Une impulsion électrique traversa son cerveau alors qu’elle s’apprêtait à sombrer dans un sommeil plus profond et elle se réveilla (7h02 ; R(r − 1, s) + R(r, s − 1) = |M| + |N| + 1, |M| ≥ R(r − 1, s) ou |N| ≥ R(r, s − 1)…).
Elle s’était autorisée des repos d’une trentaine de minutes – elle en avait trop besoin, sans quoi son esprit se mettait à tourner en roue libre – mais il ne fallait pas qu’elle dépasse la seconde phase du sommeil. Ses sens se fermeraient totalement aux stimuli extérieurs et elle ne pouvait pas se le permettre. Pas dans ces conditions.
Lisandra sut, avant même de soulever les paupières, que le gros du cyclone était passé. Les guuguubarra (Ilkaryinirya siaos) et les pioko (Rusis kurusa) étaient à nouveau de sortie et leurs chants suffisaient à couvrir le clapotis de la pluie. Le vent était retombé (à l’oreille) et la pression atmosphérique remontée (1015 mbar). Elle baissa les yeux vers le poids (3.6 kg) qui pesait sur son épaule. Hayalee dormait à nouveau, les lèvres entrouvertes et la respiration lente. La frange de cheveux qui lui tombait dans les yeux était encore plus irrégulière et désordonnée qu’à l’accoutumée. Il y avait des mèches plus longues que les autres, à croire que ses cheveux avaient été taillés à la serpe. Ça ne suivait aucune équation. Lisandra avait envie de rectifier ça chaque fois qu’elle posait les yeux dessus. Éliminer le bruit et tracer une belle sinusoïdale…
Il lui fallait réévaluer la situation. Maintenant les éléments calmés, les animaux allaient sortir de leur trou, les pions allaient bouger. Il lui fallait récolter les nouvelles données et corriger ses prédictions en conséquence. La température corporelle d’Hayalee avait considérablement chuté. Plus que ça. Lisandra avait la nette impression qu’elle absorbait la chaleur alentour – sa chaleur. Elle était frigorifiée, malgré la couverture… Fascinant. Si Hayalee était capable de capter et convertir la chaleur d’un corps étranger en énergie à la même échelle qu’elle convertissait et diffusait l’énergie (de son corps ? ou d’ailleurs ?), ce de façon consciente, les applications pourraient être énormes. Hayalee avait à peine commencé à effleurer le potentiel de sa singularité. Lisandra mourait d’envie d’explorer cette voie, elle voyait déjà une dizaine d’expérimentations se dessiner…
Elle battit des cils, prit une profonde inspiration et étendit sa perception. Ses cheveux se hérissèrent à la racine et sa vision devint noire. Ce que Lisandra ressentait alors aurait été difficile à décrire. C’était comme tendre un bras (sa conscience ?) à l’aveugle et avancer à tâtons (à toute vitesse) jusqu’à effleurer un objet (une corde ? un fil ? si elle avait dû mettre des mots sur le phénomène, elle aurait parlé de cordes dans lesquelles s’écoulaient des flux d’informations) auquel se raccrocher. En l’occurrence, un autre esprit.
Elle étendit sa perception jusque chez elle (1.2 km, 55°nord-est) et attrapa la première corde qu’effleura sa conscience. Les images envahirent son cortex visuel. Les yeux dans lesquels elle s’était fondue étaient ceux d’Elma. La qualité de l’image (pas d’amétropie mais légère presbytie), les nuances de couleur (beaucoup de bleus) suffisaient à le dire. Sans parler de ses mains, occupées à broyer des feuilles de kalahari (Sasilm kysimpiln). Ses ongles étaient incrustés de saleté (sang séché, résidus de terre et de plantes). Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Son champ de vision périphérique s’en trouvait réduit, ses battements de paupières plus longs et fréquents que d’ordinaire.
Lisandra avait vérifié l’évolution de la situation toutes les 30 minutes. Avec l’assistance de Saru, Elma avait ventilé Amata et surveillé ses fonctions vitales jusqu’à ce qu’il soit en mesure de respirer seul. Elle l’avait désintubé 5 heures et 7 minutes plus tôt. Elle n’avait quitté son chevet – laissant à Saru la tâche de manier la souffleuse – qu’une fois. Le temps de braver les éléments pour aller chercher Anja. Une prise de risque grotesquement inutile, probablement dictée par l’instinct maternel.
Elma releva les yeux de sa préparation et Lisandra aperçut brièvement le sommet du crâne de Saru (ses cheveux étaient encore plus insupportables à regarder que ceux d’Hayalee) assis à l’autre extrémité de la table, la tête entre les bras. Il avait fini par s’endormir. Saru avait voulu partir à la recherche d’Hayalee et Lisandra (à 21 heures et 24 minutes), mais Elma avait réussi à l’en dissuader. Lisandra avait manqué l’argument déterminant. À ce moment, elle était dans les yeux de sa mère. Elle avait simplement vu les orbiculaires et zygomatiques de Saru se crisper de frustration et ses épaules s’affaisser sous la résignation. Lisandra avait beau lire sur les lèvres, l’absence de son se révélait parfois handicapante.
Le regard d’Elma fila dans la direction opposée et s’arrêta sur Amata, toujours allongé sur le sol du vestibule. Elle ne s’était pas donné la peine de le déplacer, mais lui avait fourni couvertures et oreillers, pour plus de confort. Une petite silhouette était blottie contre son flanc. Ça ne pouvait être qu’Anja.
L’image raviva le souvenir de ce jeune capucin (Kilpokin ryson) que Lisandra avait observé une fois (610 jours plus tôt), rester accroché des heures durant à sa grande sœur agonisante (« Lorsque soumis à un stress, l’on observe que les jeunes cherchent refuge auprès de leurs parents chez nombre d’espèces animales », Sil'Rava, Théorie de l’attachement, 1023). Lisandra avait analysé et compris ce genre de comportements à travers la documentation et l’observation. Elle-même n’avait jamais réagi de la sorte. Elle n’avait jamais appelé sa mère, la nuit, après un cauchemar, n’avait jamais cherché les bras de son père lorsqu’un cyclone ravageait l’archipel. Parce qu’elle savait.
Les cauchemars étaient une pure création de son cerveau et ce n’était pas les bras de son père qui la sauveraient d’une vague de 6 mètres. Quand bien même. Comme l’avait fait remarquer Thot, la logique n’avait pas d’emprise sur les émotions. Alors pourquoi Lisandra n’éprouvait-elle pas ça ? (« Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? »)
Les mots de sa mère réémergèrent avec une telle soudaineté que, l’espace d’une nanoseconde, l’esprit de Lisandra s’interrompit dans ses calculs et ses réflexions.
