Je relevai la tête, perdue, le corps engourdi. Épuisée par les larmes, je m’étais endormie sur le volant. Les lampadaires projetaient leur lueur blafarde à travers la vitre. Mes mains tâtonnèrent à la recherche de la bouteille d’eau que j’avais glissée dans mon sac. J’en avalai une longue gorgée pour chasser le goût amer au fond de ma gorge. Je ne pouvais rester là, si près du lieu où j’avais appris… Mon estomac se contracta de douleur et prise d’une frénésie soudaine de fuir, je démarrai le moteur, accrochai ma ceinture par réflexe et roulai. Dans un état second, j’avançai, consciente de la route, de la signalisation, mais engluée dans un brouillard occultant les directions. Mon regard accrocha l’axe principal et je m’y dirigeai. Rouler droit devant. Au bout de dix minutes à peine, j’atteignis une zone plus industrielle. Je ne reconnaissais pas les environs. Une enseigne automobile, puis les limites de la ville. D’un coup de volant, je rejoignis le bas-côté, pilant presque devant les rambardes de sécurité. Heureusement la circulation était peu dense à cette heure de la nuit. Une sensation soudaine d’étouffement me prit. Je me dégageai de la voiture, mes mouvements saccadés rendant l’opération ardue. Enfin je fus à l’air libre. Je devais avoir l’air d’une folle. Quand bien même on me verrait, je m’en moquais. J’avais atteint ce stade de détachement où plus rien n’avait d’importance, j’aspirais juste à mettre fin à ce cauchemar.
Je traversai la route jusqu’au parapet de sécurité. J’observai un instant la surface du lac. Sur une pulsion, j’enjambai la glissière de sécurité et avançai jusqu’à frôler l’eau. L’idée était séduisante, si tentante. Le mouvement hypnotique de l’onde m’invitait à me joindre à elle, à venir dans son étreinte réconfortante. Ma douleur serait-elle apaisée ? Je n’avais personne pour me retenir, aucun lien ne me retenant à cette terre ferme. Ma chaussure avança de quelques centimètres sur le bord, le bout de ma semelle effleurant le lac. Un équilibre ténu, juste un pas et…
Une main ferme m’agrippa par mon sweat-shirt à l’instant même où je me sentais basculer. Un cri de dépit m’échappa alors que la porte vers mon échappatoire s’éloignait de moi. Sans réfléchir, je tentai de me libérer d’une brusque poussée, mais la prise se renforça et avant de pouvoir effectuer un autre mouvement, je me retrouvai plaquée contre une poitrine ferme, maintenue par deux bras déterminés à ne pas me lâcher. Déboussolée, je ne savais plus quoi faire, la panique le disputant à la colère. La première prit le dessus. Je me débattis violemment, mes réflexes de fuite prenant le dessus alors que la peur inondait mes veines. C’étaient eux, ils allaient me tuer ou pire.
— Aylyn. Aylyn, arrête c’est moi.
Il fallut plusieurs secondes avant que sa voix perce le brouillard de la peur. Arenht ? Je cessai instantanément de lutter, relevant les yeux vers le visage de celui qui me tenait fermement. Que faisait-il là ? Pourquoi… Les tremblements reprirent, me faisant claquer des dents. Dans quel état pitoyable me voyait-il ? Mes mains vinrent couvrir mes yeux, comme pour fuir la réalité. J’avais l’impression que toute ma vie se délitait autour de moi, autant de filaments s’échappant de moi, me laissant sans substance. Je lui en voulais presque d’avoir arrêté mon geste. À quoi bon me ramener ? Qu’est-ce qui m’attendait ? Rien.
Pourtant, à travers le voile de ma souffrance, la chaleur de ses bras autour de moi m’atteignit, me procurant une étrange sensation de sécurité. Je finis par me laisser aller contre lui, m’apaisant peu à peu.
— Allez viens, ne restons pas ici, souffle-t-il. Allons au chaud.
Je n’acquiesçai pas, me contentant de le suivre, en pilote automatique. Être à l’abri m’importait peu. J’étais comme dénuée de volonté. Sa voiture était garée non loin. Perdue dans mes pensées suicidaires, je n’avais même pas entendu son arrivée. Que faisait-il dans les parages ? La question se forma un instant dans mon esprit avant de s’évaporer. En quoi cela me regardait-il après tout ? Il m’ouvrit la portière, attendant que je monte avant de refermer. Une fois installé au volant, il démarra. Machinalement je bouclai ma ceinture. Je m’en aperçus quand je constatai que mes doigts s’y agrippaient nerveusement. Pourquoi me soucier de ma sécurité alors que quelques instants avant j’étais sur le point d’en finir ? Il n’y avait rien de logique, rien de censé. Plus rien n’avait de sens de toute façon.
Il remonta la route transcanadienne en direction de North Bay, puis prit à droite à une intersection, bien avant le campus. J’observai le chemin pour trouver une occupation, ne pas céder à la tentation de le regarder, mal à l’aise. Quelques instants plus tard, il se gara sur le parking d’un café routier. Vu l’heure tardive, c’était l’un des rares endroits encore ouverts, refuge des travailleurs de nuit et des âmes solitaires cherchant un endroit chaud et une présence humaine. Je clignai des yeux sous l’éclairage violent de la station.
