Il n’y a pas cours cet après-midi, et la matinée s’écoule comme un souffle, sans saveur, comme un rêve à peine effleuré. Ahmad, pourtant si attentif d’ordinaire, se noie dans ses pensées. Il écoute sans entendre, voit sans regarder. Les chiffres et les lettres se mêlent à ses doutes, et à chaque clignement de paupière, une question sans réponse surgit. À quoi bon réfléchir quand tout semble déjà écrit ailleurs, loin de ses mains ? Layla, de son côté, n’est pas moins troublée. Mais son esprit méthodique, sa pudeur d’âme et son besoin de repères lui permettent d’apaiser un peu le tumulte. Elle range ses sentiments comme on range des objets fragiles, avec soin, sans les comprendre entièrement. Elle ne sait pas où cela la mènera, mais elle s’efforce d’avancer droit dans l’inconnu. La sonnerie retentit, mettant fin à leurs réflexions silencieuses. Ahmad sent son cœur bondir, cogner contre ses côtes. Il ne sait pas s’il doit lever les yeux vers elle ou s’effacer aussitôt, comme s’il n’avait jamais existé. Ce dilemme lui noue la gorge. Layla, elle, n’hésite pas. D’un geste vif, elle met ses affaires dans son sac, se lève, et fait un pas dans sa direction. Elle compte bien reprendre là où ils s'en sont arrêtés, plus déterminée que jamais. Elle est debout, droite, devant Ahmad, une main sur la hanche, l'autre sur la sangle de son sac à dos. Mais au détour du couloir, ses yeux tombent sur une silhouette familière et redoutée. Sa mère... Droite comme une sentence. Bras croisés, elle scrute Ahmad d’un regard tranchant comme une lame. Il n’y a ni doute ni invitation dans ses yeux. Juste un interdit clair, muet, impitoyable. Sans un mot, Layla détourne les yeux et marche vers elle. Elle n’a pas besoin d’explications. Elle sait. Elle sait ce que signifie ce regard, ce silence, cette attente. Soumise, elle rejoint sa mère. Ensemble, elles quittent l’école sans un mot. Ahmad reste figé, cloué sur place par la morsure de ce regard qu’il ne connaît que trop bien. Un regard qui ne juge pas l’individu, mais la différence. Un regard qui dit. "Tu n’as pas ta place ici." Il se dirige lentement vers la fenêtre, espérant peut-être un dernier regard furtif. Juste un éclat. Un souffle. Juste de quoi apporter un peu de réconfort à son mal-être. Il voit Layla s’éloigner, s’engouffrer dans une voiture brillante, silencieuse et bien trop luxueuse pour appartenir à son univers. "Nous ne sommes pas du même monde…," pense-t-il, avec un pincement au cœur si profond qu’il en oublie de respirer. Il sort à son tour. Mais, contrairement à son habitude, il n’emprunte pas le petit parc fleuri qui borde l’école. Le cœur ne lui en dit rien. La beauté du monde semble soudain devenue trop cruelle. Alors il rentre directement chez lui, sous les bruits de la circulation et des klaxons, écho aux sons qui résonnent profondément dans sa tête, dans son cœur... Du côté de Layla, le silence s’installe dès le trajet du retour. Ni sa mère, ni elle, n’ont besoin de mots. L’une suffit à l’autre pour comprendre. Juste ce silence, plus accablant que mille reproches. Elles marchent jusqu’à la voiture, roulent jusqu’à la maison, et franchissent le portail de leur demeure aussi grande que froide. Layla monte directement dans sa chambre, une pièce spacieuse, élégamment décorée, bien plus vaste que l’ensemble de la maison d’Ahmad. Elle s’y enferme, laissant le luxe l’entourer comme une cage dorée. Ahmad, lui, retrouve sa modeste maison sans le moindre enthousiasme. Il dépose son cartable, embrasse la main de sa mère avec déférence, et s’efforce d’afficher un sourire. "Que se passe-t-il ?" demande-t-elle avec douceur. "Rien, mère," répond-il en détournant les yeux. Mais son visage trahit un chagrin muet. Sa mère, dont le regard sait lire au-delà des silences, insiste. "C’est à cause de Layla, n’est-ce pas ?" Il relève brusquement les yeux, surpris qu’elle ait deviné si juste. "C’est évident," continue-t-elle en posant la main sur la sienne. "Seuls les sentiments jettent une telle ombre sur un visage," dit-elle avec une sagesse nourrie par l’expérience. Elle lui tend la main, comme une invitation à tout dire. Mais Ahmad, fidèle à sa pudeur, préfère taire les tourments de son cœur. Il se lève, attrape un balai