Sa mère n’avait jamais nié les différences de Lisandra, mais c’était la première fois qu’elle en parlait comme de « quelque chose qui n’allait pas ». Elle avait tort, Lisandra n’était pas défaillante, au contraire (pourquoi était-elle contrariée dans ce cas ?). Elle pouvait facilement voir le monde à travers les yeux des autres, mais elle avait compris depuis longtemps (à 3 ans, 1 mois et 4 jours) que personne ne voyait le monde comme elle, pas même ses parents. Mais il n’était pas nécessaire de savoir résoudre une polynomiale pour comprendre que les bénéfices apportés par les progrès de la science valaient largement de sacrifier une poignée d’individus (peut-être pas des Descendants, cela dit, les Descendants étaient trop rares). Pourquoi sa mère ne le voyait pas ?
Elma continua à fixer son mari et sa fille cadette (repensait-elle aux mots qu’elle avait eus ? ou à toute autre chose ? était-elle en colère ? soulagée ?). Lisandra avait souvent essayé de pousser sa capacité plus loin, détourner des flux de données d’un autre genre. Rien à faire, elle ne recevait que les informations visuelles. Pas de sons, pas de sensations, pas d’émotions, pas de pensées. Juste des images. Lisandra pouvait extraire une foultitude d’informations d’une image et tirer un nombre aussi conséquent de déductions, ce en l’espace d’un battement de cil. Et elle avait suffisamment étudié le comportement humain pour deviner ce qui pouvait se tramer dans le cerveau d’un individu rien qu’en passant dans ses yeux. Mais parfois, trop souvent à son goût, elle se heurtait encore à un mur d’incertitudes élevé.
Déjà 10 secondes qu’elle observait à travers les yeux d’Elma (5 de trop). La situation était stable, elle perdait son temps. Elle rompit le contact et attrapa les cordes alentour. Elle devait s’assurer que le mercenaire – ou un autre de ses complices – ne soit pas revenu traîner dans les parages. La jungle fourmillait de vie, mais Lisandra ne pouvait pas se lier à toutes les espèces. Sa singularité requérait une certaine compatibilité, une similarité suffisante au niveau des systèmes nerveux visuel et oculaire (une donnée qui lui avait permis de dresser une classification du règne animal qu’elle estimait plus exacte que le schéma en vigueur proposé par Laffroy).
Elle passa dans les yeux de toute une volée de kakatoas (Pasulah milrin) perchés dans un eucalyptus (Aokilrdphos ryoryun) qui lui permirent de reconstituer une vue assez complète (78%) du côté sud de la maison. Elle jouit de la vision aux couleurs chatoyantes et ultraviolettes d’un iguane (Ikoilnil ikoilnil) au nord-est. Puis le monde s’obscurcit et se teinta de bleu alors qu’elle glissait sous les feuilles avec un serpent-liane (Fraus riilnil), à l’est… Elle intercepta tous les flux qui lui étaient accessibles dans un rayon de 100 mètres autour de la maison, s’attardant rarement plus d’une milliseconde dans les yeux d’un individu. Le plus long était de passer d’un flux à l’autre, pour le reste, le cerveau de Lisandra ne mettait pas plus de 1/2000ème de seconde à traiter une image. Et une image suffisait à lui faire savoir si elle était dans les yeux d’un animal humain (Huma silvuis) ou non. Elle les enchaîna comme on fait défiler les pages d’un livre, sans en détecter aucun.
Hayalee siffla du nez, inspira un grand coup puis déglutit contre son épaule. Lisandra revint près de leur position, inspecta brièvement les alentours du mabi trii puis sauta de regard en regard en étirant sa perception aussi loin qu’elle put au sud. Elle était certaine que le mercenaire avait trouvé refuge sur la côte sud. Il y avait un cabanon de pêcheur à l’abandon ainsi qu’un ponton, là-bas. L’endroit parfait pour accoster sur l’île en toute discrétion et se cacher. Seulement, la côte était trop loin pour permettre à Lisandra d’y voir clair. La qualité des images se dégradait avec la distance (augmentation du flou, perte des couleurs et/ou des contrastes, mauvaise perception des mouvements et de la profondeur) ce de façon exponentielle. La régression débutait à partir de 3 kilomètres (plus ou moins 500 mètres), mais ce seuil n’était pas fixe. Lisandra l’avait repoussé petit à petit, à force de pratique (5 % tous les ans). Pas assez à son goût, néanmoins (si elle avait été en mesure d’étendre son champ d’action au monde entier… tout ce qu’elle aurait pu apprendre ! il fallait qu’elle bouge il fallait qu’elle voit le monde elle perdait son temps sur cette île…).
Aucune trace du mercenaire. Lisandra jeta un œil au village, évaluant les dégâts que la tempête avait causés à travers les yeux des villageois qui émergeaient petit à petit de leurs bungalows. Elle explora 80 % de la zone habitée en passant dans plus de deux centaines (206) de regards. Rien de remarquable. Elle laissa tomber les recherches après avoir perdu la connexion avec un papang (Ryoka maiiardi) qui planait au-dessus de l’île.
Entre ses blessures et la tempête, elle estimait à 15 % la probabilité que le mercenaire ait péri, 20 qu’il ait déjà quitté Uwata, 45 qu’il soit encore terré dans un trou à attendre d’avoir recouvré ses forces et 20 % de probabilités qu’il rôde dans la jungle sans qu’elle l’ait repéré. Ce n’était pas négligeable, mais s’il approchait d’eux à moins de 10 mètres, les chances qu’il échappe à sa vigilance n’étaient plus que de 2 %.
Lisandra revint à elle après ces 13 minutes d’inspection minutieuse et l’agréable sensation d’envol qui accompagnait l’ouverture de ses sens retomba (être cantonné à un seul point de vue, quelle misère pour l’esprit).
Elle frotta ses yeux fatigués, battit des paupières et baissa le regard sur Hayalee. Grimaçant sous l’afflux nerveux que lui renvoyèrent ses muscles ankylosés, Lisandra se dégagea, laissant la brune basculer vers le sol (les nombres défilèrent dans son cerveau : trajectoire, vitesse, point d’impact...). Cette dernière se réveilla en sursaut et son bras se leva, empêchant sa tête de heurter les racines (temps de réaction : 4ms plus tôt que la moyenne ; les réflexes d’Hayalee étaient rapides, en concordance avec les observations d’Amata sur les Descendants).
— Quesqui s’passe ? bredouilla Hayalee en promenant un œil hagard autour d’elle.
— Le cyclone est passé, on va pouvoir rentrer.
