7. Période d'essai

Par Shaoran

Une fois la première journée passée, la pression retomba.

La première semaine passa dans la foulée.

Puis une seconde.

Et encore une autre.

Au prix d’un grand nombre d’heures perdues dans les méandres de l’institution sociale, j’arrivai à bout de mes démarches administratives.

Le quotidien reprenait ses droits. Recherches d’emploi stériles, corvées domestiques, repas silencieux avec mon grand coton tige aveugle, soirées solitaires.

Avant, je me demandais ce que j’allais devenir, si je trouverais un jour ma place, comment je sortirais de la galère familiale. Dans cette nouvelle vie, ma principale source d’inquiétude était de savoir où ranger tel ustensile de cuisine, comment plier tel vêtement, que faire à manger le soir. Même l’exercice imposé des tâches domestiques me mettait en joie. Elles étaient le symbole de ma liberté. Et si la communication avec Jérôme restait tendue, je ne regrettai rien.

Mon intrusion avait perturbé ses habitudes, mais peu à peu nous en prenions de nouvelles. Et à mesure que cette routine se créait, il se renfermait sur lui-même, se contentant d’échanges sommaires sur l’intendance domestique.

Désormais, j’étais fixée.

Jérôme était un aveugle plus taciturne que réellement méchant. Ses bougonnements réguliers m’horripilaient, mais sa franchise et son naturel me plaisaient beaucoup.

Les limites entre nous étaient claires. Pas de faux-semblants, pas de copinerie hypocrite distillée par obligation sociale. Il ne se mêlait pas de mes affaires et réciproquement. Ça me convenait parfaitement.  

Et parfois même, quand je m’y attendais le moins, je distinguais derrière ses manières bourrues, l’écoute attentive et la prévenance que m’avait décrites Henry à l’époque de notre rencontre.

Mon aveugle prétendait que cela lui échappait quand il n’y prenait pas garde, mais je sentais bien que ses efforts étaient sincères. Timides certes, mais sincères.

À son rythme, il s’habituait à ma présence. Alors, à terme, il était inévitable que nous trouvions notre propre mode de communication.

Un pas après l’autre.

Avec de la patience.

Et puis, que c’était bon de ne plus avoir à redouter que le moindre de mes faits et gestes offusquent une quelconque entité parentale.

Depuis le soir de mon emménagement, j’avais engagé une sorte de bras de fer silencieux avec eux. Je refusais d’entendre leurs reproches et de subir à nouveau leurs tentatives de découragement. Alors, je n’appelais plus, me retranchant derrière l'excuse d'attendre qu'ils prennent de mes nouvelles en premier.

Trois semaines plus tard, ils n’avaient toujours pas bougé. Moi non plus. Mais j’y pensais beaucoup. Et plus j’y pensais, plus ma colère enflait.

Décidément, ils ne feraient rien pour m’aider, et ça, quoi que je prétende, j’avais du mal à le digérer.

Les jours passaient ainsi.

Dehors, l’automne jaunissait encore les feuillages quand mon colocataire me fit une nouvelle démonstration de son acceptation maladroite.

Ce soir-là, il rentra légèrement en avance. Henry l’avait déposé, sans prendre le temps de monter. Un rendez-vous urgent ou n’importe quelle autre obligation professionnelle.

Quoi qu’il en soit, rien qu’au tintement furieux du carillon de la porte, je compris que Jérôme était contrarié. Sans un mot, il déposa ses affaires sur le meuble de l’entrée et rangea soigneusement parapluie, manteau, besace et chaussures. Comme toujours.

Quand il entra dans le salon, je le saluai.

Il me répondit par un grognement bourru et s’enferma dans le silence.

Il retira veste et cravate, avant de les jeter négligemment sur la table basse.

Je le regardai faire, perplexe.

Il s’assit sur la chaise face à moi.

La contrariété transpirait dans chacun de ses gestes. La lassitude aussi. J’ignorais si j’en étais à l’origine, mais je n’osais pas le lui demander, craignant de provoquer une dispute. À la place, je m’absorbai toute entière dans mon dessin, feignant de ne rien remarquer.

Il resta ainsi un long moment.

Silencieux.

Immobile.

Les bras croisés. Une expression que j’estimais neutre sur le visage.

Je me demandais même s’il ne s’était pas endormi quand il finit par me livrer ce qu’il avait sur le cœur.  

— Éteins-moi cette lumière !

— Comment ?

— Éteins et à l’avenir évite de tout allumer en même temps quand je suis là. Je te l’ai déjà dit, je déteste les lumières trop vives. Ça me stresse.

— Alors, premièrement, je te trouve gonflé de râler alors que t’es rentré depuis même pas cinq minutes et deuxièmement, je suis en train de dessiner et il fait sombre dehors, alors je vais pas m’exploser les yeux sur l’écran de ma tablette pour te faire plais…

Je m’interrompis. Ma tête venait à peine d’intégrer ce qu’il avait dit.

— Mais attends une minute, comment tu…

— J’ai les yeux sensibles.

Je rêve ou il se paie ma tête le grand coton tige !

Je le dévisageai sans la moindre gêne.

Par réflexe, je cherchai à capter son regard dans l’espoir d’appréhender ses émotions.

On disait toujours que les yeux étaient comme les fenêtres de l’âme. Malheureusement, ses fenêtres à lui étaient perpétuellement fermées. Moi qui avais déjà du mal à décoder les expressions corporelles des autres, j’étais servie.

— T’es sérieux ?

— Parfaitement.

Je fronçai les sourcils, toujours indécise quant à la crédibilité de ses propos. Il fallait bien avouer qu’au panthéon de tous les reproches possibles et imaginables qu’il aurait pu me faire, celui-là ne m’aurait jamais effleuré l’esprit.