et commence à nettoyer la maison, un exutoire à son mal-être. Sous un tapis qu’il soulève, un petit éclat attire son regard. Une broche. Légère, délicate. Il la reconnaît aussitôt. Layla la portait le jour où elle était venue manger ici. Elle s'en servait pour maintenir son hijab bien fixé sur sa tête. Un violent battement de cœur le surprend au contact de la broche, comme s’il venait de ramasser ce qui reste… ce qui reste de sentiment au fond de lui. Il l’observe un instant, dans la paume de sa main. Puis il jette un regard craintif autour de lui, comme un voleur ne voulant pas être surpris en flagrant délit, la main dans le sac. Il la glisse rapidement dans sa poche. Peut-être pour se torturer un peu plus l’esprit, ravivant à sa simple vision tout ce qu’il s’efforce d’enfouir. Peut-être pour ne pas l’oublier. Un fil visible. Un symbole concret pour une émotion fuyante. Quelque chose d'elle à serrer, lorsque quelque chose de lui se desserre... Il prépare ensuite le repas, puis reprend ses réparations de fortune. Ces gestes du quotidien, il les accomplit avec la précision d’un moine, comme un devoir sacré. Il sait que le silence aussi, parfois, peut panser les blessures. De son côté, Layla, elle, reste allongée dans sa chambre spacieuse, absorbée par un silence plus vaste qu’elle. Le déjeuner arrive, mais pour l’heure, elle n’a plus de goût, plus le goût de rien. À table, le malaise s’accroche aux gestes, aux silences, aux regards fuyants. Son petit frère, tout sourire, demande innocemment. "Pourquoi vous faites tous cette tête ?" Un silence gêné lui répond. Puis la mère prend la parole, avec ce ton formel qu’elle réserve aux discours graves. "Tu sais ce que j’attends de toi, ma fille. Tu sais ce que nous attendons tous." Le père ne dit rien. Il garde les bras croisés, les lèvres serrées. Présent par son regard et soutenant son épouse par son silence plus que par ses mots. "Ce garçon… tu ne peux pas le fréquenter. C’est un péché, et tu le sais. Veux-tu salir ta réputation ? Piétiner ce que ta famille a toujours défendu ?" Layla baisse les yeux. Les mots sont durs. Et pourtant, elle ne sent en elle aucune révolte, juste un profond vertige. Le père décroise les bras, les laisse retomber le long du corps. Son regard fuit. Il est mal à l’aise, comme s’il n’était pas le mieux placé pour juger. Mais Layla ne le remarque pas, trop préoccupée par son propre sort. Sa mère poursuit, enchaînant les reproches dans un monologue ininterrompu. Chaque mot est une barrière, un verrou de plus autour du cœur de sa fille, ne lui laissant d'autres choix que de se cloîtrer derrière les murs du silence... Layla, les lèvres serrées, hésite à parler. À crier. À tout déballer. Mais sa détermination n'est plus celle qu'elle a eue en classe plus tôt, les mots se noient dans sa gorge. Elle se contente de manger un peu dans son assiette, puis une fois le sermon de sa mère terminé, retourne dans sa chambre. Son petit frère la rejoint, inquiet, et l’enlace sans comprendre. Elle sourit faiblement. Il ne comprend pas, mais il est là, et cela suffit. "La famille c'est sacré, on en a qu'une," se dit-elle. Elle a toujours fait l'effort d'être une fille exemplaire et cette rencontre avec Ahmad est son seul et unique faux pas. "Ô Ahmad... Comment est-ce arrivé tout ça ?" se questionne-t-elle silencieusement. Plus tard, elle sort un carnet oublié dans un tiroir. Un journal intime, richement orné, qu’elle s’est toujours promis de ne pas remplir à la légère. Elle l’ouvre, réfléchit longuement… puis, au lieu d’écrire ses propres mots, elle y recopie toutes les poésies d’Ahmad qu’elle a retenues. C’est sa manière à elle de laisser une trace, sans trahir ni briser. Un fil invisible. Un symbole abstrait, pour une émotion vivante. Quelque chose d’elle en lui. Quelque chose de lui en elle... De son côté, Ahmad songe à ne plus clamer de vers. À se taire pour de bon. Il n’est plus certain que ses mots méritent d’être entendus, ni même pensés. Plutôt un retour vers l’origine, quand tout vacille. La sœur d’Ahmad tourbillonne autour de lui, curieuse et bavarde. "Elle n’est pas venue aujourd’hui, Layla ? Elle aime quoi, Layla ? Elle va revenir, hein ?" Chaque question résonne comme un coup de plus