Ses lèvres se refermèrent et les traits de son visage se détendirent de soulagement (lorsque l’information devait passer par son système nerveux central, en revanche, dia, qu’elle était lente). Lisandra remballa les travaux de son père – qu’elle avait gardés contre elle toute la nuit – dans le sac en cuir de requin (Salin mishilox). Elle rangea les couvertures dans le coffre, par-dessus les cartes de l’île qu’elle avait dessinées (9 ans : sa période cartographie) puis quitta l’ombre du mabi trii la première.
Les données défilèrent tandis que ses yeux balayaient la jungle (F=2, 15°, Ω=8, √6…). Elle étira ses muscles courbaturés, fit craquer ses articulations et ses lombaires. Le cyclone avait semé le chaos (le climat appartenait aux systèmes décrits par un comportement chaotique : sensibilité aux conditions initiales + forte récurrence…). La canopée s’était éclaircie tandis que le sol disparaissait sous les débris. L’odeur de l’humus et les effluves des plantes (esters, cétones, aldéhydes… traces de terpène ?) étaient plus prégnants que jamais après ce brassage.
— Tout le monde va bien ?
Lisandra se tourna vers Hayalee, qui émergeait du rideau de racines que formaient les arbres parasites.
— Ma famille et Saru sont saufs. J’ai aperçu un blessé au village, mais je ne crois pas qu’il y ait de mort.
Hayalee acquiesça, tout en essayant vainement de se débarrasser de la terre et des brindilles qui lui collaient à la peau et aux vêtements.
— Et le mercenaire… ?
Lisandra avait attendu ces questions mais pas dans cet ordre.
— Aucune trace de lui.
— Tu penses qu’il est parti ?
— C’est une possibilité. Mais restons sur nos gardes, nous ne sommes pas à l’abri d’une nouvelle attaque.
Il y avait trop d’inconnus dans cette équation pour que Lisandra puisse prédire son comportement avec une précision acceptable. Dans ces conditions, le plus prudent était de se préparer au pire. Lisandra avait gardé le canif de Saru (lame en acier de 10 cm, manche en bois d’olivier de 11 cm gravé des initiales J.C.E.) dans sa poche. Elle s’engagea sans hésiter vers le nord-est et Hayalee s’empressa de la suivre de son pas terriblement maladroit.
Les rafales et les précipitations avaient défiguré la jungle. Pas suffisamment pour que l’œil aiguisé de Lisandra n’y trouve plus ses repères, mais elle naviguait peu en s’appuyant sur les marqueurs géographiques de toute façon, préférant se fier à la position du soleil et à ses sens internes (intégration du trajet) – comme la fourmi du désert (Furmis tasas). Le cerveau de Lisandra était si performant à évaluer les distances et les directions parcourues, quand bien même aurait-elle marché en zigzag sur des kilomètres, qu’elle aurait pu rentrer chez elle privée de tous ses autres sens s’il n’y avait pas eu d’obstacles sur sa route (à 7 ans, les autres enfants l’avaient accusée d’avoir triché à ce jeu stupide où il fallait frapper une noix de coco les yeux bandés après avoir tourné sur soi).
De minces cumulonimbus traînaient encore dans le ciel, crachant une pluie dérisoire en comparaison de ce qu’ils avaient essuyé. La température avait chuté (15°), l’humidité était extrême (89 %). Entre ses vêtements trempés et le manque d’énergie, Lisandra avait froid. Son corps (son cerveau) avait besoin de sucre, d’eau, de repos. Elle commençait à avoir mal au crâne. Elle fit néanmoins l’effort de revérifier la sûreté du trajet tous les 10 mètres, sans pour autant s’arrêter de marcher. Il lui suffisait d’intégrer les mouvements à exécuter pour parcourir le prochain mètre (0.3 s : lever le pied droit de 13 cm pour éviter la noix de coco à demi-ensevelie dans le sol ; 1.2 s : incliner tête et buste de 16° pour ne pas se cogner à la feuille de palme…) avant d’élargir sa perception. Elle analysait les flux accessibles sur 10 mètres dans une direction donnée, revenait à elle le temps de mémoriser les nouveaux obstacles à venir. Puis elle projetait à nouveau ses sens dans une autre direction.
La jungle était dans un tel état (sol jonché de débris, arbres renversés, zones partiellement inondées) qu’il leur fallut un tiers de plus du temps requis pour regagner la maison. Hayalee lui rentra dedans lorsqu’elle s’immobilisa à 4.4 mètres du potager (ravagé à 20 % ; la ruche Zeta était inclinée à 40°, les pertes sur la colonie devaient être lourdes, l’expérience que menait Lisandra sur la mémoire des abeilles était compromise…). Hayalee se précipita vers l’entrée. Lisandra la suivit après une brève hésitation, notant les plus infimes changements engendrés par la tempête. Les retrouvailles avec ses parents n’allaient pas être plaisantes.
— C’est barricadé ? demanda Hayalee face au panneau qui scellait l’entrée.
— Évidemment.
Cette fille n’était jamais à court de questions stupides. C’en était déroutant.
Hayalee mit ses mains en coupe et claironna :
— Eh oh ! C’est nous !
À l’intérieur, il y eut des bruits de chaises et de pas, puis la voix d’Elma s’éleva :
— Attends !
Lisandra n’avait pas besoin de vérifier pour comprendre ce qui se passait.
— Y a plus de danger, insista Hayalee. Vous pouvez ouvrir !
Silence. Le volet gauche se souleva de 10° et Lisandra entraperçut Elma derrière.
— Lisa, c’est bien toi ? demanda-t-elle en nordan.
Sachant qu’ils avaient affaire à un ennemi capable de manipuler les sens, la prudence de sa mère n’était pas déplacée. Mais inutile, en l’occurrence.
— Oui, dit Lisandra dans sa langue maternelle. Je te rappelle que pour manipuler les sens, le mercenaire doit d’abord faire entendre sa voix, ou vous faire croiser son regard.
Elle l’avait déjà stipulé, démonstration à l’appui. Personne ne l’écoutait ? Personne ne réfléchissait ?
— Si rien de tout ça n’est arrivé au préalable, tu peux en conclure que c’est bien nous. Et s’il te reste encore des doutes : 0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, 34…
Le loquet cliqueta et la porte s’ouvrit (55, 89, 144…). Saru sauta les trois marches d’escalier (son front était bandé, les mèches de cheveux qui retombaient près de sa tempe agglutinées par le sang coagulé) et faillit s’écraser contre Hayalee. Cette dernière recula d’un pas pour éviter la collision. Son visage s’éclaira lorsqu’elle croisa le regard de Saru, ses épaules se contractèrent, ses mains amorcèrent un mouvement. Elle s’apprêtait à le serrer dans ses bras. Elle réprima le geste.
