis.

— Ce n’est pas possible, Ada. Tu ne vois pas que Vélina n’attend que ça ? Que tu réunisses autour de toi les derniers soutiens de tes parents pour lui donner une occasion de t’arrêter à ton tour ? Tu as déjà de la chance que la peine capitale n’ait pas été prononcée, ne la provoque pas davantage.

Face au refus si catégorique de son amie, la jeune fille sentit à nouveau ses yeux s’embuer. Elle refoula ses larmes et avala une gorgée de vin pour tenter de dénouer le nœud qui s’était formé dans sa gorge.

— Alors on ne fait rien ? murmura-t-elle.

Dans un haussement d’épaules qui traduisait son impuissance, l’administratrice Volbar leva à son tour son verre à sa bouche et le vida d’une traite avant de répondre.

— Je ne crois pas qu’elle cherche le conflit ou qu’elle souhaite se débarrasser de nous. Au fond, elle n’avait aucune obligation de nous rendre les quartiers Kegal et Volbar. J’ai l’impression qu’elle veut juste que la Cité retrouve la paix, et pour l’instant c’est aussi ce à quoi nous devrions aspirer.

Comme Ada restait muette, les yeux plongés dans le rouge foncé de son vin, Clane reprit.

— Écoute, j’ai bien conscience que tu te fais du souci pour eux. Mais confronter Vélina directement ne résoudra rien. Au fond, la plupart des gens sont d’accord avec elle, et il ne faut pas se voiler la face : tes parents et Lajos méritaient d’être punis. Ils sont allés beaucoup trop loin.

Son amie avait raison, Ada le savait. Peu importait ce qui les avait poussés à rassembler tous leurs miliciens, marcher ainsi sur la moitié de la ville était un crime. Même si Vélina et les autres administrateurs avaient leur part de responsabilité dans l’escalade de violence qui avait suivi, ses parents étaient coupables. Ils avaient trop longtemps abusé de leur pouvoir, pour s’enrichir, pour protéger leur famille.

Elle aurait simplement aimé les voir, leur parler et se blottir dans leurs bras.

— Je ne sais pas quoi faire, admit Ada.

— Ne nous précipitons pas. Occupons-nous d’abord de nos quartiers et lorsque les tensions seront calmées, si tu prouves au Gouverneur qu’elle peut avoir confiance en toi, sans doute t’autorisera-t-elle à leur rendre visite. D’ici là, pour ne pas éveiller de soupçon, il vaudrait sûrement mieux faire croire à tout le monde que les Kegal et les Volbar sont à nouveau rivaux.

Les deux administratrices discutèrent encore un long moment. La présence de Clane apaisait Ada. Tout autour d’elle avait été bouleversé, et dans la tempête qui avait emporté ses repères, seule restait son amie, comme un rocher auquel elle pouvait s’accrocher. Clane lui parlait de la maladresse de Dami et des futilités de la vie conjugale. Elle lui promettait que les choses iraient mieux, avec le temps. Qu’elles se trouvaient enfin toutes les deux à leur place.

Puis, comme Souftir devait bientôt arriver, la jeune fille demanda poliment à son invitée de se retirer, après l’avoir remerciée mille fois pour sa visite. Un peu ragaillardie par leur discussion, Ada se sentait prête à affronter ses obligations d’administratrice, même si elle ignorait encore les raisons de la venue du vieux forgeron. Que pouvait-il lui vouloir ? Il procurait à ses parents, ainsi qu'à beaucoup d’autres dirigeants de quartier, la plupart de leurs outils ; cela ne justifiait pas l’entrevue urgente exigée par le chef de corporation. Dans ses souvenirs, il se déplaçait rarement jusque chez eux, et les quelques fois où elle l’avait croisé dans la maison familiale, il était accompagné de plusieurs assistants.

Les pas claudicants du forgeron qui pénétrait dans la pièce firent sortir Ada de sa rêverie. Elle se leva pour aller à sa rencontre.

— Maître Souftir, c’est un plaisir de vous recevoir.

— Merci d’avoir accédé à ma requête, administratrice Kegal, répondit-il.

