Emrys ouvrit les yeux sur un magnifique spectacle.
De replets cumulus cotonneux flottaient dans un radieux ciel bleu. Il se laissa divaguer au rythme de leur passage. Il savoura le calme idyllique de ses premiers instants dans l’Autre Monde. Depuis son enfance, les druides l’avaient bercé de récits au sujet de ce merveilleux endroit et de l’éternité heureuse qui attendait les guerriers valeureux. Il se réjouit à l’idée des beuveries, des rires avec les copains et des magnifiques femmes promises à son seul plaisir. Ah ! Ce sera bien, pensa-t-il en roulant sur le côté pour se lever.
Le paysage désastreux qui s’étendait sous son regard le stupéfia. Sur plusieurs centaines de pas à la ronde, la terre était retournée avec une incroyable violence. Une harde de sangliers géants n’aurait pas fait pire. Une forte odeur de viande brûlée baignait dans l’air et l’assaillit. Elle émanait de dizaines de charognes qui gisaient autour de lui. Le grand Gaulois se tenait au beau milieu des vestiges calcinés d’hommes et de chevaux. Un formidable brasier avait tracé un large périmètre au-delà duquel Emrys identifia les centaines de cadavres intacts de légionnaires romains et de guerriers sénons. Cela le bouleversa. Il reconnut la plaine, la lisière de la forêt et le relief des montagnes qui dessinaient l’horizon. C’était l’endroit exact de son ultime bataille !
Que faisait-il ici ? Il se remémora ses derniers souvenirs. Il ressentit la vivacité des coups ennemis et recula à l’image du gladius qui lui trancha la tête.
– On m’a tué ! s’écria-t-il en regardant ses mains.
Il hurla de stupeur. Au travers d’une chair sombre comme du charbon, il voyait sa propre ossature ! Il laissa s’échapper un cri de jeune fille. Ses pieds et ses jambes présentaient le même aspect de squelette laiteux enveloppé de noir. Son bassin et son torse aussi ! Il s’épouvanta lui-même.
Soudain, un rongeur sauta sur l’une de ses cuisses. Son pelage blanc et caramel tremblait de la tête aux pattes. Ses grosses joues rondes soutenaient une paire d’yeux bizarres. La créature grimaça et, secouée par de violents spasmes, vomit ses tripes. Dans un jet de glaires, elle régurgita le bec crochu d’une buse cendrée. Effrayé, Emrys colla une mandale à bestiole qu’il projeta à plusieurs mètres. Elle s’empala sur la pointe d’une lance et disparut dans un petit nuage, « POUF ! »
Un fort ébranlement attira l’attention du guerrier. Il se retourna dans sa direction et aperçut l’être le plus grand qu’il ait jamais vu. Plié vers l’avant, une sorte d’arbre gigantesque à figure de cerf s’affairait. De ses longues pognes aux doigts de branches, il ramassait les corps sans vie qui jonchaient le sol. Il les jetait dans une énorme corne tenue sous son bras.
Le Gaulois reconnut Cernunnos et, après la première impression, rit de lui-même. Quel imbécile, ha, ha, ha ! Le dieu n’avait pas encore récolté son esprit pour le faire passer dans l’Autre Monde. Alors oui, il s’était affolé. Qui aurait mieux réagi en se découvrant dans sa situation ? Il regarda à nouveau son corps insolite et pouffa. Qui pouvait prétendre savoir à quoi on ressemblait une fois mort ? Rassuré, il poussa un profond soupir, se leva et s’épousseta pour se rendre présentable. Debout comme un enfant sage aux mains dans le dos, il attendrait son tour. Ha, ha ! Que d’inquiétude pour rien, je te jure ! Bon, il n’en causerait pas aux copains. Tu parles d’une honte. Lui, le fils de chef serait une fillette ? Ha, ha, ha !
Il patienta, émerveillé de voir un dieu à l’œuvre.