— D’où la lumière peut déranger un aveugle ?

— Je ne le suis pas totalement, m’avoua-t-il.

— Si t’es juste malvoyant pourquoi tu portes un bandeau en permanence ?

Contre toutes attentes, un léger sourire naquit à la commissure de ses lèvres. Pas d’énervement. Pas de cris, ni même d’indignation malgré le ton accusateur de ma voix.

Ma spontanéité l’amusait. Mon ignorance aussi.

— Je suis bel et bien aveugle, mais je perçois toujours les variations lumineuses. Comme toi quand tu fermes les yeux. Seulement, du fait de ma cécité, j’y suis beaucoup plus sensible et ça me file des migraines, des vertiges et parfois même des nausées.

— C’est chaud !

— C’est le moins qu’on puisse dire. D’où le bandeau pour atténuer ça au maximum, m’expliqua-t-il, avec un sourire plus franc, tandis qu’il caressait le tissu brodé du bout des doigts.

— Dans ce cas, je ferai attention à l’avenir.

— Ça m’arrangerait.

Il quitta sa chaise, s’affala sur le canapé et posa sa tête sur le dossier rembourré.

Une attitude que j’interprétais désormais comme le signe d’une longue et fatigante journée.

— Ça doit être crevant non, de devoir en permanence rester concentré sur ton environnement.

— On s’y habitue.

Sa main tâtonna sur la table basse à la recherche de la télécommande. Il alluma l’écran plat et pour une fois je fus rassurée de savoir qu’il ne verrait rien de ma perplexité.

Son attitude me déconcertait tellement. D’abord la lumière. Maintenant la télévision. Il se comportait toujours avec une telle normalité.

Je souris.

Il est stupéfiant de voir à quel point on peut stigmatiser les gens par simple méconnaissance. Moi qui me considérais globalement comme une personne tolérante et ouverte d’esprit, dès lors que j’avais rencontré Jérôme, j’avais imaginé tout ce qui le limitait dans la vie, mais plus les jours passaient, plus je prenais la mesure de mon ignorance face à ses réalités. Je n’étais finalement pas bien différente de tous ces gens dont il se plaignait. Sans son comportement odieux, je lui aurais sans le moindre doute opposé la même condescendance que n’importe qui d’autre.

— Et la lumière de la télé, ça ne te dérange pas ?

— Je fais avec.

Il fit défiler les chaines les unes après les autres.

— C’est un repère spatial au même titre que le carrelage de la cuisine, continua-t-il, avec nonchalance. Je me débrouille comme je peux avec ce que j’ai. Les textures différentes, les odeurs des matériaux et des produits, tout compte. Le tatami rugueux et tempéré, c’est le salon, le carrelage froid et lisse, c’est la cuisine, le produit à la cire d’abeille c’est le gros meuble de la bibliothèque.

— Ah donc, c’est pour ça que tu te balades toujours pieds nus même quand ça caille !

Il secoua la tête, affichant une expression à mi-chemin entre l’amusement et la consternation.

— Et donc la télé donne un relief à l’espace.

— Exactement.

— Dans ce cas, ça ne te dérange pas si je la laisse allumée quand tu es là.

— Non. Évite juste de mettre le son trop fort. Je compense mon handicap avec mes autres sens alors tout ce qui entrave mes perceptions spatiales est un problème.

— D’où l’organisation drastique du quotidien.

— Quelle perspicacité.

Malgré le sarcasme dans sa voix, je ne percevais aucune hostilité dans son comportement. Mon sourire s’élargit.

À chaque fois qu’il acceptait de s’ouvrir à moi, je découvrais derrière l’aveugle caractériel, un garçon maladroitement attentionné qui supportait mal la prévenance des autres.

Un ours plus attachant que je l’avais imaginé.

— Est-ce que tu m’autoriserais une question personnelle ?

— Plus personnelle que ma cécité ?

— Disons simplement différente.

— Va-y…

— Qu’est-ce que tu fais exactement dans la vie ?

Oui on aurait pu penser qu’après plusieurs semaines de colocation j’aurais déjà trouvé le moyen de satisfaire cette curiosité, mais non. À la fin de la première semaine, j’avais osé le lui demander, mais il avait habilement éludé le sujet en me donnant ses horaires. La seule information que j’avais besoin de connaitre selon lui. Depuis, je ne lui avais plus reposé la question, préférant enquêter sur ses habitudes dans l’espoir de deviner sa profession.

Il partait tôt le matin, rentrait relativement tard le soir, travaillait le samedi mais pas le lundi. Un planning chargé pour des horaires qui conviendraient à un vendeur ou un commercial. Travaillait-il dans la société familiale comme Henry ?

Ça qui expliquerait pourquoi cela ne dérangeait pas son oncle de le véhiculer, à moins que…

Dans les faits, j’avais beau me creuser la cervelle, la vérité, c’est que je n’avais toujours pas la moindre idée de ce qu’il faisait dans la vie, voilà pourquoi, enhardie par sa bonne volonté du jour, je me relançai.

Aussitôt que je lui posai la question, Jérôme se raidit. Ses sourcils se froncèrent. Je baissai les yeux, déjà convaincue qu’il ne me répondrait pas quand il lâcha du bout des lèvres :

— Prof.

— Oh, dans un lycée ? Pourtant avec tes horaires, je…

— Non. J’enseigne au conservatoire de la ville.

— Prof de musique donc.

Il approuva d’un hochement de tête raide. Visiblement, c’était un sujet un peu délicat.

— Tu joues d’un instrument ? demandai-je sobrement.

— Le piano.

— Trop cool ! Mais ta cécité ne pose pas de problème ?

