Un mouvement de bras, un moulinet, et les abeilles suivaient les ordres comme de parfaits petits soldats. Océane maîtrisait de mieux en mieux les phéromones synthétisées par ses soins. Elle avait prit confiance, ne prenant plus aucune protection, maitrisant les abeilles avec des mouvements précis, que cela soit sur tout le naissain, où sur un individu en particulier. Le produit était si efficace que déjà, des comités scientifiques s’arrachaient pour en voir des démonstrations. La formule avait été difficile à trouver, mais le modèle en leur possession, Ernest, Océane et Corentin testaient déjà des équivalents sur d’autres types d’animaux, et avec succès, même si l’effet était moindre et plus aléatoire que sur les abeilles. Ainsi, Ernest avait réussi à influencer le comportement d’un rat, et Corentin de cloportes.
Océane s’amusait à danser avec les abeilles, le nuage allait de haut en bas, de gauche à droite, dans des vagues, des sinusoïdales artistiques, d’une linéarité exemplaire. Océane était le chef d’orchestre d’une drôle de bande de musicien. Elle fut interrompue dans sa danse contemplative par la vibration d’un carreau sur lequel on toque : Corentin était derrière la porte de verre, et appelait Océane. Elle sortit, laissant ses abeilles dans leur petite pièce, où Océane avait ramené différentes fleurs qu’elles pouvaient butiner.
— Qu’est ce qui se passe ? demanda Océane tout en se lavant les mains pour enlever l’excès de phéromones sur ses poignets.
— Les sujets tests sont arrivés, répondit Corentin, et Ernest voudrait que tu les observes au plus vite, car il trouve leur état préoccupant.
— Les sujets exposés ? demanda Océane, curieuse.
— Oui, dit-il, la première livraison vient tout juste d’arriver.
Océane fit un signe de tête, et suivit Corentin. Elle attendait depuis longtemps le début de cette expérimentation, dans laquelle elle allait observer l’effet d’une exposition à plus où moins forte doses des différents engrais trouvés dans le commerce sur un naissain d’abeille. De nouveaux produits, bien plus écologiques, allait remplacer progressivement les anciennes formules chimiques trop agressives.
— Il y a quatre tests aujourd’hui, continua Corentin, tous anonymés, que ce soit au niveau du produit où de la dose injectée.
Océane hocha la tête, récupérant des mains de Corentin les premières feuilles de paillasses pour les lire. Ils traversèrent deux autres zones d’expérimentations avant d’arriver dans le local test des échantillons. Ils ouvrirent un premier sas en verre, menant dans une pièce disposant de matériel de haute technologie servant à leurs analyses ; cytomètre en flux, spectromètre de masse, RT-PCR. Juxtaposé à la pièce, les quatre échantillons étaient disposés dans quatre alcôves différentes séparées chacune par une épaisse vitre en plexiglas. Les abeilles virevoltaient dans de petits aquariums de verre, tous de la même taille, tous avec une petite plante semblable ; afin de limiter les biais, la disposition était la même pour chaque échantillon. Océane observa subrepticement les lots, remarquant au premier coup d’œil les différences de formes ; les abeilles de certains lots étaient vives, d’autres amorphes, et d’autres encore semblaient nerveuses. Océane enfila sa combinaison anti-piqûre, avec l’aide de Corentin. Les lots étaient numérotés de 1 à 4.
Océane rentra dans le premier sas, où les abeilles bourdonnaient joyeusement ; la reine était présente, chaque abeille travaillait à la tâche qui lui était assimilée ; Océane fit quelques tests physiologiques et comportementaux, utilisa quelques phéromones pour observer la réaction de la ruche, et tâtonna la reine pour observer la défense du naissain. Ce groupe semblait être en parfaite santé, et rien n’était à signaler. Elle nota ses résultats sur son calepin, puis ferma le sas et s’apprêta à étudier le suivant.
