Ahmad rentre chez lui cette nuit-là, l'esprit assiégé par la silhouette de Layla. Malgré la fatigue qui alourdit ses paupières, aucun sommeil ne vient à lui. Étendu dans son lit, il fixe le plafond obscur. Il compte les battements de son cœur, qui résonnent dans l'immensité du silence. L’air frais se glissant sous le rideau jusqu’à lui, ne lui donne pas l’oxygène dont il semble manquer. Un soupir. Il imagine la tempête qu'elle doit traverser, le regard de ses parents, leur jugement, leur colère. Leurs mots durs ou leurs silences de mépris. Ses pensées tournent dans une boucle qui se mord la queue. Il revoit la scène qu'ils ont vécue, son visage, son regard fuyant, ses gestes hésitants, ses mots qu'elle n'a pas osés prononcer, et ce qu'il n'a pas eu le courage de dire, lui aussi... Cela le ronge. "Je n'ai rien dit. J’aurais pu... j’aurais dû." Pourquoi les mots restent-ils coincés ? Par peur ? Par pudeur ? Est-ce que vraiment, le silence est d'or ? Autant de questions sans réponses... Mais une certitude. Il veut la protéger. Contre les conséquences d'une telle relation. Contre son quotidien, plein d'obligations, qui laisse si peu de place... à ce désir mutuel. À ce petit pas vers elle. Douce tentation d'un sentiment nouveau. Mais ce pas-là pourrait tout briser. Pas seulement elle. Lui aussi. Piégé dans un monde qui lui a déjà attribué sa place. Qui lui dicte ce qu’il peut et ne peut pas faire. Et le pire dans tout ça, c’est qu'il n'a pas trouvé d’autre issue pour la protéger… que ce silence amer. Cette nuit est longue, très longue, comme étirant une blessure qui refuse de se fermer. Le matin arrive sans qu’il n'ait fermé l’œil. Machinalement, il s’occupe de sa sœur, ses gestes sont automatiques. Il aide et s’efforce de sourire à sa mère lorsqu’elle lui demande si tout va bien, mais ses lèvres se tordent involontairement. Le mensonge est rapide, presque imperceptible, tout aussi vide que l’air dans la pièce, vide d’un cœur qui bat ailleurs. Lorsqu’il quitte la maison, le malaise marche dans son ombre, sous le ciel grisâtre et nuageux. En arrivant à l’école, Ahmad va s’asseoir à sa place habituelle, à quelques bureaux de celui de Layla. Il pose son sac sur la table, son mouvement légèrement plus brusque que d'ordinaire, trahissant l'agitation qui l'habite. Son regard est constamment tourné vers la porte. Chaque seconde semble durer une éternité. Il craint de ne plus jamais la revoir dans cette salle. "Et si ses parents avaient décidé de la changer d’école ? Et si... elle m'en voulait ?" L’angoisse lui serre la gorge. Puis des bruits de pas s'approchent. Layla entre. Mais ce n’est plus tout à fait la même. Son visage est pâle, ses yeux rougis par les larmes et le manque de sommeil. Elle avance lentement, presque timidement, fuyant les regards. Le murmure discret qui remplit la classe se calme peu à peu, comme si sa douleur était palpable. Elle passe près de lui, et leurs regards se croisent. Ahmad y lit un regret si profond qu’il en est déstabilisé. Elle ouvre légèrement la bouche. Elle veut parler. Rien ne sort. Et lui... ne sait pas quoi faire. Le silence s’installe entre eux, plus éloquent que mille phrases, plus pesant que l’or. Elle s’assoit à sa place, le regard vide, le dos courbé par une peine invisible. Ahmad la fixe, envahi par une tristesse qu’il ne peut nommer. Elle a sûrement souffert. Et pourtant, elle est là. Ses mains tremblent légèrement, jouant nerveusement avec la couverture de son cahier. Il voudrait lui dire tant de choses. Mais comment exprimer ce que le cœur hurle en silence ? Il a peur que ce lien naissant, si fragile, ait été balayé par la réalité. Peur qu’ils aient laissé quelque chose de beau mourir avant même qu’il ne prenne vie. Peur d'être la cause de ce qui arrive... Alors, instinctivement, les mots lui viennent. Une poésie, née de la douleur, de la tendresse. D'une sensation nouvelle, encore sans nom.
"Dans tes silences, j’entends tes cris,
Les mots noyés que ton cœur proscrit,
Un regard suffit pour tout comprendre,
Face à ce dilemme, comment tout reprendre."