— Vous êtes cinglées ! s’exclama Saru. Qu’est-ce qui vous a pris de…
— Lisaaa !
Lisandra eut juste le temps de lever le sac contenant les recherches de son père avant que sa sœur (154cm, 42kg, + 0.278 m/s2…) ne lui fonce dans l’estomac. Elle essaya de se dégager, mais Anja s’agrippa à elle comme une tique (Ilsilikyna kiln ; il manquait une perle à ses cheveux).
— T’es rentrée !
— J’y crois pas… souffla Saru en avisant le sac. Vous l’avez récupéré ?
Son regard passa de Lisandra à Hayalee – qui ne semblait pas peu fière.
— Comment vous avez fait ?
— Ma grande sœur, c’est la plus intelligente du monde, déclara Anja, d’un ton qui ne souffrait aucune contestation.
La plus intelligente de son monde (« mon propre » : union de l’ensemble des processus sémiotiques d’un organisme…), à n’en pas douter. Du monde, ça restait encore à vérifier.
— Oui, surenchérit Hayalee. C’est grâce à Lisandra qu’on a pu rattraper le mercenaire. Elle a été géniale.
Lisandra cilla. Géniale ? Elle avait fait appel à des calculs et des notions qu’elle maîtrisait déjà à six ans. Rien de compliqué, rien de génial. Ce n’était pas comme si elle avait percé le mystère de l’origine des nombres premiers.
— Wouah, fit Saru, visiblement choqué par les éloges d’Hayalee. Je crois que j’ai raté un chapitre…
— Amata, tu devrrais reuster allongé…
Debout sur le perron, Amata refusa le soutien de sa femme d’un hochement de tête et descendit les marches. Il n’avait pas encore totalement récupéré du choc provoqué par l’empoisonnement. Il était pâle (25), semblait éprouver des difficultés à se mouvoir (un manque d’oxygénation prolongé pouvait entraîner des lésions cérébrales ; quel gâchis ç’aurait été, pour un esprit aussi brillant). Sa chemise en lin pendait de travers sur ses épaules (8°). Il claudiqua vers Lisandra. Elle mit un peu de temps (1s) à interpréter son expression (soulagement).
Évidemment. L’ouvrage qu’il avait rédigé pour l’Alliance contenait la synthèse de toutes ses expériences. Ses résultats, ses hypothèses et ses pistes de réflexion sur les Descendants. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une copie unique – seulement la mieux rédigée –, voir le fruit de ces années de recherches dérobé par des personnes aux intentions nébuleuses aurait pu avoir des conséquences déplaisantes. Sans parler des potentielles applications, les notes d’Amata comprenaient des comptes rendus détaillés sur les singularités d’une bonne partie des Descendants travaillant pour l’Alliance. Laisser fuiter des informations aussi capitales sur les rebelles aurait sûrement marqué la fin de leur collaboration. Ce qui signifiait plus de financements et, surtout, plus aucune donnée à exploiter.
Anja s’écarta pour faire place à son père et Lisandra lui tendit les recherches. Il attrapa le sac d’une main et le laissa tomber à ses pieds comme un vulgaire filet de papayes. Lisandra avait encore les yeux dessus lorsqu’il passa ses bras autour de ses épaules et l’attira contre lui.
Tous les muscles de son corps se raidirent et son souffle se coinça dans sa gorge (qu’est-ce qui se passait ? ô, qu’elle avait horreur de ça… elle détestait qu’on envahisse son espace vital elle détestait qu’on la touche comme ça elle détestait ce genre de contact…). Elle sauta tous les termes de la suite de Lonar qu’elle connaissait déjà et reprit ses calculs à son dernier records afin de focaliser ses pensées sur autre chose (5001ème terme = 62763028…). Que sa sœur s’accroche à elle avec son petit corps de gamine qui lui arrivait sous le menton, passe encore – elle s’était toujours montrée collante et ennuyeuse, Lisandra avait développé une certaine tolérance. Mais son père… la dernière fois qu’il l’avait prise dans ses bras, elle avait 13 mois. Il avait fini par comprendre que ça ne faisait qu’aggraver ses hurlements.
— Lisandra ?
Il l’avait lâchée. Elle suspendit son calcul pour revenir à la réalité. Elle était incapable de dire combien de temps s’était écoulé, elle s’était totalement laissée absorber par les nombres.
— Tu vas bien ?
Le flou de la question l’agaça. Est-ce qu’il souhaitait un diagnostic physique ? psychologique ?
— Oui, répondit-elle machinalement.
— Vous n’auriez pas dû faire ça, soupira Amata, un pli entre les sourcils. C’était de la folie…
— Pardon, dit Hayalee.
Elle lança un drôle de regard à Lisandra et ajouta :
— C’est moi qui ai poussé Lisandra.
Pourquoi disait-elle ça ?
— Vous n’êtes pas bleussées au moins ?
Elma se tenait toujours sur le perron, un châle passé autour des épaules, les yeux cernés, des traces de sang sous le lobe de l’oreille gauche. Son expression était froide (ou fatiguée ?). Lisandra, qui d’ordinaire retrouvait si facilement les traits de son propre visage sur celui de sa mère, fut soudain frappée par leurs différences (son menton plus pointu et allongé, son front plus grand, ses pommettes plus hautes, ses sourcils plus fins et ses iris si bleus…).
— Rien que des blessures superficielles, répondit-elle.
Elma hocha la tête. C’était tout ? Pas de réprimande horripilante ? De leçon interminable ? De hurlement insupportable ? De toutes les réactions possibles, elle choisissait le silence ? Leur réussite la poussait peut-être à considérer qu’elle avait eu tort de douter du jugement de Lisandra (peu probable).
— Est-ce qu’on doit s’attendre à ce que cet homme revieunne ?
Pragmatique. Lisandra leur trouvait toujours ça en commun.
— Dans les prochaines heures, il y a peu de chance, dit-elle. Nous l’avons sérieusement blessé et je ne crois pas qu’il ait d’autres complices sur l’île. Mais une chose est sûre… qui que soient les gens qui ont envoyé ces deux hommes, ils savent où nous nous cachons.
— Rentrez tous, alors. Il faut qu’on parrle.
Le temps de panser les plaies des uns et des autres, de s’hydrater, se nourrir et remettre un minimum d’ordre dans la maison, Lisandra avait passé en revue les options qui s’offraient à eux une bonne centaine de fois. Elle avait listé les avantages et les inconvénients, calculé les risques, réfléchi aux profits, simulé les situations vers lesquelles chaque route pouvait les conduire. Lorsque, enfin, 150 minutes plus tard, la famille s’installa à la table de la terrasse pour parler, elle savait déjà comment le débat allait tourner et quel en serait l’issue. La plus avantageuse, tout du moins, celle qui permettrait à son père de poursuivre ses recherches comme il l’entendait, loin de la menace du gouvernement ou de tout autre parti avide de mettre la main sur ses travaux.