Le deuxième lot était un peu plus nerveux, mais dans l’ensemble dans une santé convenable ; les abeilles volaient correctement, mais sans plus. Elles semblaient, en réalité, être fatiguées ; un manque d’assimilation des sucres peut-être ? Elle nota cette hypothèse dans son calepin, et passa au troisième lot.
Celui-ci était bien plus préoccupant : les abeilles virevoltaient dans tous les sens sans aucune cohésion, s’entrechoquant, tapant contre les parois de la pièce, comme une bande d’étudiants fortement alcoolisés ; certaines étaient à terre, ou en très mauvaise santé ; la reine était intacte, mais elle semblait affaiblie, et beaucoup d’ouvrières s’affairaient autour d’elle sans réelle cohérence. Sans trop d’hésitation, Océane nota sur sa page « Phyteurope ? A une dose moindre ? ». Cet engrais était connu pour les problèmes neuronaux qu’il infligeait aux insectes et plus particulièrement aux abeilles. Un énorme problème qu’il fallait résoudre, puisqu’il était un des engrais les plus répandus, et l’expérimentation du jour faisait partie de la solution ; trouver un engrais plus approprié sans pour autant en faire pâtir les cultures. La MBE promettait des résultats époustouflants avec ses nouveaux produits.
Le quatrième et dernier lot l’attendait.
En ouvrant le sas, elle se fit directement attaquer par une dizaine d’abeilles qui vinrent la percuter, tombant inertes sous l’effet du choc ; le reste du naissain n’était que chaos : les abeilles volaient dans tout les sens, se battaient entre elle, se donnant des coups de dards, s’auto-infligeant même des piqûres. Rien ne fonctionnait ici : aucune ne travaillait ; les vols étaient anarchiques, les mouvements désordonnés ; Océane était estomaquée ; elle s’obligea, la peur au ventre, à observer la reine ; elle découvrit avec horreur qu’elle était en train de dévorer sa propre progéniture, pendant que d’autres abeilles semblaient elle-même vouloir la manger ; le naissain était dans la perdition la plus totale, et si on n’agissait pas, il ne survivrait pas plus d’une heure. Océane griffonna ses notes à la va vite, jeta le calepin, et couru chercher ses phéromones afin de tenter d’apaiser le naissain et de le sauvegarder. A peine habillée de ses protections, Océane rentra dans le sas, phéromones sur les poignets. Les premières secondes apportèrent de l’espoir : les abeilles s’apaisèrent, arrêtant de se battre entre elles. Les vols furent plus ordonnés et plus lents. Bientôt, les premières abeilles se posèrent, tremblantes. La reine ne se battait plus non plus ; les dégâts dans le naissain étaient considérables.
Elle avait agi juste à temps.
Océane respira, surveillant le retour progressif à la normal, ce qui prit un certain temps. Trop longtemps. Les abeilles tremblèrent de plus en plus, et celles qui bougeaient encore commencèrent à se recroqueviller, mourant les unes derrières les autres.
Non-non ce n’est pas vrai !
Elle ne put rien faire ; cinq minutes plus tard, aucune des abeilles, pas même la reine, n’avait survécu. Elle s’appuya dos contre le sas, se laissa tomber, dépitée. Quelle dose colossale de Phyteurope avait subit ce naissain là ?
Elle ramassa son calepin qu’elle avait lancé à terre : elle nota, le cœur dans la gorge, ce qu’elle avait observé : l’horreur absolue, un naissain abattu en moins d’une heure ; elle nota toutes les caractéristiques, cocha toutes les cases correspondantes, notant la dangerosité du test numéro 4 : une note de 5/5. Océane se redressa, se dirigea vers le bureau, pour vérifier ses hypothèses ainsi que les doses données aux abeilles. Le témoin était bien entendu le groupe le moins touché ; le deuxième groupe avait subit une exposition à cinquante unité d’engrais classique MBE ; le troisième, cinquante unité d’engrais Phyteurope, comme elle s’en doutait. A quelle dose était exposé le dernier ?