À bien l’observer, celui-ci n’avait pas l’air de venir dans sa direction. Au contraire, il s’en éloignait. Au bout d’un moment, Emrys ne put s’empêcher de gamberger. Pourquoi ne s’occupait-il pas de lui ? Était-il possible qu’il soit passé par là et qu’il l’eût oublié ? L’inquiétude l’envahit. Ni une, ni deux, il courut vers lui et l’interpela :
– Ô Cernunnos !
Les torques suspendus aux bois du cervidé psychopompe tintèrent les uns contre les autres. Son geste retenu dans les airs, il cessa sa récolte. Le monstre de Zébub s’était réveillé avant qu’il ait terminé son travail. Voilà qu’il lui parlait ! Il tourna la tête dans sa direction. Il s’approchait !
– Ne t’adresse pas à moi, lui ordonna-t-il. Reste où tu es !
Emrys obéit aussitôt. Hardi, il n’était pas du genre à défier une divinité pour autant. Néanmoins, il crut percevoir dans le ton de sa voix une sorte de gêne qu’il ne s’expliqua pas. Bof, peut-être se faisait-il des idées ? Comment osait-il estimer le ton de la voix du grand Cernunnos ? Il l’avait certainement dérangé. Peut-être y avait-il un ordre de passage à respecter.
Il patienta.
Il attendit.
Cernunnos saisissait un cadavre, il le jetait dans l’ouverture de sa grosse corne qui l’expulsait du côté opposé. Comme par magie, la dépouille en tombait et reprenait sa place sur le champ de bataille. Emrys observa le dieu exécuter sa tâche, corps après corps. Au bout d’une heure bien sonnée, il trouva le temps long. Qu’est-ce qu’il attendait pour venir le chercher ? C’était le fils du chef quand même ! Comme tout bon Gaulois, on devait le considérer à la hauteur de son rang. Et puis zut, s’il y en avait bien un qui s’était illustré, c’était lui ! Il avait massacré la moitié des Romains qui étaient morts ici. Qu’aurait-il pu faire de mieux pour gagner l’Autre Monde en premier ? Non, définitivement, quelque chose ne lui plaisait pas.
– Houhou, Cernunnos ! le héla-t-il en marquant autant le respect que l’impatience. Je suis prêt, tu peux m’emmener.
– Ne me parle pas, te dis-je ! répondit l’autre. Je travaille.
– D’accord, d’accord. Je ne veux pas t’offenser. Vas-y, prends-moi. Je reste silencieux.
– Je ne suis pas là pour toi. Laisse-moi tranquille ! coupa sèchement l’arbre-cervidé à la plus grande surprise du guerrier.
– Comment ça, tu n’es pas là pour moi ? s’étonna celui-ci vexé. Et pourquoi pas, je te prie ?
Il n’avait pas fallu grand-chose à Emrys pour que s’exprime sa gaulitude et qu’il exige des comptes :
– Je suis mort et…
– Tu n’es plus mort et tu n’iras nulle part. Je te dis de me ficher la paix !
– Mais enfin, Cernunnos ! Je… je ne comprends…
Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase que le dieu avait disparu, « pfuit ! »
Emrys resta planté sur place. Décontenancé, il ne réalisa pas immédiatement ce qui s’était passé. Il cogita et, malgré cela, ne parvint pas à saisir les propos qu’il venait d’entendre. On l’avait tué, il n’en doutait pas. Comment pouvait-on ne plus être mort ? Pourquoi le convoyeur d’âmes s’était-il barré sans lui fournir d’explication ? Un couinement provenant du sol interrompit ses interrogations. Un second rongeur blanc et caramel lui faisait face. Il le regardait, un œil pointé sur lui et l’autre vers son propre museau. Dans un réflexe de colère, Emrys le dégagea d’un coup de pied façon rugbyman qui transformerait un essai. La créature s’envola dans les airs et disparut au loin.