Il murmure ces vers à peine audibles. Mais dans le calme étrange qui règne, sa voix porte, tel un souffle, une brise. Et pourtant, chaque mot résonne dans la salle. Layla lève les yeux, comme tirée hors de son monde intérieur. Un frisson parcourt son échine. Chaque mot l’a frôlée comme une vérité intime. Ces mots... ce sont les siens. Pas ceux qu’elle a dits, mais ceux qu’elle aurait voulu dire. Ils vibrent dans l’air, s’accrochent à sa peau, pénètrent son cœur. Elle tourne la tête vers lui. Leurs yeux se retrouvent, et dans ce regard partagé, elle lit l’essentiel. Il a compris. Il a tout de suite compris. Un élan insoupçonné la pousse à se lever. Le raclement discret de sa chaise attire l’attention. Les autres élèves, habitués à sa discrétion, se figent, surpris. Elle, si timide, si réservée, marche droit vers Ahmad avec une détermination fragile mais réelle. Le silence s’épaissit, coupé seulement par les battements de son cœur et les regards suspendus autour d’elle. Arrivée devant lui, elle plante ses yeux dans les siens. Ils brillent de mille émotions entremêlées, peur, espoir, regret, force. "Je... je suis désolée," murmure-t-elle. "Pour hier. Pour... tout ça. Mais je peux pas juste... faire comme si rien ne s’était passé. Je sais pas si j’en suis capable, mais... j’ai envie d’essayer. Même si... même si c’est compliqué." Un souffle passe dans la pièce. Une chaise grince. Un stylo tombe quelque part. Personne ne bouge. Tous sont sidéré, comme témoins d’un moment qui ne leur appartient pas et qu'ils ne comprennent pas. Ahmad sent un poids se poser sur sa poitrine, mêlé d’une chaleur nouvelle. Ses mots sont simples, mais porteurs d’un courage immense. Il brûle d'envie de lui répondre, de lui dire qu’il ressent la même chose. Mais... au fond, il sait. Il sait que s’engager dans cette voie ne ferait qu’attirer des ennuis à Layla. Et ça, il ne pourra jamais se le pardonner. Parce qu’elle ne mérite pas d’être emportée dans les orages de sa vie. Lui, il a appris à faire avec. Mais elle… elle mérite mieux. Sa réalité n’est pas faite pour les rêves, encore moins pour laisser libre cours à son cœur. Et pourtant... Il hoche la tête lentement, les yeux brillants d’une émotion qu’il ne peut plus dissimuler. "Layla... je suis content que tu sois là," dit-il doucement. "Vraiment. Mais..." Ahmad baisse la tête, plein de gêne, incapable de soutenir son regard plus longtemps. Le poids de ses sentiments, mêlé à celui des attentes silencieuses, l’oppresse. Mais au fond de lui, une émotion trop forte cherche à s’exprimer. Alors il cède, laissant une poésie s’échapper spontanément de ses lèvres. Une poésie libératrice.
"Nos cœurs se cherchent là où l’on nous sépare,
Comme une faible lumière, que l’aurore se pare,
Mais ce doux rêve à deux, parsemé d’oursins,
Meurt dans le silence imposé par les siens."
