Alors que je me tenais assise sur le bord de mon lit, mon esprit reprenait doucement contenance. Will avait fermé les yeux et s'était assis à l'autre extrémité, me laissait tout le temps dont j'avais besoin pour m'en remettre.
Après une lente et profonde inspiration de ma part, il me demanda si je me sentais mieux.
« Je crois, fis-je, le regard encore un peu absent.
- Je tiens à te demander pardon pour le comportement de mes élèves. Je vais aller leur parler sur le champ. Et, crois-moi, ils vont vite se calmer tous les trois. La découverte des pouvoirs onégiens fait souvent naître une foule de questions et peut conduire à un véritable état de choc. Ils n'auraient pas dû en rajouter », termina-t-il avec une sincérité dont je ne parvenais toujours pas à savoir si elle était feinte ou sincère.
« Comme tu l'as compris, continua-t-il en se raclant la gorge, nous possédons chacun nos propres capacités. Lorsqu'un sans-droit utilise de l'énergie onégienne, l'iris de ses yeux change de couleur selon la nature et la puissance de son pouvoir.
- Si j'étais comme vous..., quel pourrait être mon pouvoir ?
- Je ne suis pas encore parvenu à identifier ta vraie nature. Lorsque tu as combattu l’orial, tes yeux n’étaient pas suffisamment perceptibles et je ne sais pas comment tu t'y es prise pour le faire fuir de la sorte. Ce que je sais c'est que tu lui as fait extrêmement peur. »
Son commentaire me vola un léger sourire.
« Tu as brûlé, par accident, la maison de tes parents, n’est-ce pas ?, reprit-il.
- C'est ce qu'on m'a fait comprendre, répondis-je, la gorge subitement nouée.
- Il est donc possible que tu aies hérité du même pouvoir qu’Egon et Cloud. Nous allons tout faire pour que tes capacités montrent le bout de leur nez et que tu apprennes à les maîtriser. »
Sur ses mots, le commandant se mit debout et me tendit la main pour m’aider à me relever. Les révélations qu'il était en droit de me faire étaient terminées.
Lorsque nous arrivâmes à la salle ovale, tous les soldats orphelins y étaient assis et écoutaient distraitement la leçon de Khalem. Will se permit de l'interrompre pour exiger de s'entretenir avec Rippel, Egon et Taurin.
Alors qu'ils quittèrent tous les quatre la salle d'entraînement, je pris place pour écouter, et sans n'y rien comprendre, la suite d'une conférence magistrale sur les arts du combat.
Une ou deux heures plus tard, nous dûmes nous rendre dans le vestibule de l'aile des ombres afin d'attendre que l'on vienne nous chercher pour nos tâches de l'après-midi. Mes trois camarades étaient revenus de leur entrevue avec Will. Taurin, en particulier, ne faisait pas le fier.
Sur le seuil, cinq gardes apparurent. L'un des hommes était celui qui m'avait empoignée pour me conduire aux bains avant que l’on m’allège de mes longs cheveux. Son visage me remémora cet instant que j’aurais préféré oublier. Pendant que je me touchais la tête du bout des doigts, Will s’approcha d'un autre garde et me désigna du menton. Ce dernier acquiesça en silence et je fus invitée à le suivre, accompagnée par deux autres jeunes garçons dont j'ignorais encore les prénoms. Nous quittâmes les lieux dans un profond silence et fûmes tous les trois conduits dans l’immense couloir que Will m'avait fait emprunter la veille pour rencontrer le forgeron du château. Sur place, chacun de nous emprunta une porte distincte. Lorsque j’entrai seule dans l'arsenal, je tombai nez à nez avec Oslov qui faillit laisser tomber l'armure de plates qu’il tenait entre les mains. Il m’invectiva alors de tous les noms avant de m’ordonner de me tenir immobile dans un coin de la pièce et le plus loin possible de ses pieds. À mon plus grand dam, j'y restai des heures durant sans pouvoir bouger. Si j'osais agiter, ne serait-ce que, l'extrémité douloureuse d'un pauvre membre endormi, le maître forgeron me tombait dessus tel un chien enragé. À une reprise, il me frappa même l’arrière du crâne avec le plat de la main. « Si tu souhaites être utile, apprends la patience et la discrétion, m'avait-il sèchement répondu alors que je lui proposais mon aide. Pour avoir sa place dans mon atelier, il faut y être invisible. »
Les heures passèrent avec une lenteur insupportable. Éreintée par l'absence de tâche et sans la moindre possibilité de mouvement, tout mon corps devenait lourd et fatigué. De son côté, Oslov suait à grosses gouttes, épuisé par le nombre invraisemblable de commandes qui lui étaient faites. Pendant toute l'après-midi, l'homme travailla le métal, aidé de temps à autre par Mura, son jeune apprenti, qui rangeait et nettoyait tout derrière lui.