Tout cela n’était pas normal, il en perdait son celte. Plus il cherchait de quoi il en retournait, moins il y parvenait. Errant entre les dépouilles, il sombra dans un profond sentiment de solitude. Aussi loin que portait son regard, il n’observait que des morts. Qu’en était-il de lui ? Que devait-il faire ? Qu’allait-il devenir ? À force de questions sans réponse, les épaules du guerrier s’abattirent d’incompréhension. L’angoisse l’envahit. Il sentit son cœur battre de plus en plus fort, sa vue se perturba. Pris de bouffées de chaleur, il respirerait avec difficulté. Au bord de l’asphyxie, il tomba à genoux et nez à nez avec le cadavre de Maeleg.
– Cousin ! s’écria-t-il.
Lacéré et carbonisé, le corps difforme n’en demeurait pas moins reconnaissable. Le buste était bien plus long que les jambes et les bras pas assez courts. Avec une affection et une douceur dont il n’avait jamais fait preuve de son vivant, Emrys le souleva de terre et le serra contre lui. La détresse submergea le grand gaillard trop petit pour lui résister. Il en déborda et s’effondra en sanglots. Dévasté, il demeura prostré durant plusieurs heures.
Bien plus tard, le triste colosse se détacha avec peine du cadavre de Maeleg. Il le posa au sol et caressa tendrement ce qui restait de sa tête disproportionnée. Silencieux, il saisit une hache à proximité, traversa le champ de bataille et s’enfonça dans la forêt. Là, il coupa du bois en quantité suffisante pour confectionner un bûcher. Que son cousin ait suffisamment brûlé ne troubla pas son esprit ; il devait lui rendre un dernier hommage et ce fut le seul moyen qu’il trouva. Après plusieurs allers et retours, Emrys avait apporté suffisamment de combustible pour ériger l’autel. Il y posa le corps de Maeleg avec le plus grand respect. Il détacha le sac à silex qu’un légionnaire portait à la ceinture et en sortit les pierres. Il alluma des herbes sèches introduites dans la construction mortuaire qui s’enflamma lentement. À aucun moment Emrys ne détourna le regard de son bien aimé cousin. Il s’adressa à lui.
– J’espère que tu vois ça d’où tu es. Qu’est-ce que je vais faire sans toi ? Oh, je ne dis pas ! Tu avais le don de m’énerver et on se disputait souvent. Je suis désolé de t’avoir provoqué de si nombreuses fois. Toi, tu es mort et je crois que je suis vivant. Je ne sais pas ce qui m’arrive, mon corps est celui d’un monstre. Ce n’est pas juste.
Emrys se répéta cette dernière phrase à plusieurs reprises. Il reprit en main sa hache et l’observa pendant un long moment. La colère l’envahit. Je t’en ficherais des laisse-moi tranquille ! Il aurait bien taillé une conversation à Cernunnos.
Il fit volte-face quand un craquement retentit derrière lui. D’un mouvement puissant, il abattit son arme qui se planta dans le sol. « SCHLAK ! » Il avait sectionné en deux un troisième rongeur blanc et caramel. « POUF ! » un autre apparut, en tout point identique aux précédents. Emrys le coupa de haut en bas, lui aussi. « POUF ! », il se matérialisa au même endroit.
– Encore un ? s’écria Emrys.
« SCHLAK ! », « POUF ! » Le hamster feula de mécontentement. Il s’envola par la force d’un coup de pied, « PAF ! » et « POUF ! », il réapparut.
– Mais ça suffit !
Pied, « PAF ! », « POUF ! », hache, « SCHLAK ! », « POUF ! », hache, « SCHLAK ! », « POUF ! », pied « PAF ! », « POUF ! »
– RAAAH ! hurla le Gaulois.
Le machin ne cessait de mourir et se réincarner. « SCHLAK ! », « POUF ! », « PAF ! », « POUF ! », « PAF ! », « POUF ! », « SCHLAK ! », « POUF ! », « SCHLAK ! ». Cette fois-ci, la bestiole évita le coup de hache en exécutant un triple salto arrière ! Elle prit une position de boxeur français, prête à en découdre avec ses petites pattes avant.