Pendant un instant, Ada resta interdite, fixant la main calleuse qu’il lui tendait. Cette voix mielleuse et rocailleuse si particulière, elle aurait dû s’en souvenir. Sa sonorité atypique l’avait déjà frappée, sur les marches du temple, bien longtemps auparavant. Comment avait-elle pu oublier ? Elle fouilla dans sa mémoire pour tenter d’attraper des bribes de la conversation qu’elle avait épiée. Ils avaient mentionné le gouffre, la Grande Prêtresse… Assurément, cet homme n’était pas un forgeron ordinaire.

Intriguée, elle saisit sa main et posa la question qui lui brûlait les lèvres.

— Qu’est-ce qui vous amène au quartier Kegal ?

— Mara Volbar m’a beaucoup parlé de vous, esquiva l’artisan. Elle ne disait que du bien de l’héritière d’un quartier qui était pourtant, à l’époque, rival au sien. Tant de choses ont changé depuis. Le Gouverneur et le Général représentent un danger pour l’avenir de la Cité. Je le sais depuis longtemps, et vous l’avez appris à vos dépens récemment. Je pense que nous avons des intérêts communs et que nous pourrions envisager de collaborer.

Le regard intense qu’il posait sur elle et ses paroles obscures, lourdes de sens caché, incitèrent Ada à la réflexion. Quel lien un simple forgeron, même chef de sa corporation, pouvait-il entretenir avec Mara ? Et en quoi le gouvernement constituait-il un danger pour lui ? Au contraire, les effectifs de l’armée augmentaient de jour en jour, cela aurait dû faire fleurir davantage son commerce.

Sauf s’il ne parlait pas en son nom propre. S’il représentait un groupe, dont l’existence serait menacée par l’ascension de Vélina au pouvoir. Que lui proposait-il réellement ?

Elle préféra jouer la prudence, au moins tant qu’il n’en révélerait pas plus sur ses véritables intentions.

— Mes parents ont déjà tenté de se soulever contre les décisions du Haut Conseil, en vain et au prix de nombreuses vies. Je ne peux pas mettre en péril mon quartier une seconde fois.

Les mots de Clane lui intimant de faire profil bas résonnaient dans l'esprit d’Ada. Heureusement qu’elle avait vu son amie avant le forgeron, sinon elle lui aurait sûrement demandé de lui fournir des armes. Et ce n’était vraiment pas une bonne idée, elle le comprenait maintenant.

Souftir secoua la tête et sourit.

— Je ne vous propose pas de partir en guerre, Ada. Juste de réfléchir au futur que vous espérez pour notre ville. Quelle sera la place de votre quartier dans les années à venir, sans milice, sans vassal ? La plupart des administrateurs se rangeront derrière Vélina et Ekvar. Derrière l’ordre établi. D’après ce que Mara m’a appris de vous, je ne pense pas que ce sera votre cas. Je suis simplement venu vous dire que, si vous souhaitez discuter avec des personnes qui ont envie d’autre chose, qui ne veulent pas vivre dans l’obscurantisme qu’on nous impose, je peux vous aider. Prenez le temps d’y réfléchir. Vous savez où me trouver.

Ainsi, elle avait deviné juste. Cet homme appartenait au Premier Cercle, ou à un mouvement équivalent, et lui proposait de les rejoindre, comme Mara avant elle. Alors que les membres de cette organisation étaient en ce moment même traqués comme des bêtes de l’ombre, elle ne voyait pas vraiment ce qu’elle pourrait gagner en s’associant à lui.

Comme souvent depuis sa discussion avec la Grande Prêtresse, Ada repensa à ces stupides cartes. Qui étaient vraiment ses alliés ? Quel était son rôle ? Quels changements sa vie subirait-elle encore ?

La jeune fille remercia le vieux forgeron et lui promit de lui rendre bientôt visite à la forge avant de le raccompagner à l’entrée de la maison. Une fois de retour derrière son bureau, alors qu’elle s’efforçait de rédiger des réponses aux lettres qu’elle avait lues, Ada réfléchissait à ce qu’elle devait faire. Elle avait besoin de s’entourer et, aujourd’hui, plusieurs mains lui avaient été tendues. Elle irait recueillir les conseils avisés de l’administrateur Viswen et retournerait parler plus longuement avec Souftir. Elle trouverait sa propre voie pour libérer ses parents et poursuivre un jour le projet de ses frères. Mais, pour l’instant, Clane avait raison. La stabilité et la paix primaient sur le reste.

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