Océane chercha directement la case : vingt-cinq unité.
Non, c’est impossible.
Elle relut la case du troisième puis du quatrième : cinquante, et vingt-cinq. Quelque chose ne collait pas. Elle parcourut toute la description du test, Phyteurope pour le troisième et…
Son cœur s’arrêta de battre dans sa poitrine.
SEMBE. Pour le quatrième, SEMBE. Autrement dit, super-engrais MBE ; l’engrais qui devais remplacer dans le commerce celui de Phyteurope.
Non, non, c’est impossible !
Elle avait lu elle-même les premiers résultats très encourageants de cet engrais. Cela ne concordait pas du tout. Il n’interférait en rien avec les insectes. C’était une erreur où ?
Avec vingt-cinq unité, faire autant de dégâts ?
Océane relut attentivement le test numéro 4. Non, c’était bien cela. Elle ne s’était pas trompée. Sur les notes de son calepin, la toxicité de l’engrais de Phyteurope industrie était déjà de 3/5 avec cinquante unités, ce qui était bien trop, puisque la population des abeilles était en déclin constant et que c’était la dose « normale » d’utilisation. Océane feuilleta de nouveau rapidement ses résultats, pour s’en assurer.
Non, le super engrais SEMBE ne pouvait être commercialisé, il en était hors de question. Il fallait prévenir, mettre en avant ces résultats ; il fallait faire une conférence, et vite. Océane consigna les données de son calepin, la main tremblante, écrivant un article reprenant ce qu’elle avait observé. L’engrais était déjà en pré-commerce, à petite dose, mais c’était déjà une hérésie ! Sa gorge était serrée, et elle en avait des sueurs froides. Elle passa plusieurs heures dans son bureau, tellement absorbée par ses résultats qu’elle ne se rendit pas compte des heures qui passèrent ; se fut Corentin qui vint la sortir de sa transe, s’inquiétant de ne pas avoir de nouvelles et de ne pas la trouver dans le laboratoire. Océane sursauta à sa venue, et lui expliqua, d’une voix tremblante, ce qu’elle avait observé.
Corentin, entendant les résultats s’appuya sur le bureau, effaré.
— Nom d’un chien…, soupira-t-il.
— Le super engrais ne doit pas être mis sur le marché ! invectiva Océane. C’est la mort assurée des abeilles sinon !
— Le problème, répondit Corentin en avalant difficilement sa salive c’est que des accords sont déjà dans les clous, aux vues des premières expérimentations qui avaient été faites, et qui n’indiquaient que du bon… le gouvernement à déjà donné son feu vert ! En plus…
Il tourna la tête de gauche à droite, comme si il s’attendait à se faire observer.
« Il parait qu’il y a une proximité entre le ministre et la firme.
Océane bouillonna de rage et tapa du poing sur le bureau :
— Il faut absolument empêcher cet engrais d’inonder le marché !
Corentin leva les bras en l’air.
— Comment ? Nous ne ferons pas le poids ! Tu sais à quel point pèse la MBE !
Océane se leva d’un bond, et fit les cents pas, le doigt sur les lèvres en signe de réflexion. Les fougères qui égayaient son bureau bruissaient sous l’effet de sa marche. Elle s’arrêta dans sa course et fixa Corentin.
— On fait une conférence, on appelle la presse ! Il faut présenter ces résultats scientifiquement et médiatiquement ! Les médias au moins permettront un questionnement de la population. Ça nous donnera du temps pour argumenter.
Corentin baissa les épaules, un sourire naissant.
— Peut-être, peut-être que cela marchera. Il faut en parler à Ernest. Ça peut marcher ! se persuada-t-il.
Il se releva avec aplomb du bureau, les yeux brillants.
— Ça doit marcher, dit-il avec conviction.
Océane approuva d’un signe de tête, et tous deux partirent dans le bureau d’Ernest présenter les résultats.