8. Guet-apens

Par Aylyn

Pourquoi avais-je indiqué cette adresse ? Une impulsion, une envie irrationnelle de me trouver près d’eux alors que… Je refoulai les larmes prêtes à jaillir. Pas question de m’effondrer de nouveau devant lui. Je devais tenir encore quelques instants, lui sourire bravement, le remercier. Une fois passé le pas de la porte, je pourrais lâcher prise. Je discernai une hésitation chez lui, comme s’il devinait la tempête qui menaçait de m’emporter. Ses doigts pianotaient nerveusement sur le volant et il ne cessait de lancer des coups d’œil à son téléphone, posé en évidence sur le tableau de bord. Contrairement au trajet jusqu’au café où je me trouvais dans un état second, là j’avais une conscience aigüe de sa présence, si proche dans cet espace confiné. Je rivai mon regard vers la vitre, accrochant la silhouette lumineuse de la lune, sphère parfaite. Je devais réfréner le désir insensé qu’il pose sa main sur la mienne, l’envie d’un contact aussi infime soit-il. 

Lorsqu’il se gara devant l’entrée de la maison familiale, je restai prostrée, mes membres refusant de bouger. Je ne me sentais pas prête à affronter le silence à l’intérieur, le vide.

— C’est bien là ?

J’eus un léger sursaut, puis confirmai d’un hochement de tête. J’attrapai la lanière de mon sac, le remerciai encore une fois puis sortis de la voiture sans attendre sa réponse. Le vent frais de la nuit me fit frissonner. J’avançai résolument vers l’entrée. Ne pas montrer que chaque pas me coûtait, que je n’avais qu’une envie : tourner les talons. Car une fois la porte franchie, pas de retour possible : la réalité de leur disparition viendrait me frapper de plein fouet. De la fuite, je prenais un virage brutal : l’acceptation de leur mort.

Ma main tremblante fouilla mon sac à la recherche des clés. Je les avais toujours sur moi. Mes doigts se saisirent du petit porte-bonheur accroché au trousseau. J’eus l’impression que l’on comprimait ma poitrine. Et ce n’était que le début. À l’intérieur, tout me les rappellerait. Lorsque j’introduisis le bout de métal dans la serrure, le déclic résonna tel un son funèbre. Avant de manquer de courage, j’entrai et refermai le battant. Puis, je m’y adossai, les yeux clos. Alors seulement, j’entendis la voiture s’éloigner. Il avait attendu, comme pour s’assurer de ma sécurité. Je savourai cette sensation agréable, de savoir que quelqu’un avait veillé sur moi, au moins quelques heures. Une petite bulle réconfortante avant de replonger dans les ténèbres.

Je n’allumai pas tout de suite, repoussant le moment de l’impact. La pénombre entretenait encore l’illusion, l’espoir que tout ceci n’était qu’un mauvais rêve. Le silence resserra l’étau autour de ma gorge. Tel un linceul, il entourait la maison entière et décuplait les bruits de ma respiration. Les jambes tremblantes, je me dirigeai vers ma chambre, cocon où je venais parfois me ressourcer le week-end. J’enlevai mes chaussures avant de me rouler en boule dans ma couette, la tête enfouie dans l’oreiller. J’inspirai profondément l’odeur familière imprégnant le tissu et laissai libre cours à mes larmes. À présent, seule avec moi-même, les barrières tombaient et la douleur se déversait avec violence, sans retenue.

 

*

J’émergeai, hagarde. Repoussant les mèches emmêlées de mon visage, je me redressai. Dans la demi-obscurité, les contours réconfortants de ma chambre se dessinaient. Les événements de la veille revenaient, la réalité me frappant de plein fouet. Un bruit me fit tressaillir. Un espoir insensé me traversa. Se pouvait-il… J’allais bondir de mon lit quand je me figeai, tendant l’oreille. Des pas arpentaient le rez-de-chaussée avec lenteur, comme s’ils veillaient à ne pas troubler les lieux. Mon cœur tambourina alors que mes mains se crispaient sur les draps. Un mauvais pressentiment, un danger imminent. Je tâtonnai à la recherche de mon portable. Instantanément, je pensais à Arenht. Il avait insisté pour me donner son numéro. Fébrilement, j’allai jusqu’à son contact. La sonnerie retentit. Une fois. Deux fois. Je raccrochai avant la troisième en entendant le grincement des marches de l’escalier. Une conversation indistincte. Ils étaient au moins deux. Activant le mode silencieux, je rangeai l’appareil dans ma poche, enfilai mes chaussures et me dirigeai vers le petit balcon attenant. Un léger renfoncement dans le mur me permettrait de me dissimuler s’ils s’avisaient de venir ici.

                Juste au moment où je refermai avec précaution la porte-fenêtre, je vis la poignée de celle de ma chambre tourner lentement. Je me plaquai sur le côté, autant que possible. Un faisceau lumineux balaya la pièce de long en large avant de s’éloigner.

— Personne. Tu es sûr d’avoir entendu une voiture s’arrêter devant la baraque ?