– Mais ce n’est pas possible ! Comment tu fais ça ? demanda Emrys, comprenant soudain que cette créature était toujours la même.
– Ce n’est pas normal, remarqua-t-il. Qu’est-ce que c’est que cette chose ?
La minuscule bête grogna. Elle avait un regard de merde, mais aussi du tempérament. La voir ainsi attendrit le géant.
– Cousin, t’aimes pas les animaux ! entendit-il Maeleg dans sa tête.
– Bien sûr que je les aime, soupira Emrys en jetant son arme au loin.
Il se pencha vers le hamster et lui tendit une main.
– Pardon, lui susurra-t-il. Viens, petite chose.
Le rongeur méfiant renifla le bout de ses doigts d’os et de chair noire. Il éternua. Emrys le rassura, lui promit qu’il ne lui ferait plus de mal. Il n’en avait pas le droit. La bestiole frémit du poil et accepta son invitation.
– Installe-toi ici, souffla le colosse en la posant sur son épaule.
Il regarda une nouvelle fois les flammes qui crépitaient.
– Maeleg, j’aurais bien besoin de toi, là. Je te jure que tu me manques. Qu’est-ce que tu dirais ?
Il rit.
– Tu commencerais par cracher et tu me sortirais une de tes phrases vulgaires. Peut-être même que tu te foutrais de ma gueule.
Son visage ! Emrys réalisa soudain qu’il ne savait pas à quoi il ressemblait. Il aperçut un bouclier abandonné et se précipita vers lui. Il arracha au passage un tissu d’un cadavre et s’en servit pour essuyer le métal martelé. Il hurla à la vue de son reflet. Sa tête squelettique était blanche comme de l’albâtre. Ses yeux en amandes avaient laissé place à deux grands trous dont il ne distingua pas le fond. Il en approcha un doigt et put l’enfoncer jusqu’à la dernière phalange. Il le discerna comme s’il était posé sur son œil, mais sans en sentir le contact. Il le retira. Il orienta son miroir de fortune pour mieux s’observer. La forme de son crâne répliquait celle de son visage d’autrefois. C’était au point que son menton semblait avoir été taillé dans l’os, à la manière de sa barbe tressée. Il baissa son regard et scruta l’un de ses avant-bras. Par les dieux, que sa chair était noire ! Il était impossible de savoir si elle était couverte de peau ou non. La sensation du toucher était identique à celle qu’il connaissait.
– On m’a jeté une malédiction ! s’écria-t-il.
Au même moment, le hamster s’envola de son épaule, transpercé par une flèche. « POUF ! », il réapparut aussitôt. Emrys se retourna et trois autres projectiles se fichèrent dans son bouclier. Par réflexe, le guerrier reprit sa hache et fonça vers les tireurs. Une patrouille de cinq légionnaires s’était postée à quelques distances de lui.
– Cen-cen-centurion, balbutia Balbus d’une voix mal assurée. Le-le mon-mon-monstre cou-court vers nou-nous.
– Tirez à volonté bande d’abrutis ! ordonna l’officier.
Aussitôt, Caecus décocha une flèche maladroite. Elle se planta dans la cuisse de son chef qui s’effondra de douleur.
– Centurion, ça va ? demanda Brutus.
– Mais tirez-lui dessus ! hurla celui-ci avant de s’évanouir.
Tacitus voulut dégainer son glaive, mais la hache d’Emrys se ficha dans son crâne. De son bouclier, il fit valser Proculus qui tomba de tout son poids sur le centurion. Il attrapa Caecus au cou et lui brisa avant de saisir son pilum. D’un coup sec et puissant, il embrocha Brutus avec Balbus. Reprenant sa hache, il acheva les deux légionnaires étendus sur le sol. En moins d’une minute, il avait réglé son compte à la patrouille. Couvert de sang, il rit tel un démon. Qu’il aimait se battre !