— Pourquoi ? Ça devrait ?

— Justement, je n’en n’ai pas la moindre idée.

— Ne me dis pas que tu fais partie de tous ces idiots qui s’imaginent que je n’en suis pas capable !

— Non. Je dis juste que j’ignore ce dont tu es capable. Au risque de te surprendre, tu es le premier aveugle que je côtoie.

— Sans blague.

Je rigolai.

— Le sarcasme te va si bien. Mais je suis sérieuse. J’ai du mal à évaluer ce dont tu es capable ou non. Je pourrais te faire une liste longue comme le bras avec tout ce qui me vient à l’esprit, cela dit, tu as déjà réussi ces dernières semaines à me détromper sur pas mal de mes aprioris, alors… maintenant je me renseigne au lieu de juger moi-même si tu peux ou non faire quelque chose.

— Bonne stratégie. Mauvaise approche. Je préfère de loin ton agaçante spontanéité à un excès de sollicitude ponctuée de questions sans fin.

Je grimaçai.

— C’est fou mais quand tu balances des trucs pareils je ne sais jamais si je dois te dire merci ou la ferme.

Il haussa les sourcils, étonné.

— Pour cette fois, contente-toi de merci du compliment. Mais t’y habitue pas trop.

— Quel sympathique exemple de ce vieil adage comme quoi qui aime bien châtie bien.

— Je te dirais bien qu’on peut voir les choses ainsi, seulement, j’y vois que dalle donc…

— Mais c’est qu’en plus il a le sens de l’humour !

Sans comprendre quels liens subtils commençaient à se tisser à travers ces taquineries d’apparence anodines, nous partîmes d’un même rire.

Un moment plus tard, emportée par ma curiosité, j’osai une nouvelle question toujours plus personnelle.

— Et donc, tu n’es pas aveugle de naissance ?

Il soupira, redevenant instantanément sérieux, mais cette fois, au lieu de m’envoyer sur les roses comme il le faisait d’ordinaire quand je touchais un point sensible, il se contenta de me demander simplement :

— Qu’est-ce qui te fais penser que c’est le cas ?

— J’avais une chance sur deux, plaisantai-je, omettant sciemment d’avouer qu’Henry m’avait vendu la mèche sans le vouloir.

— En effet. Je ne suis pas aveugle de naissance.

Il hésita un instant à ajouter quelque chose. Voyant qu’il ne se décidait pas, je choisis de réorienter légèrement la discussion sur un sujet moins sensible, plutôt que d’insister au risque de gâcher ce moment.

— Tu n’as jamais pensé à demander un chien d’aveugle ?

— J’y suis allergique.

— Mince ! La tuile.

— Comme tu dis. Mais c’est pas grave puisque ça m’a permis d’avoir droit à tout un tas de colocataires horripilants.

Je ne saurais dire s’il espérait me vexer avec sa réflexion ou simplement se fendre d’un nouveau trait d’humour sans subtilité, mais je décidai de répondre à sa provocation avec le même ton sarcastique.

— Ah bah oui, vu sous cet angle, c’eut été dommage de s’en priver.

Ma répartie lui arracha un léger ricanement.

— On va dire ça.

La chaleur dans sa voix me déstabilisa complètement. Je lui jetai un coup d’œil à la sauvette. Même s’il ne me voyait pas, il percevait si finement ma présence qu’il devinais toujours quand je le regardais. Au départ, cela m’impressionnait, désormais, cela m’embarrassait.

En dépit de ce qu’il prétendait haut et fort, il essayait à son rythme de me ménager une petite place non seulement dans son appartement mais aussi dans sa vie.

Et ça, en dépit de ce que moi je prétendais, ça me touchait sincèrement.

Indifférent à mon trouble, Jérôme se leva.

— Bon, parlons de choses sérieuses, qu’est-ce qu’on mange ce soir ? reprit-il.

— Hum, laisse-moi réfléchir… des pâtes.

— On en a déjà mangé hier.

— Eh oui. C’est ce qu’on appelle des restes. Non seulement c’est vachement pratique, mais en prime ça évite le gaspillage alimentaire. Que demander de plus ?

— Un peu de variété.

— Allons bon, s’il n’y a que ça pour te faire plaisir mon poulet, je trouverais bien quelques restes pour assaisonner ces restes-là.

— Le sarcasme c’est tout de suite vachement moins drôle quand ça vient de quelqu’un d’autre.

Je rigolai franchement.

— Ah tu as remarqué. Tout est question de point de vue si j’ose dire.

Cette fois, ce fut à son tour de sourire.

— Mais c’est qu’elle aussi, elle a le sens de l’humour quand elle veut.

Il prit congé juste après pour s’enfermer dans son bureau jusqu’au dîner. J’ignorais toujours ce que contenait cette mystérieuse pièce, mais mon colocataire s’y enfermait une à deux heures tous les soirs. Pour préparer ses leçons certainement. Quoi qu’il en soit, cela faisait partie de sa normalité.  

Il me faudrait encore du temps et de la patience pour apprendre à décrypter ses attitudes. Pour entrer dans son univers. Pour comprendre son monde en général et son fonctionnement en particulier, mais peu à peu nous avancions. Lentement mais sûrement.

 

♪ - ♪ - ♪

 

Le vendredi suivant, marqua un nouveau tournant dans notre colocation. Aujourd’hui était officiellement le dernier jour de ce qu’Henry et moi avions défini comme notre période d’essai.

Cela faisait maintenant un mois complet que je partageais mon quotidien avec ce grand coton-tige aveugle et contre toutes attentes, ce n’était pas si terrible que cela. Au contraire.

Après une acclimatation délicate, les choses se mettaient en place naturellement.