Les mots glissent dans l’air, lents, vibrants d’une intensité rare. Un silence s’ensuit, lourd, plus profond que tout ce qui a précédé. Les élèves, d’ordinaire si prompts aux moqueries ou aux bavardages, restent figés, stupéfaits. Jamais ils n’ont vu Layla se dévoiler ainsi. Jamais entendu Ahmad parler avec un cœur aussi ouvert. Ils assistent à une scène d’une sincérité désarmante, une douleur contenue qui se libère enfin, poétique et déchirante. Layla, debout face à lui, sent ses jambes trembler légèrement. Elle a senti les regards, entendu les murmures à peine retenus, mais plus rien ne compte. Ni l’incompréhension des autres, ni elle-même... Elle lui répond à voix basse, mais assez fort pour qu’il l’entende, et que ce silence si pesant entre eux soit rompu, définitivement. "Alors faisons taire ce silence... Même s’il faut lutter... Lutter contre le monde." Les mots résonnent dans le silence suspendu de la salle. C’est plus qu’une déclaration, c’est une promesse. Celle de ne pas fuir. Celle de résister, même discrètement, même à voix basse, à tout ce qui cherche à les éloigner. Ahmad reste muet. Une part de lui admire son courage. L’autre est terrifiée. Il sait que cette détermination, chez elle, ne présage rien de bon. Ni pour elle, dans son foyer. Ni pour lui, perdu dans ses hésitations. Le professeur arrive et s’arrête un instant sur le seuil, interloqué par l’ambiance étrange qui règne. Il fronce les sourcils, sans comprendre tout à fait ce qui vient de se produire. Puis, comme pour briser la tension, il se racle la gorge. Une toux sèche tranche l’instant, avant qu’il n’annonce simplement : "Asseyez-vous, le cours va commencer." Autour, les élèves retrouvent leurs bavardages et regagnent leurs sièges, comme si rien ne s’était passé. Layla, elle, le regarde, les yeux légèrement brillants, comme si un poids s’était envolé. Mais lui, non. Il détourne le visage, toujours effrayé par les doutes qui se heurtent dans son esprit. Il voudrait chercher son regard. Mais il n’ose pas. Pas maintenant. Elle retourne à sa place, lentement, le cœur battant à tout rompre. Ahmad ne quitte pas les yeux du sol. Le reste du cours passe comme dans un rêve flou, les mots du professeur semblant venir de loin, noyés dans le tumulte intérieur de leurs pensées. Ce jour-là, ils ne se retrouvent pas. Mais ils se comprennent. Et entre espoir et réalité, détermination et incertitude, règne de nouveau ce silence…
Je lisais en apnée, happée complètement par la scène et par l’audace et la grâce de Layla, et par toujours notre poète Ahmad. Dans ma tête, ça fusait. Entre les « Mais non! », « Elle peut pas faire ça devant tout le monde! », les « Go girl! », les « mais Ahmad, tu déconnes là ! », les « Ok Ahmad, là falloir que tu sois à la hauteur de Layla ! ». Tout mon petit théâtre intérieur qui était en ébullition sur tout le chapitre. Bref, j’ai adoré 🤭
Bizarrement, mon passage préféré :
« Un souffle passe dans la pièce. Une chaise grince. Un stylo tombe quelque part. Personne ne bouge. Tous sont sidéré, comme témoins d’un moment qui ne leur appartient pas et qu'ils ne comprennent pas. » Tu décris vraiment bien les tempêtes silencieuses et ça, c’est fort. J’étais dans cette salle de classe avec eux, dans l’œil du cyclone 🤗
Alors comme ça, tu étais dans cette classe en apnée, lorsque la chaise a grincé et que le stylo est tombé ? X)
C'est vrai que ce passage est très théâtral. Je voulais décrire certains élèves avec la bouche grande ouverte, bouche bée 😲, à l'image de ce qu'on voit dans les films mais je me suis abstenu.
La description de ton ressenti m'a tué de rire, surtout le "Go girl !".
Tu ne pouvais me faire de plus beau compliment que celui que tu m'as fait sur les tempêtes silencieuses, pour Le Bruit du Silence.
Un message à relire dès que je doute de moi, car il m'a apporté une force et une motivation... Waw !
Merci du fond du cœur 🥰
Je te dis à très bientôt et bonne lecture à toi !
PS : j'adore la formulation de ces phrases : "Il compte les battements de son cœur, qui résonnent dans l'immensité du silence." et "Pourquoi les mots restent-ils coincés ? Par peur ? Par pudeur ? Est-ce que vraiment, le silence est d'or ?"
R.P.
J'ai 3-4 chapitres d'avance (il me faut juste changer les temps verbaux vers le présent, cet imparfait me colle à la peau) donc ça devrait arriver sous peu.
Si tu apprécies ces phrases, c'est parce que tu as vraiment très bien saisi l'âme de ce que j'essaie de transmettre, et ça me fait vraiment plaisir que ça fasse écho à quelqu'un.
Je te remercie une nouvelle fois et belle continuation à toi aussi comme tu dirais.
C’est vrai que j’emploie souvent belle continuation, et je te remercie de bien vouloir publier tes écrits !
Merci infiniment pour tous tes retours, je suis heureux que tu entendes ce doux murmure du bruit du silence ;p
Si tu assimiles mes phrases et qu'elles t'inspirent par la suite, c'est vraiment un honneur, surtout que j'apprécie vraiment ta plume et tes poésies. Et puis on est tous pareil, on fait sienne des phrases sans s'en rendre compte, surtout quand on place une rime dans un vers.
Pour ce qui est de la fin... silence radio... motus et bouche cousue, à découvrir ;)
Merci encore pour ces mots, ça ravive la motivation.
Belle continuation à toi pour tes poésies.