– Cousin, dit-il entre ses dents, si seulement tu étais là.
Il inspira l’odeur de la mort à s’en gonfler le torse comme un coq se remplirait le jabot du meilleur grain. Ce combat lui avait mis l’eau à la bouche. L’idée lui vint d’attaquer quelque chose de plus consistant. Si la bataille n’avait pas suffi à le tuer, s’il n’avait pas gagné les honneurs de passer dans l’Autre Monde, peut-être devait-il mieux prouver sa valeur. Convaincu par ce raisonnement, il retourna vers la forêt.
– On va voir ce qu’on va voir, Cousin. Ne bouge pas, j’arrive !
Un couinement étranglé le fit s’arrêter dans son élan. Le hamster était en train de manger la caliga d’un des légionnaires.
– Mais qu’est-ce que tu fais, toi ? l’interrogea Emrys. Tu vas t’étouffer avec ça.
Il le saisit et, en tirant sur une lanière, ressortit la sandale de sa bouche. Il y avait encore un pied dedans. Il regarda les corps des Romains et constata qu’il en manquait un.
– Tu en as bouffé un entier ? demanda-t-il au rongeur.
En guise de réponse, celui-ci trembla. Il se racla la gorge dans un bruit écœurant et régurgita avec douleur un casque. Décidément, cette petite chose était bien étrange.
– Allez, laisse-les tranquilles. Viens avec moi, conclut Emrys en remettant le hamster sur son épaule. Il se lova dans son cou et ronronna.
En passant devant le bûcher qui brûlait encore, le grand guerrier s’adressa une nouvelle fois à son défunt cousin. Il lui parla jusqu’à la lisière de la forêt. Pendant plusieurs heures, il répéta une conversation imaginaire tout en progressant entre les arbres.
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La lune éclairait une clairière à l’orée de laquelle il s’arrêta. Devant lui, une harde de sangliers fouillait le sol en quête de nourriture. Il se plut à imaginer que c’étaient les mêmes qui avaient retourné la terre du champ de bataille.
– Chose, s’adressa-t-il au hamster, on va voir si Cernunnos ne va pas me chercher cette fois-ci.
Le dieu cervidé était le patron de la Nature, des forêts et des créatures qui les habitaient. Les sangliers, en particulier, étaient ses protégés. Ils l’aidaient à façonner le monde. Dans un cri guttural, Emrys bondit des fourrés dans leur direction. Dérangée, la dizaine de bestiaux le chargea en grognant de colère. Il courait vers eux, bouclier en avant et hache levée. La violence du choc se répercuta jusqu’au fond des bois.
– Pff, se moqua Emrys debout au milieu des bêtes qu’il avait écharpées. Ils ne valent rien tes cochons !
Il défia Cernunnos.
– Alors ? Où es-tu ?
Il cria vers la forêt.
– Viens me chercher ! Tu m’entends ? Viens me chercher et emmène-moi dans l’Autre Monde !
Seul le silence de la nuit lui répondit. La faune nocturne n’osait pas moufter. Sans crier gare, le sentiment de solitude regagna le géant fragile. Il se sentit vide. Pour ne pas y penser, il frima à voix haute à l’intention de Maeleg. Il digressa et perdit le sens de ses propos. Les gargouillis de son estomac l’interrompirent. Il était affamé.
Sans cesser de s’adresser à son cousin, Emrys récolta du bois. Il confectionna un foret en peuplier et s’en servit pour allumer un feu. Après avoir dépecé un spécimen du gibier qu’il avait tué, il en trancha de généreux morceaux. Il les piqua sur des broches improvisées et les grilla. Il ingurgita sans difficulté une incroyable quantité de cette coriace viande sauvage. À la fin du repas que son soliloque avait rendu convivial, il avait mangé trois sangliers. Le hamster, quant à lui, s’était contenté d’un seul qu’il avait avalé tout cru. Repus, ils s’endormirent tous deux dans leur cauchemar.