Mon attention se fixa sur des détails anodins, peut-être pour éviter de m’attarder sur le cataclysme qui bouleversait ma vie. La sensation du faux cuir de la banquette, marqué d’accrocs par endroits, de taches indélébiles, l’atmosphère saturée de l’arôme riche du café, mêlé au parfum bon marché dont s’était aspergé l’un des clients, et celui plus sucré des pancakes, l’une des spécialités des lieux. Je fus ramenée à la réalité par une tasse venant se poser juste devant moi. Je n’avais rien commandé. Je levai les yeux et interceptai l’œillade que lança la serveuse à Arenht.
Mes doigts enserrèrent les parois brûlantes de ma tasse, essayant de repousser cette sensation de vide glacé. Pas une seule parole n’avait été prononcée depuis que nous étions montés dans sa voiture. Un silence qui jusqu’à présent m’avait convenu, le temps de me reprendre, de refaire surface en quelque sorte. Je le sentais m’observer, même s’il se gardait bien de me fixer. À quoi pensait-il ? Regrettait-il de s’être mis dans cette situation ? Il attendait, certainement que je fasse le premier pas. Les yeux baissés sur ma tasse, je tentai de trouver quoi dire. La situation actuelle accentuait le malaise que je ressentais. J’étais sur le point de me suicider. Je grimaçai intérieurement. Le terme, bien que juste, me heurtait, trop brutal. Existait-il des paroles idéales à dire dans pareil cas ? peut-être pouvais-je commencer par le remercier. Agrippant de nouveau mon café, je pris une inspiration avant de me lancer.
— Merci.
Ma voix était à l’image de mon état : pathétique. J’osai un coup d’œil. Un sourire ourlait ses lèvres.
— Tu n’aimes pas le café j’ai l’impression.
Machinalement je regardai le contenu de ma tasse avant d’esquisser un faible sourire contrit. À part profiter de la chaleur du liquide, je n’y avais pas touché.
— Je préfère le thé.
Avant d’avoir pu l’en empêcher, il interpellait la serveuse.
— Un thé pour la demoiselle.
Elle haussa un sourcil. Apparemment, on ne commandait pas souvent ce genre de boisson ici.
— Il ne fallait pas, murmurai-je gênée en me renfonçant dans le siège.
Le silence retomba entre nous alors que mille petits bruits résonnaient autour de nous, caractéristiques des lieux : conversations indistinctes, traînements de pieds, raclements de chaises, musique s’échappant des haut-parleurs, froissement de papiers, tasses que l’on remplit. Je me mordillai les lèvres avant de laisser échapper un soupir.
— Tu dois me prendre pour une folle.
Le ton était donné. J’en avais assez de me retenir, de tenter de faire bonne figure.
Il secoua la tête, avant de plonger son regard dans le mien. Son visage n’exprimait aucun jugement.
— Je vois juste une fille qui a l’air de souffrir. Si tu as envie de parler, n’hésite pas.
Je baissai les yeux, sentant mes joues s’empourprer, un mélange de soulagement et de gêne. Il méritait de savoir, au moins en partie les raisons de mon comportement. Oui je souffrais, s’il savait à quel point !
— Je ne voulais pas me…, enfin… en finir. Je… En fait je ne sais pas, avouai-je maladroitement. Tout était si confus dans ma tête. J’ai appris une nouvelle qui m’a bouleversé et…
Je me tus.
J’occultai la vraie raison, sans pour autant mentir. Je n’avai pas envie qu’il s’apitoie sur mon sort, ni de prononcer à haute voix la cruelle vérité. Sa présence me procurait une parenthèse de quelques heures hors du temps à penser à autre chose. Mon attention se focalisait sur lui, sa présence, la sensation étrange, mais réconfortante de sécurité qu’il dégageait, un havre de paix provisoire. Ses bras reposant sur la table accrochaient mon regard. Les manches retroussées dévoilaient sa peau hâlée et musclée.
Une sonnerie discrète retentit, me sortant de mes rêveries. Sa main se saisit aussitôt de son portable dans l’intérieur de sa veste. Un froncement de sourcil quand il porta l’écran devant lui. Il s’excusa puis se leva pour prendre la communication à l’extérieur. Tout contre la fenêtre, je discernai sa silhouette adossée contre le mur extérieur. Je pouvais l’observer à mon aise. Plusieurs fois il jeta un coup d’œil vers notre place. La conversation fut assez brève. Il revint à la table la mine un peu préoccupée.
— Un ami a besoin de moi, m’informa-t-il. Je suis désolé, mais c’est important. Je vais te raccompagner chez toi.
Je tressaillis à cette dernière phrase. Chez moi. Où était-ce désormais ? Sans eux, la maison n’était plus qu’une coquille vide. Je me repris pour ne pas l’inquiéter davantage. Je hochai la tête avant de terminer rapidement mon thé et de le suivre jusqu’à sa voiture.
Eh bien le hasard fait bien les choses, si c'est en effet du hasard. Cependant vu la détresse d'Aylyn le fait qu'elle a quand même failli se suicider... Son appel est sûrement très important, mais au point de la laisser seule dans un moment pareil ?
J'espère qu'il s'assurera au moins qu'elle ne se retrouve pas toute seule quand il la laissera chez elle.
Quelques remarques :
○ "personne pour me retenir, aucun lien ne me retenant à cette terre ferme." -> répétition
○ "ne restons pas ici, souffle-t-il." -> souffla ?
○ "Je n’avai pas envie" -> avais
À bientôt !