8. Repos forcé

Par Shaoran

Le dimanche tant redouté arriva enfin.

Notre conversation à cœurs ouverts du vendredi précédent s’en était tenue là et depuis la hache de guerre était définitivement enterrée. Même si dans les faits, c’est à peine si nous nous étions croisés.

Mon calme était revenu.

En apparence.

Dans les faits, j’avais astiqué l’appartement du sol au plafond. On aurait pu croire que je faisais du zèle en vue de mon entretien avec Henry et Jérôme, mais en réalité, j’avais surtout besoin de m’occuper pour ne pas devenir dingue.

Les aveux de Jérôme m’avaient touchée. Notre accrochage préalable m’avait plongée dans l’incertitude. Et depuis, malgré la réconciliation, mon esprit compilait en boucle toutes sortes de scénarios de rejet possibles. J’avais même élaboré une stratégie, quoi que légèrement bancale, au cas où Henry romprait notre accord.

Je lançais un coup d’œil inquiet à la pendule pour la quatrième fois en cinq minutes.

Henry ne devrait plus tarder.

Plus la confrontation approchait, plus mes ongles en souffraient. J’aurais bientôt les doigts des deux mains à vif à force de les ronger.

Henry mit fin à mon supplice une demi-heure plus tard.

Immédiatement, son air souriant me détendit. De ce que j’en connaissais de monsieur Langler, il n’était pas le genre d’homme à briser les espoirs des gens avec le sourire. Alors, il n’y avait pas matière à s’inquiéter.

En parfaite hôtesse, je lui proposai un apéritif qu’il accepta volontiers.

Mes gestes tremblotants me trahissaient, mais Henry eut la délicatesse de feindre de ne rien remarquer.

— Où est Jérôme ? me demanda-t-il quand je m’installai avec lui au salon.

— Enfermé dans son bureau. Il semble qu’il ait beaucoup de travail cette semaine.

Henry approuva silencieusement.

— Vous voulez que j’aille le prévenir ?

— Non. Rien ne presse.

Il croisa les bras et son sourire s’élargit.

— Vous avez pu régler votre différend de l’autre jour ?

— Oui pourquoi ? Jérôme vous en a parlé hier ?

— Pas vraiment. Il a refusé la discussion. Et cela fait d’ailleurs plus d’une semaine qu’il a cessé de se plaindre de vos habitudes. Jusqu’à votre dispute, je pensais que c’était une bonne chose.

— Et maintenant ?

— Disons que j’ai du mal à cerner ce qu’il pense réellement de vous.

— Vous pensez qu’il envisage de rompre notre contrat de colocation ?

— Je n’en ai pas l’impression. Mais quoi qu’il arrive, nous sommes trois à décider.

J’acquiesçai pensivement.

— Et qu’en est-il de vous ?

— Pour ma part, je n’ai rien à vous reprocher. Mais je ne rangerai à l’avis de Jérôme. À condition qu’il soit objectivement argumenté. Et de votre côté, êtes-vous toujours disposée à continuer malgré les difficultés ?

— C’est vrai que Jérôme est assez taciturne comme garçon, mais franchement, je n’ai pas à me plaindre. Même s’il est souvent maladroit, il fait sincèrement des efforts et ça, j’apprécie beaucoup. Et puis, je me mets à sa place, avec mon caractère, si quelqu’un envahissait mon espace, je serais probablement pas un cadeau non plus.

— Jérôme est quelqu’un de très indépendant. Il refuse qu’on le prenne en pitié.

— J’avais remarqué. Au départ, je pensais que je devrais me forcer un peu pour rester naturelle avec lui, surtout pour l’engueuler, mais finalement, il se comporte de manière tellement… normale que ça s’est avéré bien plus facile que je ne l’imaginais.

Henry rigola.

Je détournai les yeux pour lui cacher au mieux mon expression embarrassée et j’ajoutai :

— Vous aviez raison. C’est quelqu’un d’attachant quand on regarde derrière ses airs revêches. Mais je ne m’attendais pas à ce que des liens se créent aussi spontanément entre nous.

— Vous habitez ensemble, c’est inévitable.

— Je sais, mais cette intimité…

— Cela vous effraie.