Enfin, la plupart du temps.

Ce soir-là, en rentrant du boulot, Jérôme se mura dans un silence encore plus épais que d’ordinaire. En un mois, j’avais compris que cette attitude rimait avec fous-moi la paix. Au départ, cela m’agaçait, maintenant, je m’en accommodais, réservant ma conversation pour un moment plus opportun. À condition qu’il ne me provoque pas ouvertement. Comme il le faisait en ce moment même avec la sonnerie stridente de son portable.

— Ton téléphone, lui fis-je remarquer.

— Quoi mon téléphone ?

— Bah c’est la troisième fois d’affilé qu’il sonne.

— Ouais et alors ?

— Tu ne réponds pas ?

— Non.

— Vu l’insistance de ton interlocuteur, ça doit être important…

— De quoi je me mêle ?

— Très bien dans ce cas, je vais le dire autrement, ce bruit me stresse au plus haut point. Alors si tu pouvais nous l’épargner, ce serait sympa.

Dans un soupir excédé, Jérôme saisit son portable, coupa l’agaçante sonnerie et le jeta sur le siège d’à-côté.

— Voilà. Comme ça il ne t’embêtera plus.

Je levai les yeux au ciel.

Quelle puérilité.

— Merci, grinçai-je. Mais imagine que ce soit Henry. Il risque de s’inquiéter s’il voit que tu ne réponds pas.

— Ce n’est pas lui. C’est mes parents et je n’ai pas envie de leur parler.

— J’en déduis que tu n’as plus beaucoup de contacts avec eux. C’est à cause de ton accident ?

Jérôme se figea.

— Qu’est-ce que t’a dit ? gronda-t-il.

Immédiatement, une boule se forma dans ma gorge. Mes déconvenues avec Henry à l’évocation de sa femme ne m’avaient donc pas suffi. J’avais encore une fois parlé trop vite et je le regrettai déjà. Lui poser des questions personnelles quand il était de bonne humeur était une chose, mais à en faire de même quand il était énervé, je risquais juste de le braquer contre moi.

Je me raclai la gorge, réfléchissant à toute vitesse au meilleur moyen de désamorcer le conflit. Il était déjà trop tard pour faire machine arrière, donc faute de mieux, autant jouer carte sur table en restant la plus sobre et évasive possible.

— L’autre soir quand je discutais avec Henry, il a très rapidement évoqué un accident. C’est comme ça que j’ai su que tu n’es pas aveugle de naissance. Ce que tu m’as confirmé par la suite.

— Qu’est-ce qu’il t’a raconté d’autre ? s’alarma Jérôme.

Pour la première fois, l’angoisse remplaça la colère dans sa voix.

— Rien du tout. Il s’est fermé comme une huître et il est parti.

Exactement comme tu sembles sur le point de le faire.

— Du coup, je n’ai pas osé remettre le sujet sur le tapis, avouai-je à la place.

— Et donc tu t’es dit que j’allais tout te déballer comme ça ?

— Non. Seulement, il est évident qu’Henry s’occupe de toi comme le ferait un vrai père, alors je me suis légitimement demandé si tes parents étaient morts, puis j’ai compris que non et… là, ton téléphone…

— En quoi est-ce que ça te regarde ?

Cette hostilité qui gainait son corps, cette anxiété dans la voix, cette dérobade dans ses propos. Il se comportait exactement comme Henry.

Alors oui, le traumatisme d’un accident laissait inévitablement des marques, mais de là à entrainer des réactions aussi épidermiques…

— Tu as raison. Ce ne sont pas mes affaires. J’essaie simplement d’apprendre à mieux te cerner. Si tu ne veux pas me répondre, je le comprends. Il suffit de me le dire.

— Eh ben, je te le dis. Je ne veux pas en parler. Ni maintenant ni plus tard, alors épargne-moi tes questions et arrête de vouloir me connaître. Je n’ai pas besoin de toi !

Il récupéra son téléphone dans un geste énervé. Au passage, il se cogna le genou contre la table basse, étouffant un juron.

— Oui. Je vois ça.

— Laisse-moi tranquille. Je sais parfaitement me débrouiller seul.

— Ce n’est pas ce que semble penser Henry.

— Je me fiche de ce qu’il pense. Il le sait très bien. Je ne peux pas t’empêcher de rester là, mais je peux t’assurer que ce n’est pas demain la veille que tu m’entendras admettre que j’apprécie ta présence ici.

Il gravit maladroitement quelques marches et ajouta excédé :

— Fais-toi une raison, ça n’arrivera jamais. Tu m’entends, jamais !

— Je te prouverai que tu as tort, affirmais-je à mi-voix.

— Je serais bien curieux de voir ça.

— T’inquiète garçon, tu vas pas être déçu du voyage !

Il s’enferma dans son bureau, claquant bruyamment la porte au passage. De mon côté, je restais comme deux ronds de flan dans le salon.

Il m’avait souvent envoyé sur les roses, mais il n’avait encore jamais utilisé des termes aussi durs.

Je n’ai pas besoin de toi.

Plus que sa colère, c’est le choix de ses mots qui m’avait blessée. Ils faisaient échos à une blessure béante tapie dans les ténèbres de mon esprit. Une blessure dont je ne prenais vraiment conscience que maintenant.

— Je sais bien que personne n’a réellement besoin de moi, murmurai-je au bord des larmes. Mais c’est pas une raison pour me le rappeler.

La tristesse se mua en colère. Contre lui. Contre moi. Dans l’espoir de l’apaiser sans avoir à m’embarquer dans une longue rumination, je passais mes nerfs sur la lessive. Mais force était de constater que cela n’améliorait pas mon humeur. Non seulement je continuai à ruminer, mais en prime, je pliai le linge n’importe comment.