Chose se débattait contre une langue batracienne et des papillons à forte poitrine alors que des images stroboscopiques assaillaient le grand guerrier. Maeleg chevauchait un corbeau qui larguait des crottes de feu sur une grenouille. Un lapin et un serpent noir sifflaient en duo à travers un collier de dents géantes. Un cheval jonglait avec des hamsters couronnés de lilas. Emrys maugréait et se retournait sans cesse. Il frappait l’air de ses bras musculeux.
Camouflé dans les arbres, Cernunnos l’espionnait. La situation agitait son esprit depuis le matin et sa conversation avec Brigit. Comme à son habitude, il avait donné priorité à son labeur plutôt que de prendre part à cette histoire et, déjà, il le regrettait. S’il était un dieu, certaines leçons de la vie avaient du mal à rentrer dans sa caboche. Des centaines d’années plus tôt, son amour du travail bien fait lui avait coûté sa relation avec Brigit. Délaissée, elle lui préféra Thanatos, ce jeune freluquet grec. Cernunnos le détestait pour cette raison, mais aussi pour son goût prononcé à collectionner les morts en quantité. Deviner sa rétribution pour aider Ba’al Zebub tenait du jeu d’enfant. Le cheval faisait partie de ces artisans psychopompes qui envisageaient la production à grande échelle dans le seul but d’acquérir toujours plus de pouvoir. Ancien parmi les anciens, le chêne à tête de cerf ne partageait pas cette motivation et s’en voulait de ne pas avoir mieux considéré la gangrène qu’elle représentait. Il aurait dû ouvrir les yeux plus tôt, dès les dernières élections à la présidence de la confrérie. Thanatos avait battu Anubis à plate couture qui, écœuré, avait rejoint le monothéisme comme démon aux Enfers. Mercure, qui haïssait déjà le cheval à son époque grecque, jeta aussi l’éponge ; passionné par la communication, il obtint un poste au Paradis. Si les vastes territoires outre Atlantique, l’Afrique et l’Asie résistaient à ce nouveau courant de religion unique, le danger naissant grandirait. S’alliant autant avec Dieu qu’avec son vieil ami Ba’al Zebub, Thanatos jouait sur deux plans. Ce salopard sacrifiait l’équilibre du monde spirituel à son propre profit. Il ne lui faudrait pas longtemps avant que son pouvoir ne dépasse celui de Cernunnos et qu’il en abuse. Le fait qu’il offre Emrys au Roi des mouches n’augurait rien de bon.
Barbare et brutal, le colosse correspondait aux standards de son époque avec probité. Sa mort violente s’inscrivait dans l’ordre des choses, au contraire de sa résurrection. On n’accorde pas l’immortalité aux humains, point. Personne n’avait dérogé à cette règle simple et voilà qu’on la transgressait deux fois en moins d’une semaine ! D’abord ce Jésus, le passionné des miracles et des adeptes, et maintenant, Emrys qu’on rendait indestructible. Indestructible, le plus puissant guerrier de toute l’humanité ! Sombres couillons qui ne réfléchissaient pas plus loin que le bout de leur nez.
Qu’imaginaient donc Thanatos et Ba’al Zebub ? Qu’Emrys se réveillerait de la mort comme on se lève le matin ? Sa résurrection le projetait dans une dimension qui dépassait son entendement. À ce choc psychologique, s’ajoutaient son effroyable métamorphose et le décès du cousin qu’il aimait plus que tout. S’il savait que Maeleg ne se souciait plus de lui ! Cet affreux petit bonhomme s’éclatait dans l’Autre Monde. Il avait rempli une mare de crachats et s’y baignait à l’envi. Il n’arrivait pas au socle du piédestal sur lequel son souvenir trônait. Après tout, mieux valait qu’Emrys l’ignore. Les événements du jour l’avaient suffisamment abîmé et ceux à venir se chargeraient de ruiner son esprit pour le plus grand malheur des mondes.