— Oui.

— Pourquoi cela vous déstabilise-t-il à ce point ?

— Comment dire… votre neveu a une manière tellement… désarmante de se confier.

— Désarmante ?

— Oui. Quand il a commencé à me parler de son accident, il avait l’air si vulnérable.

Henry pâlit. Pour la première fois, un étonnement non feint se peignit sur ses traits.

— Il vous parlé de son accident ?

— Il a mentionné un épisode tragique qui a profondément affecté sa vie et celle de ses proches, mais il n’a pas été plus loin dans les détails, résumai-je omettant soigneusement de préciser qu’à ce moment-là Jérôme parlait de l’accident qui avait rendu son oncle veuf.

— C’est… un événement encore très… douloureux. Je ne suis pas certain qu’il soit prêt à en parler.

— C’est effectivement ce qu’il m’a dit. Il semblait profondément remué, alors je n’ai pas insisté. Mais, si un jour il se sent prêt à en parler, je serais là pour l’écouter.

Henry me regarda droit dans les yeux. Il était ému.

— Merci, murmura-t-il.

Fini le masque d’amusement paternaliste, les manières irréprochables et les petits rires compréhensifs, l’espace d’une seconde, j’entrevis le véritable Henry Langler. Les cicatrices brûlantes sous le masque, la douleur imprimée dans son cœur, la fêlure dans sa voix et dans son âme.

La première fois que j’avais évoqué le sujet de sa femme, j’avais déjà aperçu cette faille chez le grand monsieur Henry sans essayer de la comprendre. Inconsciemment je l’attribuais plus à un divorce ou quelque chose de moins définitif.

Désormais je savais ce qui liait Henry et Jérôme de manière si particulière.

L’accident. Cet infime moment dans l’existence où tout bascule. Où le pire se produit dans l’impuissance générale. J’ignorais toujours s’il s’agissait du même accident mais une chose était certaine : ça n’avait pas la moindre importance.

En revanche, je réalisai pour la première fois que les autres aussi enfermaient leurs blessures dans de petites boites au fond de leur cœur. Et indéniablement, les personnes les plus souriantes étaient souvent les plus meurtries à l’intérieur.

 

♪ - ♪ - ♪

 

Finalement je reste !

La suite de l’entretien entre Jérôme, Henry et moi n’avait été qu’une formalité.

Henry s’était déclaré satisfaisait de la tournure des événements.

À travers son silence, j’avais osé en déduire que Jérôme aussi. Au moins ne s’était-il pas opposé à la confirmation du contrat.

La vie pouvait donc reprendre son cours normal. Et moi je pouvais me détendre. Maintenant que les choses étaient officielles, je me sentais un peu bête d’avoir douté alors qu’en y réfléchissant tout indiquait que Jérôme était favorable à la poursuite de cette colocation.

Comme prédit par Henry, la visite parentale plongea mon colocataire dans la morosité. Je restai donc en retrait quelque temps pour ne pas déclencher de nouvelles représailles.

Chaque jour qui passait me donnait un nouvel aperçu de la complexité de mon aveugle. Chaque jour, nos liens se renforçaient. Et ça m’effrayait plus que je voulais l’admettre. Même avec ma famille, je n’avais jamais connu une telle proximité. Même avec Lilie, ma meilleure amie.

Je me sentais bien dans cet appartement.

J’y avais trouvé ma place.

De son côté, Henry veillait au grain, discret mais toujours présent. Il lisait clair au travers de nos disputes et plus encore de nos silences. Ne lui manquait que les proverbes désuets aux images poétiques pour faire de lui une caricature vivante de ces vieux moines chinois.

Presque deux mois après le début de notre colocation, une nouvelle embûche se profila.

Ce matin-là, Jérôme descendit avec cinq bonnes minutes de retard. Si cela m’interpela, son air fatigué me suggéra qu’il avait simplement eu une nuit difficile. Je me contentai donc d’un simple bonjour.

Il me répondit du même ton égal et notre conversation s’en tint là.

Certes, il n’était jamais très loquace le matin, mais quelque chose clochait.

Il n’était pas dans son état normal.

En plus d’avoir renversé un peu de café sur la table, il ne l’avait même pas remarqué. Pas plus que mon geste pour l’essuyer.