Hayalee et Saru s’étaient retirés dans la chambre d’ami pour leur laisser l’illusion d’une intimité, même si la distance (27m) et la cloison (15cm) qui les séparaient ne les empêcheraient pas de suivre cette conversation inutile. Déjà 28 secondes d’écoulées quand Amata se redressa dans son fauteuil en osier pour formuler l’évidence :
— Ce n’est plus sûr ci. On doit laisser l’île.
La carcasse du mobile construit par Lisandra gisait contre le mur (8 ans : sa période matériaux et bricolage). De l’assemblage pur, fait à partir d’objets récupérés ici et là.
— Pourquoi pas à Kilikas ? Ça faciliterait nos échanges avec l’Alliance…
Utiliser des échelles différentes pour la distance et la taille des astres afin de faire tenir le système dans le salon l’avait fortement contrariée, mais Elma avait réussi à la pousser à cette hérésie en la mettant au défi. Lisandra n’avait pas été dupe sur ses tentatives de manipulation, mais elle avait joué le jeu (pourquoi déjà ?).
— Tha thu gjøre… c’est la porte à côté. C’est un peu trop euvident.
Elle se revit sur l’échelle, accrocher le mobile au plafond avec Elma, puis fermer les volets pour laisser les éclats de verre projeter leur couleur dans la pièce, conformément à ses calculs. Elle revit le sourire sur le visage de sa mère.
— Très bien, dans ce cas, allons dans la région du Ril.
Les miroirs étaient brisés à présent, le verre délogé, les structures désossées. Quelle importance ? Ce truc valait moins d’une cinquantaine de solds, Lisandra ne regrettait pas une seconde de l’avoir sacrifié.
— Amata… je ne crois pas que ce soit sûrr, quelqu’endrroit dans l’archipeul.
Dès lors qu’on avait plus rien à tirer d’une chose, Lisandra ne voyait pas l’intérêt de s’y accrocher. C’était vrai pour les objets, mais aussi les lieux…
— Quoi ? Tu sous-entends qu’on laisse le pays ? Pour aller où ?
Et les gens.
— Dans le Nord ? avança-t-il.
Lisandra se désintéressa des globes cabossés à temps pour intercepter le regard appuyé qu’Elma lança à Amata.
Voilà un mystère qu’elle n’avait jamais réussi à éclaircir. Elle avait souvent entendu sa mère confesser à quel point le Grand Nord lui manquait, elle avait remarqué l’étincelle qui s’allumait dans ses yeux à l’évocation des steppes glacées. Pourtant, chaque fois qu’il était question d’aller y faire un tour, le refus d’Elma était catégorique. Lisandra s’en était toujours trouvée très frustrée. Elle rêvait d’y retourner (escalader le glacier balla deigh, étudier les effets des 5 mois de jour et de nuit sur l’esprit humain, voir les aurores boréales de ses propres yeux…). North – comme l’appelaient les habitants du nord (northolk) – était une terre pleine de secrets que Lisandra aurait volontiers pris d’assaut. Mais Elma trouvait toutes les raisons du monde pour ne pas y emmener ses filles : « Il n’y a pas d’opportunités », « Les conditions de vie sont trop rudes »… « C’est dangereux ».
Lisandra avait cherché une explication plus satisfaisante auprès de son père, qui lui avait servi un mensonge intéressant : « Ta mère est un peu en froid avec le reste de la famille… des vieilles histoires de tradition ».
Aussi forte que soit la tentation de revenir sur cette énigme, et aussi plaisante que soit l’option d’aller dans le Nord, ce n’était pas l’issue que Lisandra convoitait le plus. Ce n’était pas là-bas qu’elle maximiserait son potentiel.
— A’ol ninaû ! s’exclama alors Anja. Je veux pas laisser l’île moi ! Je veux pas laisser mes amis !
— Anja, ne commence pas…
Le temps qu’Elma explique le pourquoi du comment à sa fille cadette avec la patience et la pédagogie qui lui permettaient de communiquer avec les marmots les plus retardés des alentours, Lisandra imagina un tétraèdre (V=Bh/3=1m3) et s’amusa à chercher toutes les transformations géométriques à appliquer pour aboutir à un pentakidodécaèdre. Ça n’empêcha pas les jérémiades de sa sœur d’agresser ses tympans, mais ça permit à son cerveau de ne pas trop y prêter attention et à sa tension artérielle de ne pas grimper en conséquence.
— Lisandra…
Elle suspendit ses calculs et tourna le regard vers Amata, assis en bout de table.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
Enfin. Il lui demandait son avis. Ses parents avaient beau avoir appris à se fier à son jugement, il leur arrivait encore d’être retenus par leur stupide fierté d’adultes.
— J’en pense qu’avant de discuter du « où », il faudrait d’abord redéfinir nos priorités.
Lisandra devait manœuvrer avec prudence si elle voulait pousser ses parents dans la direction qui l’arrangeait. Son père n’était pas le problème – lui et Lisandra partageaient les mêmes ambitions – et Anja était trop jeune (et stupide) pour avoir son mot à dire. Le plus dur, comme toujours, serait de faire plier Elma.
— Si nous voulons être absolument sûrs que ces gens ne nous trouvent pas encore, continua-t-elle, alors j’ai bien peur que nous n’ayons d’autre choix que de couper les ponts avec l’Alliance.
Lisandra marqua trois secondes de silence pour ménager son effet. La grimace qui déforma la bouche d’Amata lui indiqua qu’elle était sur la bonne voie.
— Le fait que nous ayons besoin de communiquer régulièrement avec l’Alliance nous rend localisables. Peu importe sur quel continent on se cachera, si papa veut continuer à recevoir des financements et des données, on ne peut pas se permettre d’être « introuvables ». On pourrait prendre plus de précautions bien sûr, placer des intermédiaires, mais j’ai fait les calculs, et ce qu’il en vient c’est que, plus on augmente notre sécurité, plus on réduit les possibilités d’étudier les Descendants.