Ah, qu’il s’en voulait d’avoir laissé Brigit agir seule ! Quand les glands qu’il avait lâchés à terre lui rapportèrent ce qu’elle avait fait, il l’avait accablée. Je suis la Femme avec des papillons autour de mon cul, piou-piou-piou ! La Vie est pleine d’imprévus. Je propose qu’on en perde le contrôle. Mais oui, quelle judicieuse idée ! lui avait-il jeté au visage avant de lui demander pardon. Elle pleura dans ses bras, il sentit con et lui promit de trouver une solution à cette affaire qui empestait les emmerdes. De rage, il eut des frissons dans le tronc. On manipulait les mortels depuis leur création. On se disputait leurs âmes comme des enfants s’arracheraient des jouets. Le polythéisme avait ses défauts, mais ce monothéisme puait l’escroquerie à plein museau. Les divinités abandonnaient leurs prérogatives en y prêtant serment. La bipolarisation des concepts menaçait l’équilibre démocratique des pouvoirs, au profit exclusif de Dieu et de Ba’al Zebub. Leur schisme inéluctable atteignait un tel paroxysme que l’on parlait déjà d’une guerre ! Les créatures terrestres en pâtiraient et Cernunnos ne pouvait s’y résoudre. Tout à coup, une idée germa dans son esprit. Il décida d’agir vite, s’empara de l’un des torques qui ornaient ses bois et souffla sur le métal ciselé. Il s’approcha du Gaulois en silence.
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Emrys hurla de douleur. Son cou brûlait ! Il y porta les mains et gueula de plus belle. Un objet incandescent cramait sa chair ! Au comble de la souffrance, il courut comme un dératé à travers la clairière. Il piétina le hamster trois fois, « POUF ! » « POUF ! » « POUF ! » et disparut entre les arbres. Ses cris déchiraient la nuit.
– Pardon, mon garçon, chuchota Cernunnos. Je n’ai pas d’autre moyen de garder ta trace.
Le rongeur retrouva son compagnon bien plus loin, perdu au beau milieu d’un épais brouillard. La tête plongée jusqu’aux épaules, il se tenait au fond d’une petite rivière. L’eau en ébullition dégageait autant de vapeur qu’un sauna. À intervalles réguliers, Emrys reprenait sa respiration et jurait toutes les insultes de son vocabulaire. Il but la tasse et bouffa de la vase de nombreuses fois. Au bout d’une heure, le collier refroidit enfin. Épuisé, le pauvre Gaulois se laissa tomber sur la berge. Il demeura immobile à moitié dans la flotte, à moitié dans la boue. Aucune larme ne coulait, mais il pleurait. Le hamster, un œil dessus, un œil dessous, contemplait ce grand gaillard abattu.
L’aurore se levait quand il tâta le bijou avec prudence. Abasourdi, il en reconnut la forme. D’où venait ce torque ? Il voulut s’en débarrasser, mais la robustesse du métal résistait à toute épreuve. C’en était trop, il bondit et éclata de colère. Il insulta n’importe qui et n’importe quoi à l’origine de ses malheurs.
– Montre-toi ! Bats-toi si tu es un homme !
Il tourna sur lui-même, prêt à affronter qui sortirait des bosquets. Il lui péterait sa gueule en deux ! Ses cris attirèrent un ours qui passait par là. Il lui péta la gueule.
Le soleil dardait ses rayons au travers de la végétation. Emrys, son hamster sur l’épaule, errait dans les bois sans but. Depuis qu’il avait exterminé une meute de loups, le silence de la forêt était lourd. Les griffures et les morsures le piquaient, il les ignorait. Tout en déambulant entre les arbres, il gesticulait et parlait à son cousin. S’il avait été là, il n’aurait pas supporté ses radotages. Emrys tournait et retournait tout ce qui lui était arrivé depuis la veille, prenant à témoin Maeleg comme s’il y avait assisté. De temps en temps, il essayait d’écarter les extrémités du torque, sans plus de résultat que celui de s’énerver.