dans la poitrine d’Ahmad. Il fait de son mieux pour sourire, pour dissimuler, pour protéger. Soudain, un jeune homme du quartier passe devant la maison. À peine une vingtaine d’années, respectueux, discret. Il connaît Ahmad depuis longtemps, et l’admire en silence, comme on admire un arbre qui tient bon face au vent. "Salam ‘aleykum, Ahmad. Tu n’as pas l’air dans ton assiette…" Il jette un regard complice à la petite sœur. "Laisse-nous seuls un moment, ma petite." Ahmad répond au salut, sans rien ajouter. Il se sent vide, mais reconnaissant de l’attention. Le jeune homme, avec bienveillance, s’assoit à ses côtés. Il ne demande rien, il attend. Ne voyant pas Ahmad s’ouvrir, il lui parle sincèrement. "Tu sais… J’aurais aimé être comme toi à ton âge, fort et droit. Mais j’ai mis du temps à comprendre…" Il choisit ses mots avec soin. "Tu sais… quand tout s’est brouillé pour moi, je n'ai trouvé que la prière pour déposer mes poids devant Allah. Rien d’extraordinaire, juste Lui parler comme on parle à quelqu’un qui entend tout. Moi, c’était à cause d’une fille à l’époque. Je tournais en rond. Et, petit à petit, mes confidences ont apaisé mon cœur. Je ne connais pas tes soucis, Ahmad, mais si tu cherches un endroit où poser ce qui pèse… essaye. Entre toi et Lui, sans témois, tu verras ce que ça donne." Le moment est bref, mais suffisant. Le quotidien l’appelle, encore et toujours. Mais ce petit échange allège un peu sa peine et lui donne une issue qui ne coûte rien d’emprunter... Alors qu’il balaie les miettes du silence, une pensée l’effleure. Peut-être ira-t-il à la mosquée demain, pour la prière de l’aube. Pas pour fuir, mais pour se confier au Seul qui écoute sans jamais juger. Un refuge, une respiration, un endroit où il n’aura pas besoin d’expliquer ce qui noue son cœur, un endroit qui accueille ses silences...
Tu joues très bien sur ces vies parallèles, des mondes différents mais des cœurs reliés par ce fil invisible que tu mentionnes délicatement. Tu arrives à bien passer de l’un à l’autre. C’est fluide et toujours très touchant. Toujours cette émotion dans la silence, dans le non verbal, les regards, les gestes mécaniques.
J’aime beaucoup aussi cette conclusion, la prière pour être juste entendu, sans requête, sans attente.
Chapitre pivot dans ton histoire qui respire l’émotion et la sincérité. Très beau 🤗
Merci pour ce commentaire très pointilleux sur ce que j'ai voulu mettre en place dans ce chapitre : le jeu de miroirs et son symbolisme. Je suis touché que tu l'aies ressenti si justement :)
J'avoue que les transitions ne sont pas toujours faciles à réaliser par écrit, contrairement aux films, où la caméra bascule sur un autre personnage. Par écrit, ça peut vite devenir redondant.
Je suis heureux que le passage de la prière soit compris, c'était un de mes doutes sur sa compréhension.
Merci encore pour ton retour et la force que tu me transmets à chaque fois, vraiment j'apprécie ☺️
À très vite pour la suite de l'aventure !
Ne mets pas la charrue avant les bœufs ;p gardons espoir...
Concernant l'intégration de la foi et du spirituel, c'est une suite logique pour leur environnement et culture, j'ai cependant cherché à nuancer la forme. Là où généralement, la prière est une demande, j'ai voulu que cela devienne un dépôt, Ahmad ne demande pas quelque chose, il dépose ses silences. Je ne sais pas si cela a bien été perçu, peut-être plus explicite au prochain chapitre.
Si tu trouves l'histoire triste, c'est que j'espère avoir un peu réussi à faire passer l'émotion.
Layla est pleine de ressources ;) , je développe juste doucement chaque personnage, petit à petit (peut-être un peu trop d'ailleurs, comme une tortue).
Un grand merci à toi pour tes retours et tes ressentis, ça me permet d'avoir une boussole pour maintenir le cap, car des fois je ne sais pas si ce que je fais est juste, à l'exemple de l'intégration de la foi et de la spiritualité ou complément à côté de la plaque pour ce genre d'histoire.
Au plaisir de lire tes commentaires de nouveau, je te souhaite également une "belle continuation" :)
Merci pour tes ressentis, toujours contextuels,
Tes poèmes m'inspirent, comme nos retours mutuels,
Belle continuation à toi, cet adieu devenu habituel.