En d’autres termes, son père devait choisir entre ses travaux – ses rêves – et la sécurité de sa famille. Il passa une main sur son visage aux traits tirés par la fatigue, frottant l’ombre de barbe blonde (1mm) qui couvrait ses joues. Le dilemme ne datait pas d’hier. En quittant la capitale pour venir ici, Amata avait déjà tenté de trouver un juste milieu. Il lança un coup d’œil fuyant à sa femme. Le sujet était source de tension entre eux. Elma était, certes, une scientifique et une femme engagée, qui soutenait son mari dans ses projets, il y avait des limites aux risques et aux sacrifices auxquels elle pouvait consentir. Cela dit, si cette dernière voulait bien réviser son jugement, il y avait une façon très simple pour Amata de poursuivre ses travaux tout en leur assurant une sécurité optimale. Un compromis bien plus satisfaisant que la demi-mesure bancale qu’ils avaient trouvée ici.
Amata ouvrit la bouche, plus pâle que jamais, mais Lisandra ne lui laissa pas le temps de proférer une réponse qui décevrait soit les attentes de sa femme, soit celles de sa fille.
— Ou alors… commença-t-elle.
Ses parents se focalisèrent à nouveau sur elle. Elle fit attention à ne pas surjouer l’hésitation.
— On peut toujours demander la protection de l’Alliance.
Elle baissa les yeux et fronça les sourcils, faisant mine d’y réfléchir. Comme si elle n’avait pas entrevu cette fin dès l’instant où elle avait compris qu’ils étaient attaqués.
— Ils ont déjà suggéré de nous accueillir dans leur repaire par le passé…
Comme attendu, les ailes du nez d’Elma tressaillirent. Leur connexion avec l’Alliance avait beau venir de son côté de la famille, comme Lisandra l’avait expliqué à Hayalee, sa mère ne souhaitait pas se mêler davantage à leur rébellion. Mais l’attaque de ces mercenaires la convaincrait peut-être qu’opérer un rapprochement avec l’Alliance était moins risqué que de s’accrocher à leur indépendance.
— Il faut reconnaître qu’il y a des siècles que leur organisation survit, poursuivit Lisandra. Ils ont du pouvoir et des ressources. Non seulement on serait à l’abri avec eux mais, en plus, ça faciliterait grandement le travail de papa.
Son rythme cardiaque accéléra malgré elle et elle fit de son mieux pour ne pas laisser transparaître sa nervosité. La réalité était plus compliquée que ça. Elle omettait volontairement un point dans son raisonnement, un fait nouveau et inquiétant concernant l’Alliance et qui aurait clairement influencé la décision de ses parents. Mais il lui paraissait impossible que ça ne leur soit pas venu à l’esprit… Elle décida d’abattre sa dernière carte avant qu’ils aient fini d’analyser ce qu’ils avaient en main :
— À vous de voir ce que vous voulez faire.
Les yeux polaires d’Elma trouvèrent ceux de sa fille. Elle avait compris le message. Parfait.
Ses parents pouvaient bien tourner le dos à l’Alliance et partir se terrer dans les contrées les plus reculées du monde si ça leur chantait, Lisandra ne les suivrait pas. Elle avait perdu assez de temps comme ça (17 ans, 73 jours et 11 heures). Il y avait tellement de choses à apprendre et à découvrir. Elle leur était reconnaissante d’avoir fait de leur mieux pour lui permettre de grandir en sécurité, dans un cadre émotionnel stable, avec une éducation stimulante, mais elle n’avait plus besoin d’eux depuis longtemps.
Elle n’avait plus besoin d’eux, mais elle savait qu’Elma ne la laisserait pas partir seule si elle pouvait l’éviter. C’était une mère. Une de celles qui faisaient passer la survie de sa progéniture avant le reste. Si les progrès que leur famille pourrait apporter au monde avec le soutien de l’Alliance ne la convainquaient pas, si les tentatives d’intimidations, de vol ou de meurtre ne suffisaient pas plus, voir son enfant partir chez les rebelles tuerait peut-être ses dernières hésitations.
Lisandra soutint son regard une seconde, puis détourna les yeux. Il ne s’agissait pas de paraître trop provocante, ou sa manœuvre aurait l’effet opposé. Bien qu’elle s’attende à ce qu’ils la freinent dans ses projets, Lisandra préférait que sa famille suive le mouvement. Se rapprocher de l’Alliance était dans leur intérêt à tous – pour le moment.
— Si nous allons là-bas, on ne peut pas dirre si on sera capable de revenirr. Si le gouveurnement apprend à propos de ça, nous serons consideurés comme des crriminels.
Lisandra balaya l’argument.
— Nous sommes déjà en collaboration avec l’Alliance. Il y a moins de chance qu’ils l’apprennent si nous faisons ça hors du territoire plutôt que de rester ci à héberger des rebelles dans la chambre d’ami.
Amata suivait l’échange en silence. Aucun doute quant au parti qu’il souhaitait voir gagner (si seulement il avait eu le cran de faire valoir son opinion). Lisandra décida de jouer le tout pour le tout en tirant un peu plus sur la corde sensible.
— C’est l’option la plus avantageuse et la plus sûre pour nous tous, maman.
Le mot ramena le souvenir à la surface. La vaisselle cassée, les hurlements (« Pourquoi est-ce que tu ne m’appelles pas « maman » ! »). Elma cilla, ses mâchoires se serrèrent, ses yeux s’embuèrent et sa poitrine se souleva sous le coup d’une profonde inspiration. Soudain, Lisandra n’eut plus aucune certitude quant aux pensées et émotions qui traversaient sa mère. Elle avait fait une erreur de calcul. Elle n’arrivait plus à interpréter son expression (tristesse ? colère ? amertume ?).
Dégoût ?
Les battements de son propre cœur s’accélérèrent et sa gorge se noua. Sous la table, Lisandra enfonça les ongles de sa main gauche dans le dos de sa main droite.
Elle ne supportait pas ça. Elle ne supportait pas ça. Elle reprit la construction mentale de son pentakidodécaèdre et étendit sa perception vers le ciel. Elle atterrit dans les yeux d’un aigle de Haast (Azam kysiln). Un aigle. Comme la première fois qu’elle s’était ouverte au monde.
Le trop-plein d’émotions s’estompa tandis que son cerveau se laissait leurrer par les images, imprimant dans son corps la douce sensation de vol. Le paysage défilait dans son regard, les nombres dans son esprit. Elle comprenait ce qu’elle voyait et les équations se déroulaient sans accrocs. Ici, elle maîtrisait la situation.
Amata parla, mais les mots mirent du temps à l’atteindre. « Tout va bien, Lisandra ? Tu vois quelque chose ? »
Puis la voix d’Elma :
— Fìor mhath. Si l’offrre de l’Alliance est toujours debout, alors nous irons.
Lisandra rompit la connexion sur l’image d’un ouistiti (Huoikhi ryriln ; le bout de sa queue était tordu) sautant dans les branches d’un hévéa (Hìvia kauhau). Elle battit des paupières. Le temps que ses iris fassent la mise au point et que ses cristallins accommodent, Elma s’était levée. Elle retourna à l’intérieur du bungalow, sans un mot de plus ou un regard.