Un instant l’idée de laisser les choses en l’état m’effleura l’esprit. Après tout que se passerait-il si je refusais de plier ses pantalons et ses chemises selon ses instructions drastiques ?

Il n’y retrouverait plus rien et il râlerait encore plus.

Je soupirai, blasée.

À mon troisième essai infructueux, j’étais sur le point d’envoyer la chemise de Jérôme valser à travers la pièce, quand la perspective d’une vengeance germa dans mon esprit.

— On va voir si t’as pas besoin de moi, murmurai-je savourant par avance mes représailles.

 

♪ - ♪ - ♪

 

Le lendemain matin, Jérôme descendit en bougonnant. Je lui adressai un vague bonjour, uniquement destiné à lui signaler ma présence.

Il m’ignora et avala son petit-déjeuner dans un silence religieux avant de remonter se préparer.

De mon côté, je ruminai toujours.

J’étais partagée entre la satisfaction de ma vengeance et la consternation face à ma propre puérilité.   

En quittant mon contexte familial empoisonné, j’avais commencé à escalader le fond de mon puits émotionnel. La remarque de Jérôme m’avait fait trébucher. J’étais retombée de plusieurs étages.

Une part de moi était toujours blessée par ses paroles, l’autre savait que c’était idiot.

Jérôme ne me devait rien. Il travaillait. Il était autonome. Il n’avait pas besoin de moi.

J’étais au chômage. J’avais quitté le crochet de mes parents pour celui de mon colocataire et ce n’était pas une poignée de corvées domestiques qui changeraient cela.

C’était moi qui avais besoin de lui et non l’inverse. Voilà la réalité.

En prime, je lui enviais son indépendance. Et au lieu de me comporter en adulte et faire le nécessaire pour gagner la mienne, je me vengeais comme une gamine.

Je soupirai. Ces représailles n’avaient pas de sens.

J’étais sur le point de monter lui avouer mon méfait, quand l’arrivée d’Henry me stoppa dans mon élan.

Trop tard !

J’étais piégée !

Henry allait vite comprendre ce que j’avais fait.

Je pâlis, réalisant que ces représailles risquaient de me coûter cher.

Alors oui, Jérôme l’avait cherché, mais peut-être aurais-je dû attendre d’avoir confirmé mon contrat de colocation avant de lui jouer ce genre de blague de mauvais goût.

— Vous me semblez nerveuse, me fit remarquer Henry. Tout va bien ?

Décidément, il lisait toujours en moi comme dans un livre ouvert.

— Oui. J’ai… mal dormi, c’est tout.

Je détournai les yeux.

Heureusement, l’irruption de Jérôme me dispensa d’une salve de questions sur mon attitude singulière.

Je lui jetai un coup d’œil et manquai de m’étrangler avec mon café en réprimant un fou rire.

C’est bon, je retire tout ce que j’ai pu penser, je regrette absolument rien.

Le résultat de mes représailles dépassait de loin mes espérances.

Profitant que le dressing de mon aveugle occupe la majeure partie du couloir entre sa chambre et la salle de bains, j’en avais exhumé tous ces trucs collector au mauvais goût frisant l’indécence. Cravate bleu roi bariolée d’affreux tournesols, chemise brunâtre camouflage, pantalon pied de poule à carreaux écossais, la totale.

L’assemblage était parfait !

Pour carnaval. Pour aller travailler par contre, c’était une autre paire de manche. Et le tout sans même avoir à mettre un pied dans sa chambre.

Je n’irais pas jusqu’à dire que j’étais fière de moi, mais, le résultat valait le coup d’œil. Heureusement, mon colocataire ne le verrait jamais.  

Henry se retourna.

— Eh bien Jérôme, que t’est-il arrivé ?

— Pourquoi ?                                                                                       

— Ta tenue vestimentaire est, pour le moins... surprenante, voire même totalement dépareillée.

Jérôme se tenait en haut de l’escalier. Figé. Sur ses traits, la consternation le disputait à l’agacement.

— Sasha bordel ! Qu’est-ce que t’as fait ?

— Va savoir. Je croyais que tu n’avais pas besoin de moi !

Oui, j’aurais peut-être dû arrondir les angles avec lui, mais maintenant que le mal était fait, autant assumer jusqu’au bout.

— Et ça t’amuse ?

— Quoi ? C’est pas de ma faute si à ton âge tu ne sais pas t’habiller tout seul.

Je faisais mon possible pour ne pas éclater de rire. Un petit coup d’œil à Henry m’apprit qu’il se retenait lui aussi par politesse envers son neveu. Jérôme, lui, fulminait.

Henry attendit qu’il disparaisse dans sa chambre pour me demander :

— Vous vous êtes disputés ?

— On peut dire ça.

Face à cette réponse vague, il me questionna du regard.

— Jérôme m’a reproché d’avoir évoqué son accident avec vous.

Henry fronça les sourcils.

— J’en suis navré. Je pensais l’avoir convaincu que votre curiosité était inévitable et légitime.

— Je peux comprendre qu’il n’ait pas envie d’en parler, mais il y a des façons de le dire.

— Donc vous vous êtes vengée sur ses affaires…

Je grimaçai.

 — Avouez qu’avoir des trucs pareils dans ses placards, c’est carrément de la provocation. Je vois mal comment j’aurais pu passer à côté.

Il soupira sans se départir de sa bonne humeur.

J’avalai une gorgée de café avant d’ajouter à mi-voix.

— J’admets que ce n’était pas malin de ma part, mais il m’a blessée et sur le coup, je n’ai pas réfléchi. J’espère juste que cela ne remettra pas en cause notre accord de colocation.