Lors d’une énième tentative, il perdit l’équilibre et dévala le long d’un versant abrupt. Il glissa sans pouvoir s’arrêter. D’innombrables feuilles mortes lui sautaient au visage. Il ne vit pas arriver le tronc du sapin qui lui cassa un bras. Sous le choc, il changea de trajectoire. Un solide épicéa lui cogna le crâne. Sonné, Emrys accéléra sa descente infernale à mesure que la pente prenait de l’angle. Une grosse racine lui attrapa un pied et il culbuta. Il roula à vive allure et se fracassa contre un rocher. Les côtes éclatées, il continua à dégringoler et s’envola dans le vide.
Dans un bruit sec, il s’empala sur un arbre brisé. Il perdit connaissance.
« POUF ! » le hamster surgit sur son épaule, dérapa et s’écrasa plusieurs dizaines de mètres en contrebas. « POUF ! » il réapparut et s’agrippa aussitôt à une fracture ouverte. Emrys hurla à en faire péter l’écho.
– Eh ben… Cousin, dit une voix nasillarde et traînante. T’es… t’es dans un sale… état.
– Mae… Maeleg ?
Un raclement de gorge gargouilla un mollard de sang. Une sorte de fumée noirâtre surgit au-dessus de lui. Elle dessina un corps difforme en volutes charbonneuses. Un petit bras trop court en émergea suivi par un deuxième. Une excroissance jaillit et se transforma en un large crâne laiteux où se creusèrent deux orbites trop éloignées l’une de l’autre.
– Ouais, Cousin. J’suis là, bordel de vache à cul !
Emrys lui sourit et s’abandonna à la mort.
YEAAAAH EMRYS'S BACK! Super chapitre! J'ai adoré!
ça m'a fait étrange de lire qu'Emrys est "boulversé" en voyant les cadavres, je l'aurais plus vu perplexe, ou dubitatif... Grand émotif caché?
Ok, ok. Son cri m'a tué XD
Le hamster qui mange les sandales romaines, non mais où tu vas chercher ça XD Ok non je viens de lire la suite, c'est... woaw.
(Oui, je prends des notes au fil de la lecture ^^)
Etrange cette vision du paradis selon Maeleg... dégueu en fait.
Bonne fin, avec un chouette cliffhanger qui me fait me demander si, avant de ressusciter, il aura l'occasion de croiser Zebub ou Thanatos... La suite!
Merci encore pour tes commentaires.
Ça me fait vraiment plaisir d'avoir quelqu'un qui suit cette histoire de manière si régulière. C'est très encourageant.
Eh, oui ! Emrys est bouleversé.
Sa "simple" perplexité m'aurait semblé trop fade.
Son histoire est dominée par la présence masculine, même si des femmes y joueront un grand rôle. Je ne souhaite pas écrire en exclusivité pour les hommes et, si je suis obligé de passer par quelques codes (comme les magnifiques femmes dévouées à son seul plaisir), c'est pour les casser plus tard.
Les aventures d'Emrys bouleverseront ses conceptions du monde et de lui-même.
Bref, j'ai quelques trucs en réserve et que j'espère surprenants.
Chose est l'un de mes personnages préférés.
J'ai même envie de m'acheter un hamster qui lui ressemble.
Cette bestiole bouffe tout ce qui lui passe sous le nez.
Le véritable Maeleg est horrible et je me suis retenu ^^
Est-ce qu'on distingue bien ce Maeleg de celui qui arrive à la fin ? J'ai voulu que l'on ressente l'état psychologique d'Emrys qui sombre dans cette schizophrénie où Maeleg lui apparaît.
Au sujet de Zébub et de Thanatos... ben, je te laisse la surprise plus tard (mouhahahahaha !)