Lisandra serra les dents. Elle avait perdu le contrôle. Elle qui croyait avoir dépassé ce genre de crise… La conséquence du manque de sommeil. Après 24 heures sans dormir, son cerveau ne perdait rien de sa puissance de calcul et d’analyse (au contraire), en revanche, sa capacité à comprendre et communiquer avec les autres en prenait un coup, tandis que son émotivité augmentait en flèche. Des faiblesses sur lesquelles elle avait travaillé toute son enfance et son adolescence. C’était d’autant plus rageant d’en revenir là.
— Thaa’… fit Amata après trois longues secondes de silence. J’imagine qu’il ne nous reste plus qu’à plier bagage.
Anja souffla un grand coup par le nez pour signifier son mécontentement.
— Je m’occupe de prévenir Hayalee et Saru de notre décision, dit Lisandra en se levant à son tour.
Elle repoussait sa chaise contre la table quand son père dit :
— Mais… pour tes projets alors ? Tu ne voulais pas aller à Hiki Mai’ ?
Elle se figea.
Hiki Mai’. Le plus grand complexe universitaire au monde. De l’astronomie à la chimie, en passant par la géologie ; des mathématiques aux langues et à l’Histoire, sans oublier la médecine, la biologie ou la météorologie… c’était plus d’une vingtaine de disciplines qui y étaient étudiées par les plus brillants esprits de la planète. Lisandra s’était juré d’en faire partie.
— J’irai. Plus tard.
Elle irait, oui. Elle irait et elle ferait ce que son père n’avait pas eu le cran de faire. Révéler l’existence et le potentiel des Descendants au monde, expliquer comment leurs aptitudes fonctionnaient et d’où elles venaient. Mais pour cela, il allait lui falloir plus de données.
Ne traînant pas davantage, Lisandra tourna les talons et partit en direction du bungalow secondaire. Elle ne se donna pas la peine d’annoncer sa présence avant de passer le rideau qui masquait l’entrée de la chambre d’ami.
Elle trouva Hayalee et Saru occupés à ranger la chambre. Le mercenaire y avait fait un tour, pendant qu’eux étaient au village et que Lisandra et sa famille étaient barricadées dans les autres pièces. Il avait vidé tous les tiroirs des commodes, retourné les oreillers et le matelas, fouillé dans leurs sacs… Sans chercher à cacher son passage, il n’avait pas mis plus de pagaille que nécessaire. Sa fouille avait été efficace et rapide. Il en allait de même pour le laboratoire (il s’était abstenu de casser toute la verrerie ou de jeter les meubles en travers de la pièce).
Saru abandonna le pantalon qu’il pliait sur son sac, Hayalee acheva de remettre le linge de maison dans le tiroir supérieur de la commode et tous deux tournèrent un regard interrogateur vers Lisandra.
— Nous allons demander refuge auprès de l’Alliance, annonça-t-elle.
Hayalee ouvrit la bouche dans une expression de surprise qui agaça Lisandra (c’était pourtant prévisible).
— Il va falloir aller jusqu’à Kilikas pour envoyer la requête à qui de droit, poursuivit-elle, en espérant obtenir une réponse d’ici à ce que vous repartiez.
Saru baissa les yeux vers la gauche, signe qu’il réfléchissait, et dit :
— Le bateau part dans dix jours… ça risque d’être juste pour qu’un faucon messager fasse le voyage allé-retour jusqu’au QG.
Il avait raison, Lisandra aussi avait fait les maths.
— Il n’y a personne qui puisse prendre cette décision à Mas ?
— Alors ça… souffla-t-il en haussant les épaules. Je sais que l’Alliance a des repaires et des contacts ici et là dans l’archipel, mais je crois pas qu’il y ait de personne suffisamment haut gradée.
— Dans ce cas, ne traînons pas. Après votre départ, je ne donne pas longtemps avant une nouvelle attaque.
Elle allait les laisser, mais Saru contourna le lit pour venir lui faire face :
— Attends.
Un bras déjà passé derrière le rideau, elle tourna le visage vers lui sans masquer son impatience (profitant de leur proximité pour tenter de capter les détails de son œil gauche, qui battait des cils sous ses cheveux châtain). Il affichait une drôle d’expression, soudain (de l’hésitation ?). Elle décida de lui accorder 20 secondes.
— Écoute… à propos de… toi.
— Eh bien ?
— Eh ben, si tu veux, ça peut rester entre nous.
Elle fronça les sourcils. Elle n’était pas sûre de comprendre.
— On en a discuté avec Hayalee, on est tous les deux d’accord pour garder ton secret.
Hayalee se sentit obligée d’acquiescer pour confirmer ses dires. Lisandra avait bien saisi de quoi il retournait, ce qui lui échappait, c’était : pourquoi ?
Pourquoi se donneraient-ils la peine de dissimuler cette information à l’Alliance ? Qu’avaient-ils à y gagner ? Elle essaya de trouver la réponse sur le visage de Saru, à la commissure légèrement contractée de ses lèvres, dans la courbe altérée de son sourcil ou dans l’ouverture de son iris (jaune, vert, bleu). Il semblait essayer de lire en elle autant qu’elle essayait de lire en lui. Se heurtait-il à la même incompréhension ?
— Je trouverai un moyen de faire mon rapport à l’Alliance sans mentionner que t’es une Descendante, assura-t-il.
— Pas la peine, dit alors Lisandra.
Sa réponse parut le désarçonner. N’avait-il pas conscience des avantages que leur statut leur conférait ? Dans l’archipel, être un Descendant était un danger, mais auprès de l’Alliance, ça ne pouvait que leur ouvrir des portes. La preuve en était de la présence d’Hayalee et Saru ici. On les laissait partir en mission malgré leur criante inexpérience, parce qu’ils étaient des Descendants. Lisandra ne poussait pas sa famille dans les bras des rebelles pour se barricader dans une petite maison et faire du tricot au coin du feu. Elle savait que l’Alliance ne comptait pas de Descendant de Kahilyar – la dernière avait été son arrière-arrière-grand-mère. Avec ses aptitudes, Lisandra était certaine d’avoir beaucoup à leur apporter… en échange de quoi, elle pourrait exiger beaucoup.
Sortir de l’ombre maintenant était tout à son avantage.
— Ce sont mes parents qui ont tenu à en faire un secret, pas moi. Je suis majeure à présent, la décision me revient et je n’ai pas envie de me cacher de l’Alliance. Après tout, ce sont les seuls à accepter les Descendants.