— C’est vrai que votre période d’essai se termine aujourd’hui.

J’approuvai d’un hochement de tête.

— Cela m’était presque sorti de l’esprit.

— À moi aussi, avouai-je honteusement.

— Il va falloir que nous convenions d’une date pour faire le point. Que diriez-vous de samedi soir ?

— Avec Jérôme ?

— Cela vous pose un problème qu’il assiste à l’entretien ?

— Pas du tout. Seulement, samedi est une grosse journée pour lui. Il est toujours épuisé en rentrant, alors j’ai peur qu’il ne soit pas réceptif à la conversation.

Henry rigola avec un petit hochement de tête compréhensif.

— Vous l’avez bien cerné. Dans ce cas, mieux vaut en discuter dimanche matin avant que je l’emmène chez ses parents. Quand il en reviendra, il sera encore plus fermé que le samedi.

— Ça me convient. Vous déjeunerez avec nous ?

— Ma foi pourquoi pas.

Je saisis la pile de vêtements propres que j’avais cachés sur la chaise la veille au soir, et la tendit à Henry.

— Tenez. Vous devriez lui apporter ça. Inutile de le mettre plus en retard qu’il ne l’est déjà.

— Il devrait pouvoir se changer seul.

— J’en doute.

Je détournai le regard.

— Disons que je n’ai pas fait les choses à moitié.

— C’est-à-dire ?

— J’espérais sincèrement l’obliger à admettre qu’il avait besoin de moi, donc, j’ai fait en sorte qu’il ne trouve rien de correct à se mettre.

— Intéressant.

— Sur le coup, je n’ai pas réalisé que je risquais simplement d’obtenir l’effet inverse. C’était idiot de ma part.

— Ne soyez pas trop dure avec vous-même. Surtout s’il l’a mérité. Et ne vous inquiétez pas pour votre contrat, pour ma part, cela ne remet rien en cause.

— Merci.

Henry s’éclipsa, emportant avec lui les vêtements de mon colocataire. Je relâchai un soupir de soulagement que j’ignorai avoir retenu.

J’avais évité la catastrophe.

Pour autant, le doute s’était insinué dans mon esprit.

Jusqu’à présent je n’avais jamais imaginé ce qui se passerait si l’un de nous trois décidait de rompre le contrat de colocation à la suite de ce premier mois. Maintenant que la date était fixée, j’avais l’impression de sentir un couperet au-dessus de ma tête et je détestais cette sensation. Alors tant pis pour mon égo, je ferai la paix avec Jérôme.

Un gros quart d’heure plus tard, il redescendit vêtu de cette chemise anthracite que j’aimais bien le voir porter.

Quoi ? Mon colocataire avait beau n’être qu’un aveugle revêche, ce n’est pas pour autant que je n’appréciais pas de détailler sa carrure de coton tige dégingandé. Quelque chose chez lui me fascinait depuis le premier jour. Sa présence peut-être.

Il passa à côté de moi sans desserrer les dents. Henry le suivit. Il me souhaita une bonne journée et sortit avec son neveu.

Je restai au milieu du salon.

Perplexe.

Aucun des deux n’avait fait la moindre allusion à mes représailles.

Hormis la froideur de Jérôme, c’était à croire qu’il ne s’était rien passé.

Qu’étais-je sensé comprendre ?

Je passais le reste de la journée à me torturer l’esprit pour répondre à cette question. J’exécutais les tâches quotidiennes avec une raideur d’automate, harcelée par mes hésitations.

J’attendais, anxieuse, le retour de mon colocataire, allant jusqu’à le guetter par la fenêtre.

Henry le déposa pile à l’heure comme toujours.

Pour me donner un semblant de contenance, je mis de l’eau à chauffer quand Jérôme entra dans la pièce.

Il déposa ses affaires, me salua du bout des lèvres et s’installa directement à table.

— Est-ce que tu veux un thé ? lui proposai-je, en guise de préambule.

— Ouais.

Sa froideur m’arracha un sourire contrit. Mes mains tremblaient malgré moi.

Tandis que la bouilloire chauffait, nous restâmes ainsi l’un en face de l’autre. Muets. Fermés.

— Tiens, hasardai-je, en déposant devant lui une tasse fumante.

Ce n’était certes pas un véritable calumet, mais j’espérais que ce thé de la paix me suffirait à faire amende honorable.

Je me réinstallai en face de lui, triturant nerveusement ma cuillère.

À force de me reprocher mes représailles, j’avais presque fini par oublier qu’à la base, c’était lui qui m’avait vexée.

— Tu n’étais pas trop en retard ce matin ? continuai-je.

— La faute à qui ?

Il remua précautionneusement le sachet de sa tasse.

— En tout cas, ça a beaucoup amusé Henry. Il a même salué ta créativité au passage.

— Créativité carrément ? Je n’irai pas jusque-là.

— Moi non plus.

Il avala une gorgée avant d’ajouter.

— C’était incroyablement puéril…

— Certes.

— Mais ça fait aussi de toi la première à oser faire un sale coup au grand méchant aveugle.

— Ça ne t’a pas causé d’ennuis au travail j’espère…

— Il aurait fallu y penser avant.

— Désolée.

— Pff. C’est pas grave, soupira-t-il, blasé. De toute façon, je peux bien faire ce que je veux le monde s’empresse toujours de trouver toutes les excuses du monde à ce pauvre monsieur Reeves dont la vie est si handicapée.

Je grimaçai.

Depuis notre rencontre, j’avais souvent pensé à toutes les difficultés qui jalonnaient sa vie. Malgré tout, il ne s’en plaignait jamais. Mais la complaisance des autres l’horripilait.  