Je me mordis la lèvre. Quelqu’un surveillait la maison de mes parents. Pourquoi ? Puis une froide certitude me vint. C’était eux. Ils m’avaient retrouvée. Après toutes ces années, l’exil dans un autre pays, ils avaient remonté notre piste. Je devais partir d’ici tout de suite. Un coup d’œil par-dessus le balcon. Je n’avais jamais eu l’occasion de faire le mur. Je préférais fuir le monde extérieur. Pour une première fois, pas le temps de me poser de question, la gouttière fournirait la prise nécessaire pour la descente. J’enjambai la barrière en bois et me lançai. Je n’avais pas spécialement le vertige, mais cela paraissait toujours plus simple dans les films. Au moins, le tuyau résista et aucun grincement intempestif ne résonna dans le silence de l’aube.

                Mes pieds venaient de se poser sur la terre ferme et je soupirai de soulagement quand la fenêtre au-dessus de moi s’ouvrit brusquement. Avant d’avoir pu me faufiler hors de vue, une tête apparut et ne tarda pas à me repérer.

— Elle est là, en bas, s’exclama-t-il.

Je retrouvai comme par magie l’usage de mes membres et me mis à courir. Déjà la porte d’entrée claquait et une silhouette se ruait vers moi. L’adrénaline fusa dans mes veines, reléguant la panique au second plan. L’instinct de survie guidait mes pas, droit vers le bois non loin du quartier. J’aurais peut-être une chance de les semer là-bas, de me cacher. Je comptais sur ma connaissance des nombreux passages détournés pour garder une avance sur eux. Je percevais les sons sourds de leur cavalcade alors qu’ils se lançaient à ma poursuite, les jurons à peine grognés pour ne pas alerter les voisins endormis. J’étais seule, une proie qu’ils prenaient en chasse.

Enfin, j’atteignis les sous-bois, m’enfonçant hors du sentier tracé. J’avais réussi à gagner une petite avance sur eux, assez pour trouver un endroit où me cacher. Heureusement, la lumière diffuse de la lune me permettait de voir suffisamment où je mettais les pieds. Une crampe soudaine me vrilla l’estomac. Incapable de poursuivre, je me pliai en deux et expirai brusquement. M’accroupissant parmi les fougères, je serrai les dents, les larmes aux yeux. Haletante et terrifiée, je sentis la douleur se diffuser dans mes veines, y véhiculer du feu liquide. Par-delà la souffrance qui irradiait tous mes muscles, je priai pour que cette torture cesse. Mes os parurent s’étirer, craquant les uns après les autres. Je ne pus contenir totalement le hurlement qui sortit de ma gorge. Effrayés, des oiseaux nocturnes s’envolèrent dans de grands battements d’ailes. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Entre les vagues de douleur, j’entendis des bruits de pas se rapprocher.

Une sueur froide me dégoulinait dans le dos, j’en sentais la lente descente sur ma peau brûlante, millimètre par millimètre. Les sons environnants m’emplissaient les oreilles, mes yeux percevaient le moindre détail des feuilles sèches écrasées dans la paume de mes mains malgré la pénombre, les odeurs s’engouffraient dans mes narines. Tout m’apparaissait plus net, plus vivant. Mon esprit troublé par la peur butait face à cet assaut d’informations. Puis un craquement se fit entendre à quelques mètres de ma position. Ce fut comme un signal. Avant d’en avoir conscience, je me redressai et fonçai tête baissée, droit devant moi. Fuir. Les branches basses sifflaient à mes oreilles, mais je les esquivai avec facilité, mes foulées rapides dérangeant à peine le tapis de feuilles mortes. Je ne m’attardai pas sur ces phénomènes étranges, une seule pensée tournant en boucle dans ma tête : les semer. Je risquai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Mauvaise idée.

 

                Soudain le choc, impact qui me projeta violemment à terre. L’air se bloqua dans mes poumons avant d’être rejeté quand je touchais le sol terreux. Je sentis les cailloux s’enfoncer douloureusement dans ma chair. Des doigts calleux agrippèrent mes poignets, me les tordirent derrière le dos. Encore sonnée, je me débattis, la sensation de leurs mains sur moi me donnant la nausée. Des flashs de mes cauchemars éclatèrent dans mon cerveau alors que l’odeur de tabac froid me parvenait. C’était bien eux, les mêmes hommes que seize ans auparavant.

— Fais gaffe, c’est la pleine lune ce soir, lança-t-il à son acolyte.

Ces paroles me firent froncer les sourcils. Qu’est-ce que la lune avait à voir dans tout ça ? On me releva sans ménagement. Quelqu’un me banda les yeux puis je sentis la morsure d’une aiguille transpercer la peau sensible de mon cou. Je tentai une nouvelle fois de me débattre, mais mes membres semblaient aussi lourds que du plomb. Mes pensées ralentirent, se brouillèrent.

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Cléooo
Posté le 23/07/2024
Hello Aylyn :)

Je suis surprise qu'elle est voulue se rendre dans un endroit où elle serait seule, j'aurais pensé qu'elle voudrait plutôt retrouver Cassie dans un moment pareil (et ça aurait été une bonne idée pour elle je crois haha).
En tout cas suite à la lecture de ce chapitre, je me dis qu'au moins, on va en apprendre un peu plus sur ces hommes qui la pourchassent et qui semblent en savoir plus qu'elle-même à son sujet !
Mais en même temps elle a quand même essayé d'appeler Arenht, alors peut-être qu'il va se dire qu'il s'est passé quelque chose et intervenir ?

Je verrai bien.
À bientôt ! :)
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