Alors que je ne l'attendais plus, le soldat qui m’avait conduite à l’arsenal vint enfin me récupérer. Oslov accepta sa requête d'un simple geste du poignet et sans m’accorder la moindre attention. Pendant l’entièreté du trajet de retour, je priai Onuan que le lendemain me soit plus favorable.
Lorsque nous atteignîmes la porte des ombres, le soldat tourna les talons et mes deux camarades se précipitèrent à l'intérieur. « On t'attend en cuisine », m’indiqua le gardien au bout de quelques secondes d'hésitation.
- Où se trouvent-elles ?, lui demandais-je.
- Là-bas. »
Je n’insistai pas davantage et me mis en quête des lieux qu'il m'avait si admirablement bien indiqués.
Par chance, Will m'attendait dans le vestibule et m'accueillit par une question : « Comment cela s’est-il passé avec Oslov ?
- Comme un charme. Saviez-vous que rester debout pendant des heures sans bouger était bien plus difficile que ce que l'on pourrait penser ?, répondis-je avec sarcasme.
- Je vois... Il va sans doute lui falloir du temps avant de t’accepter pleinement dans son antre. Sois patiente. »
De la patience... Voilà bien une chose dont Onuan, ou Onégan, avait oublié de me pourvoir. Au lieu de me réconforter, son commentaire me découragea plus que je ne le laissai paraître.
« Où se trouvent les cuisines ?, demandais-je pour la seconde fois. Le garde m'a dit que je devais m'y rendre.
- J'allais justement t’y conduire, répondit Will. Ode doit t’y attendre avec impatience. »
Les cuisines n'auraient pu être plus faciles à trouver. Elles étaient situées juste à côté de la salle d'entraînement, délimitées par une porte aux tons beiges. Will m'y laissa entrer puis repartit de son côté. J'y retrouvai les jeunes sans-droits de la clairière ainsi qu'une femme habillée d'une cape grise. Ode, si je ne me trompais pas, courait dans tous les sens en donnant des ordres particulièrement pointilleux. Lorsqu'elle me remarqua enfin, son visage se fendit d'un large sourire. « Tu dois être Alys ! Voilà enfin la touche féminine qu'il nous manquait ici ! Je suis Ode. Ne reste pas plantée là, viens donc nous aider », dit-elle en me faisant signe d'approcher. Sans que je comprenne ce qu'il m'arrivait, elle me remit lourdement une série d'écuelles entre les mains. Leur poids faillit me faire perdre l'équilibre. « Va donc les disposer une à une sur le buffet à l'entrée de la salle à manger », m'ordonna-t-elle gentiment et fermement à la fois.
Comme si je possédais soudainement deux mains gauches, je fis tomber la majorité des récipients par terre avant même d'atteindre le buffet.
Cloud s'approcha en silence et m'aida à tout ramasser. Il agença hasardeusement le tout sur le meuble sans m'adresser un mot et retourna couper des légumes quelques pas plus loin. À côté de lui, Egon avait les mains plongées dans un récipient d'eau et grattait l'ustensile sale qui s'y trouvait. Rippel, quant à lui, rompait des bouts de pain en morceaux alors que Gildric et Taurin se tournaient les pouces.