Pour m’être laissée perpétuellement infantilisée, je savais à quel point c’était dévalorisant. Voire même insupportable. Pourtant, j’encaissais tout.

Jérôme, lui, avait choisi la rébellion. Ne récoltant que davantage de condescendance.

Il n’y avait qu’Henry pour lui reprocher ouvertement ses écarts de conduite.

Henry… et moi.

D’ailleurs, me l’avait bien dit quand il m’a présenté son neveu. Il cherchait quelqu’un capable de lui tenir tête.

Maintenant que j’y réfléchissais, je comprenais. J’avais déjà pu constater que mon aveugle n’était jamais vraiment là où je l’attendais. Lorsqu’il s’ouvrait à moi, c’était quand je faisais preuve de spontanéité, voire même d’un peu de culot.

En fait, il aimait que je m’énerve contre le colocataire odieux au lieu d’excuser l’aveugle indélicat. Voilà ce qui motivait ses efforts maladroits.

Je souris.

Finalement, ma colère était salutaire pour nous deux.

Ce constat m’allégea d’un poids, me laissant l’espoir que cet acte puéril serait sans conséquence sur l’avenir de cette colocation.

— Pourquoi t’as fait ça ? grommela Jérôme, coupant court à mes pensées.

— Tu parles de mes représailles ?

— C’est comme ça que t’appelles le fait de mettre ma penderie sans dessus dessous ? Des représailles ? Et en quel honneur ?

Je noyai mon regard dans ma tasse. Face à ma famille, c’était le moment de la conversation où je me renfermais comme une huitre, mais avec Jérôme, tout semblait différent. Il y avait chez lui un petit quelque chose qui me mettait en confiance.

— Je sais que t’as pas besoin de moi, avouai-je dans un murmure, mais ça m’a fait mal de l’entendre.

Jérôme ouvrit la bouche et la referma sans dire un mot. Comme si, tout à coup, il comprenait ma réaction. Il détourna le regard et soupira.

— Excuse-moi.

— C’est pas grave t’inquiète. Je m’en remettrai.

— Non, je suis sérieux. Je n’imaginais pas avoir été blessant à ce point. En vérité, je me suis défoulé sur toi parce que tu m’as déstabilisé. Mon accident, c’est… je n’arrive pas à en parler.

— Je comprends. J’ai été maladroite.

— Moi aussi. Quant à mes parents… disons que c’est compliqué entre nous. Sans Henry, j’aurais déjà coupé les ponts depuis longtemps. Sans lui, je n’aurais probablement pas fait grand-chose d’ailleurs.

Jérôme remua pensivement son thé.

— C’est grâce à lui que j’ai pu acheter cet appart’.

— Pourquoi ? Le propriétaire ne voulait pas te le vendre à cause de ton handicap ?

— On peut dire ça.

— C’est de la discrimination ! C’est illégal !

— C’est mon père.

— Comment ça ton père ?

— Le propriétaire… c’était mon père.

— Quoi ? Ton… tu veux dire que…

— Mon père est entrepreneur. Il a monté sa propre boîte quand il était jeune. Il construisait des immeubles pour le compte de sociétés extérieures quand il a rencontré ma mère. Henry quant à lui était un brillant commercial. Il a quitté son poste de négociant en matériaux pour s’associer avec mon père. Ils ont commencé à racheter des bâtiments délabrés pour les retaper et les revendre appartement par appartement. Cet immeuble a été leur première acquisition. C’est pour ça qu’il l’a gardé pour faire de la location.

— Alors tout l’immeuble lui appartient ?

— Presque tout l’immeuble. C’est le seul qu’il ait gardé exclusivement en location, par sentimentalisme, mais il a quand même consenti à me vendre celui-là.

— Te le vendre ? Alors que tu es son fils ?

— Son fils aveugle, rectifia-t-il. C’est pour ça que j’ai insisté pour le lui acheter. J’avais besoin de lui prouver que j’étais en mesure de gagner ma vie seul, même si j’étais diminué à leurs yeux. Il a refusé, j’ai insisté. Henry a plaidé en ma faveur, ma mère s’est laissée convaincre et mon père n’a pas eu d’autre choix que de se ranger à leur avis. Il a cédé mais à une condition…

— Que tu n’habites jamais seul, résumai-je me souvenant de leur dispute le jour de notre rencontre.

Jérôme acquiesça.

— Mais, si tes parents s’opposaient à ton choix, pourquoi n’as-tu pas acheté un logement ailleurs ?

— Comment ça ?

— Tu aurais pu passer outre et simplement acheter ailleurs au lieu d’accepter leurs conditions.

— Ils avaient fait un pas dans ma direction, donc selon Henry je devais en faire un aussi.

— Soit. Mais n’est-ce pas paradoxal d’accepter un geste de réconciliation pour quelqu’un qui voulait couper définitivement les ponts ?

— Qu’est-ce que tu veux me faire dire ? s’énerva-t-il.

— Calme-toi. J’essaie juste de comprendre ce qui t’a motivé.

Il rentra la tête dans les épaules, se frottant nerveusement les mains.

— La vérité, c’est que j’avais la trouille. C’est une chose de faire le fier-cul devant les gens en prétendant se débrouiller seul. C’en est une autre de se retrouver réellement seul dans un appartement inconnu.

— Oui, et pas le plus simple, puisqu’en prime, il a en plus fallu que tu t’imposes la difficulté d’un escalier.

— Je n’avais pas le choix. C’était le seul endroit où je pouvais installer mon bureau.

— Ah oui, cette fameuse pièce où tu caches tous tes petits secrets, plaisantai-je

Les mâchoires de Jérôme se contractèrent.

— Détends-toi. C’était juste une plaisanterie.