La bouche de Saru se tordit dans une grimace qui semblait sous-entendre qu’il ne partageait pas son opinion. Mais Lisandra avait pris sa décision.
— Tu saignes.
Hayalee pointait sa main du doigt. Lisandra baissa les yeux. Elle s’était entamé la peau jusqu’au sang.
— Ce n’est rien. Je vais aller me changer, annonça-t-elle, signifiant par la même la fin de la discussion. Ensuite, il faudra qu’on s’organise pour envoyer ce message aujourd’hui. Au fait…
Elle tira le canif qui pesait (31g) au fond de sa poche et le lança à Saru (z(x) = – 1/2 g/Vx2 x 2 + Vz/Vx x...), qui le rattrapa d’extrême justesse (h = 91 cm, d = 182 cm, t = 1.3 s : en accord avec ses prédictions).
— Fais attention en nettoyant la lame, il y a encore des résidus de baie.
Il écarta aussitôt l’objet de lui, qu’il tint entre le pouce et l’index.
— Super… merci.
— Il n’y a pas de quoi.
Le soleil l’accueillit à sa sortie. Déjà 1 heure qu’il avait cessé de pleuvoir. Les derniers cumulonimbus se dissipaient, laissant apparaître des morceaux de ciel bleu (486nm). Lisandra vérifia qu’aucune menace ne rôdait autour de la maison, puis traversa la cour. Refermant la porte coulissante derrière elle pour s’assurer un brin d’intimité, elle retrouva le calme familier de sa chambre avec soulagement.
La pièce avait été épargnée par la fouille du mercenaire – après avoir fait chou blanc dans le laboratoire et la chambre d’ami, il avait opté pour la prise d’otage. Tout était à sa place : les livres de sa bibliothèque personnelle rangés par thème et auteur, sa collection de minéraux alignée sur les étagères (des roches basaltiques aux granitiques), ses planches anatomiques épinglées au-dessus du bureau, sur le mur opposé aux cartes et représentations du monde. Entre les deux s’étalaient d’un côté les croquis de biologie, de l’autre, les tableaux et formules de chimie, tandis qu’au plafond, elle avait redessiné la galaxie (elle rêvait d’un plafond en verre ; elle en aurait un plus tard). Déjà, une partie de son cerveau commençait à faire le tri entre ce qu'elle pourrait emmener et ce qu'elle devrait laisser, se heurtant à des choix impossibles (L'Épopée d'Einarr ou Le Grand Répertoire des Étoiles ?) réfléchissant sur les vêtements appropriés (l'Alliance se cachait quelque part près de la côte est de Psamias, entre 45 et 60° nord estimait-elle, il lui faudrait donc opter pour ce qu'elle avait de plus chaud…).
Elle alla s’asseoir sur la chaise de bureau sans se donner la peine d’ouvrir les volets, laissant la pièce plongée dans la pénombre. Trop de stimulations. Sa céphalée ne faisait qu’empirer. Elle avait besoin de repos. Elle n’avait pas assez dormi et elle avait poussé son organisme et son esprit plus loin que jamais. Lisandra se pencha pour tirer la trousse de soins de sous son lit, la déposa sur son bureau et piocha de quoi désinfecter le dos de sa main.
Les dernières heures avaient été éprouvantes. Et remarquablement instructives.
Elle songea à cette course effrénée dans la jungle, à comment elle avait dû utiliser sa singularité pour traquer une cible en mouvement tout en courant dans un environnement encombré dévasté par la tempête. Elle se revit réfléchir à toute vitesse pour essayer de comprendre le fonctionnement de la singularité de leur adversaire, analyser chaque indice, l’amener à leur en fournir davantage. Elle avait dû réagir dans l’urgence sans commettre d’erreurs, élaborer stratégie sur stratégie, s’adapter aux actions (souvent imprévisibles de stupidité) des autres, tenir compte des forces et des faiblesses de ses alliés et de leur adversaire… Un bras de fer sur un plateau de mai’sho géant, avec parfois pas plus d’une demi-seconde pour jouer son coup, et le risque de mourir en cas d’échec.
Lisandra avait été confrontée à des problèmes mathématiques autrement plus compliqués, mais c’était la première fois qu’elle se retrouvait à utiliser ses capacités intellectuelles et physiques de cette façon, dans des conditions aussi extrêmes. L’expérience avait mis en relief une bonne dizaine de faiblesses (la lenteur avec laquelle elle passait d’un organisme à l’autre lorsqu’elle utilisait sa singularité, ou encore son manque d’endurance…) qu’elle imaginait déjà comment corriger.
Elle sentit à peine la brûlure de l’alcool sur les plaies de sa main. Revivre tout ça la faisait frémir. D’angoisse, certes, mais aussi de satisfaction (au vu de ce qu’elle avait accompli), de frustration (face à ses échecs), d’excitation et d’impatience (à l’idée d’en vivre davantage). Il y avait longtemps que ses émotions n’avaient plus bouillonné comme ça, longtemps que les pensées ne s’étaient plus bousculées avec une telle frénésie dans son cerveau.
Lisandra reposa le linge imbibé d’alcool et leva les yeux vers le crâne d’aigle qui décorait l’étagère gauche de son bureau. Un bracelet en cuir orné d’un pendentif en ivoire couronnait les restes du rapace. Lisandra tendit le bras pour le récupérer et passa son pouce sur les deux anneaux entrelacés qui y étaient gravés : le symbole de Rimìm, le dieu nordique de la Sagesse, gardien du secret des Trois Mondes. Un cadeau d’Alrik. Lisandra n’aimait pas s’embarrasser de choses qui n’avaient aucun intérêt pratique ou intellectuel, mais elle avait gardé celle-là. Ça ne prenait pas trop de place et elle avait supposé que c’était ce qu’on attendait d’un « ami ». Après tout, c’était elle qui avait proposé à Alrik d’entretenir une relation amicale.
7 jours plus tôt, elle projetait encore de le rejoindre à Hiki Mai’, mais l’arrivée d’Hayalee et Saru avait tout remis en perspective. Elle entrevoyait un chemin, certes plus dangereux, mais tellement plus enrichissant. Elle ne pouvait pas se laisser freiner par quelque chose d’aussi éphémère et futile que l’amitié. Les amis étaient remplaçables, elle était certaine de trouver d’autres gens intéressants et utiles là où elle allait. Elle abandonna le bracelet sur son bureau et se leva.
Qu’il s’agisse de la formation de l’Univers, l’émergence de la Vie, l’évolution des Hommes ou celle des Descendants… Lisandra expliquerait tout. Les réponses étaient là, quelque part, et elle allait les trouver. Elle était prête à tout sacrifier pour ça.