Je commençais à replacer correctement les écuelles lorsque Ode gronda les deux oisifs en les priant d'aller disposer des cuillères et des coupes sur la table de la salle à manger.
« Il est presque l'heure, mes enfants », annonça-t-elle en frappant dans les mains. Cloud se pressa de déverser les petits dés de légumes qu'il venait de couper dans une grande marmite disposée au centre de la pièce. La cuisinière s'empara alors d'une cuillère en bois pour vérifier l'état du repas.
Lorsque j'eus terminé ma part, elle me demanda d'aller remplir toutes les coupes de la salle à manger avec l'eau chaude qui infusait sur le comptoir. Je m'emparai d'une première cruche à bec et me dirigeai vers la salle en question.
Cette dernière paraissait plus petite qu'elle ne l'était en réalité. L'espace tout entier était occupé par une longue table recouverte d'une nappe bleue aux finitions blanc-cassé. Il était étrange d'apprécier un si beau textile dans un endroit si austère.
Trois cruches me suffirent à remplir la quinzaine de coupes disposées sur la table. À chacune de mes allers et venues, Taurin me bloquait le passage, prétextant ne pas m'avoir vue. Le tête-à-tête avec Will auquel il avait été forcé de participer un peu plus tôt dans la journée semblait lui rester en travers de la gorge.
Lorsque tout fut prêt, Ode ouvrit en grand la porte des cuisines et frappa quelques coups sur une cymbale accrochée à l'entrée. Tous les jeunes sans-droits de l'aile des ombres débarquèrent des couloirs voisins et formèrent une file devant elle. Egon, Cloud, Rippel, Taurin, Gildric et moi sortîmes des cuisines pour nous joindre à eux.
Chacun à notre tour, nous dûmes nous laver les mains dans une petite bassine d'eau claire, prendre une miche de pain, récupérer une des écuelles du buffet et se présenter devant Ode qui nous y versait un peu du bouillon aux légumes.
Lorsque je pénétrai dans la salle à manger, une bonne partie des chaises étaient déjà prises. Rippel me fit instantanément signe de prendre place en face de lui.
Quand tout le monde fut installé, Will et Khalem entrèrent à leur tour. Entre eux, se tenait le petit garçon qui était arrivé en retard ce matin. Khalem s'empara au hasard d'une coupe d'infusion posée sur la table et la lui remit froidement entre les mains. « À qui est-ce aujourd'hui ?, demanda-t-il ensuite.
- À moi, maître Khalem, répondit le jeune Louie.
- Nous t'écoutons mon garçon », reprit Will d'une voix plus avenante que son collègue.
Louie prit une profonde inspiration avant d'énoncer un serment qu'il avait sans nul doute appris par cœur : « Nous remercions le roi Lim pour son hospitalité et la bonté dont il fait preuve depuis toujours envers nous, sans-droits. Nous le glorifions de nous accorder le logis dans son château et la permission de nous sustenter de ses victuailles malgré les fautes que nous avons commises aux temps passés. Nous jurons loyauté et fidélité à son blason et remettons notre vie entre ses mains. À jamais, nous l'honorerons par notre bravoure et, jusqu'à la fin des temps, nous nous battrons aux côtés de son peuple. Onégiens de naissance, Onuans de choix et d'alliance.
- À la vie, à la mort. À jamais, soldats du Royaume du Nord », scanda ensuite en cœur l'entièreté de la table.
Sans un mot supplémentaire, Khalem, Will et Lothrin nous quittèrent et tous mes camarades attaquèrent avec vacarme et appétit le pain et le bouillon.
Assise à cette grande table avec pour seule occupation de manger, j'eus enfin le loisir de nous compter. Quatorze. Avec Lothrin qui n'avait pu se joindre au repas, cela faisait donc quinze en tout.