Je me servis une nouvelle tasse de thé.

— Donc Henry bosse comme agent immobilier dans l’entreprise familiale.

— En quelque sorte. Il a un profil qui passe bien auprès des gens.

Je rigolai.

— J’avais remarqué. Il sait amadouer les autres.

— Ouais.

— Mais il n’a pas de femme ou d’enfants ?

Jérôme se renfrogna.

— Il est veuf.

— Ah mince. C’est pour ça qu’il a tiré une tête pareille la dernière fois.

— Tu lui as parlé de sa femme ?

— Comme il porte une alliance, le jour où j’ai emménagé, je lui ai fait remarquer que sa femme devait être comblée avec tout ce qu’il sait faire. À mes yeux, c’était juste une boutade.

— Comment est-ce qu’il a réagi ?

— Il s’est littéralement décomposé.

Jérôme détourna le visage. Quand il continua, sa voix se résumait à un murmure entrecoupé d’émotions.

— Sa femme s’est tuée en voiture un jour de… bref, c’était un accident.

Jérôme inspira profondément comme pour canaliser une angoisse naissante. De mon côté, j’avais peur des déductions qui se formaient dans mon esprit. L’accident qu’évoquait Jérôme était-il le même que celui qui lui avait ôté la vue ?

— Elle est morte sur le coup. Henry ne s’en est jamais remis et… ça… ça a tout changé.

Je commençais à comprendre comment une relation si sincère et profonde avait pu naitre entre Jérôme et son oncle. Le premier avait fui sa famille pour accepter son handicap, le second avait fui son deuil en prenant la place d’un père de substitution. Qu’il s’agisse ou non du même événement, leurs cicatrices étaient profondes. Celles de Jérôme étaient gravées dans sa chair. Celles d’Henry étaient comme les miennes, invisibles. Dissimulée sous une carapace de mensonges et de faux-semblants. Un masque à travers lequel transparaissait parfois sa douleur.

J’écrasai discrètement une larme.

J’étais tellement émotive. Et la tristesse de Jérôme me contaminait.

Malgré ma curiosité, je n’osais pas le questionner davantage.

Je prétendais respecter son intimité, mais en réalité, c'est moi que je protégeais. En emménageant, j'espérais que nos rapports tendus s'améliorent rapidement et ce soir, nous avions franchi une étape. En me confiant spontanément ses blessures les plus intimes, un lien sincère et profond se créait entre nous. Et cette complicité m'effrayait. 

Je secouai la tête. Blasée. 

Exception faite de mes réserves initiales, la cécité de Jérôme ne m'avait jamais dérangée. Par contre, la perspective de m'attacher à lui me terrifiait. Je craignais de me rendre trop vulnérable.  

— Et tes parents à toi… me demanda Jérôme. Tu ne m’en encore jamais parlé non plus.

Je sursautai.

— Je… je sais, bafouillai-je, déstabilisée. C’est parce que c’est compliqué pour moi aussi.

— Je ne te jetterai pas la pierre, mais crois-en mon expérience, ne fuis pas. Aussi difficile que ce soit, regarde tes blessures bien en face, sans détourner les yeux, parce que tu ne fuiras jamais assez vite ni assez loin pour leur échapper.

— C’est ce que tu as fait ? lui demandai-je légèrement sarcastique.

— Je m’y efforce, mais c’est un combat de tous les instants. Et comme tu as pu t’en apercevoir, j’ai encore du pain sur la planche.

— À qui le dis-tu ?

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Loutre
Posté le 29/05/2024
Hello !

Me revoici ! J'avais continué à lire mais, comme j'avais perdu mon mot de passe, je n'ai pas pu te faire de retours. Je n'ai plus mes impressions à chaud, mas je vais quand même essayer de retrouver ce que j'en avais pensé !

Ici, ta narratrice retrouve un semblant de routine. Ses journées sont occupées par des recherches d'emploi infructueuses, des tâches domestiques et des repas silencieux avec Jérôme. La cohabitation est marquée par des échanges minimalistes et une adaptation progressive aux habitudes de chacun. Et... Honnêtement, j'adore leurs échanges. C'est sans doute un des aspects que j'aime le plus dans ton histoire, d'ailleurs. On découvre un Jérôme prévenant, attentif aux autres, derrière sa façade d'ours grincheux. Malgré la distance, il y a une véritable honnêteté qui se tisse entre tes personnages, et forcément une forme d'alchimie. C'est tendre, c'est humain, c'est vrai. J'aime beaucoup. Sasha se fait aussi à son handicap, graduellement, en posant des questions, mais aussi en observant les différents types de situation qu'elle rencontre. J'aime bien voir son regard évoluer, la façon qu'elle a de comprendre graduellement les défis que Jérôme rencontre. On sent qu'une routine s'installe, et c'est vraiment prenant.

Bref, j'aime beaucoup tes personnages et la façon que tu as de les écrire ! Merci de nous partager ton texte !
Shaoran
Posté le 09/11/2024
Re (un petit dernier pour la route)...

Merci vraiment pour ta lecture et tes retours. Ca me fait vraiment chaud au coeur de savoir que ça te plait. Comme dit dans mes réponses précédentes, l'idée de cette histoire c'est vraiment de sortir un peu des sentiers battus de la romance pour faire quelque chose de feel good où on a envie de revenir.
Un petit truc douillet qui te sort de la grisaille quotidienne pendant quelques minutes et en lisant tes commentaires, j'ai le sentiment que c'est mission accomplie et ça... c'est trop chouette.
Alors merci beaucoup pour ta lecture et tes retours.
J'espère que la suite de cette histoire saura t'émouvoir et continuer à te captiver.
Bonne lecture
A peluche
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