Contrairement à mon groupe, les plus jeunes, restés avec Khalem, semblaient épuisés et certains arboraient des ecchymoses et des entailles qu'ils n'avaient pas au matin.
« À la vie, à la mort », me répétais-je maintes fois. Comment le roi pouvait-il se regarder en face après ce qu'il avait fait au jeune Jarem et oser nous astreindre à une telle allégeance ? Pourquoi nous rendaient-ils responsables des agissements de nos ancêtres et en quoi le fait de nous sacrifier était-il un acte de réparation ?
Les maigres rations de fruits offertes au matin et les petits gâteaux salés que j’avais avalés la veille avant de m’endormir ne m’avaient pas été suffisantes. Le repas terminé, mon estomac criait toujours famine.
Lorsque les écuelles furent toutes bien vides, nous débarrassâmes notre vaisselle sale et quittâmes prestement les cuisines.
Dans le vestibule, la moitié d'entre nous prit le couloir de droite et l'autre celui de gauche. Je suivis le second groupe pour retourner à ma chambre.
Lorsque je fus devant ma porte, Rippel entra dans la pièce juste en face et me souhaita de passer une bonne nuit. « Oui oui, bonne nuit à toi aussi », lui répondis-je, peu désireuse de bavarder.
Mon lit avait été refait et les vêtements que j'avais déposés sur la commode n'y étaient plus.
Devant ma bassine, je m'humectai un peu le visage ; l'eau était toujours aussi froide, mais je n’avais pas d’autre choix que de m’en accommoder. Enfin, je retirai une partie de mes vêtements et me glissai tout au fond du lit. Je gardai les yeux ouverts un long moment avant de m'endormir, me repassant les moments que j'avais partagés dans la clairière avec Will et les cinq garçons. Ce qu'ils avaient fait ne semblait pas réel et je ne pus accepter l'idée que je puisse être comme eux.
Cette nuit-là, je ne fis pas de rêve précis, mais l'annonce de l'aube fut plus violente encore qu'elle ne l'avait été la veille. Je me réveillai en sursaut avant de détecter une étrange odeur. Et, alors que je me redressais sur les coudes, ma chambre se transforma en un gigantesque brasier. Les tissus de ma couche se consumèrent en premiers puis ce fut au tour de toutes mes fournitures en bois. Je ne pus contenir un cri de panique tout en me recroquevillant le plus possible contre le mur. Les flammes commençaient à me lécher la peau lorsque la pièce reprit son apparence normale.
A l'image du matin précédent, mes voisins firent claquer les portes de leurs armoires dans un grand vacarme sitôt le signal terminé.
Une nouvelle journée nous attendait.
J'ai bien aimé ce chapitre aussi. J'ai un faible pour les ambiances médiévales, et ton récit est bien construit, le monde bien solide, ce qui est agréable.
Je m'interroge sur le feu... était-il réél, où était-ce une illusion ? J'imagine que je verrais au prochain chapitre.
Juste une petit coquille :
- À la vie, à la mort. À jamais, soldats du Royaume du Nord », scandèrent ensuite en cœur l'entièreté de la table.
=> Il y a une incohérence entre "scandèrent" et "l'entièreté de la table". L'un est au pluriel, l'autre au singulier... Soit il faut remplacer "scandèrent" par "scanda", ou alors transformer l'entièreté de la table en pluriel.
À bientôt !
Merciiii beaucoup pour ton assiduité ! Je suis contente que mon univers te plaise autant :)
Je vais bientôt mettre le chapitre suivant et je corrige la petite coquille que tu as très très bien décelée !
Pour ce qui est du feu : les signaux de réveil du matin sont en effet des illusions. Par contre, pour ce qui est des pouvoirs d'Egon et de Cloud, il est réel (même s'il ne possède pas les propriétés exactes d'un feu classique).
A tout bientôt au Royaume d'Haedhen ou dans la forêt Oubliée :)