C’était comme s’il avait perdu ses repères.

Il remonta se préparer en tâtonnant et Henry arriva une grosse demi-heure plus tard.

Quand Jérôme redescendit, son oncle constata avec étonnement qu’il était encore en retard.  

Qu’avait-il donc à traîner comme ça ce matin ?

— Eh bien, tu en as mis du temps, lui reprocha Henry.

— Ça va, pas la peine d’en rajouter.

Lorsqu’il passa à ma hauteur, je remarquai les deux petites coupures rouge vif qui couraient sur le haut de sa pommette gauche.

— Qu’est-ce que tu as fabriqué ? lui demandai-je, étonnée.

— Rha c’est rien ! Je me suis coupé en me rasant, c’est pas la mort.

Il détourna la tête pour me cacher les estafilades sanguinolentes.

— Si tu l’avais dit, je t’aurais aidé, intervint Henry, sans l’ombre d’un reproche dans la voix.

— Pas la peine. Bon on y va, je suis pas en avance, alors inutile de perdre encore plus de temps en débattant de ma mésaventure capillaire.

— Attends Jérôme !

— Quoi encore ?

— Tu as une petite tache de sang sur le col de ta chemise.

Il se figea dans cette position qu’adoptaient les gens normaux quand ils dévisageaient les autres de bas en haut. J’ignorais ce qui se passait dans sa tête mais je m’attendais déjà à recevoir ses foudres ou n’importe quelle expression de mauvaise foi quand il me répondit avec une lassitude surprenante.

— Tant pis. J’ai plus le temps de me changer.

Il sortit, attrapant au passage son écharpe qu’il noua de manière à masquer la tâche. Lui qui était toujours si méticuleux, une telle négligence ne lui ressemblait pas. Mais après tout comment saurais-je exactement ce qui lui correspondait après seulement deux mois de colocation.

Mon regard interloqué croisa celui d’Henry. Il haussa les épaules pour me signifier qu’il n’en savait pas davantage. Sur le seuil, il marqua un temps d’arrêt pour récupérer le sac que son neveu avait oublié.

Non seulement il est maladroit mais en prime il a pas la tête en face des neurones. Je me demande ce qui le perturbe comme ça.

— Il s’est passé quelque chose que je dois savoir ? me demanda Henry, sceptique.

— Non. J’ignore ce qu’il a. Il est comme ça depuis ce matin. Peut-être qu’il a mal dormi.

— C’est possible.

Henry me quitta sur la promesse de surveiller étroitement l’évolution du comportement de son neveu ce soir. Comme s’il avait besoin de me le suggérer ! Pourtant, je ne m’en formalisai pas. C’était son inquiétude qui parlait, plus que quoi que ce soit d’autre.

Normalement, il devait diner avec nous ce soir, mais un rendez-vous de derrière minute avait changé ses plans. La situation échappait à son contrôle et pas besoin d’être devin pour comprendre qu’il détestait ça.  

On verra bien ce soir.

 

♪ - ♪ - ♪

 

Dès son retour, Jérôme s’enferma dans sa chambre après un vague bonjour. Je lui aurais peut-être tenu rigueur de sa froideur si je ne l’avais pas vu se cogner un peu partout.

Il semblait vraiment fatigué. Il n’avait même pas râlé pour la lumière que j’avais délibérément laissée allumée dans l’espoir de le provoquer. L’énerver sitôt rentré n’était peut-être pas la meilleure stratégie, mais son comportement m’inquiétait.

À juste titre puisqu’il n’avait même pas réagi. Pourtant, je n’osais pas l’embêter avec ça maintenant.

Je le cuisinerai pendant le diner, histoire de déterminer s’il était juste un peu plus crevé que d’ordinaire ou s’il y avait autre chose.

D’ailleurs en parlant de diner, il serait peut-être temps de s’y mettre…

Je m’activais encore à la cuisine quand le générique du journal télé m’interrompit dans mes préparatifs. J’essuyai mes mains dans mon tablier et j’empoignai la télécommande pour changer machinalement de chaine.

À quoi cela m’avancerait-il de savoir que l’électricité augmenterait encore ? Les factures arrivaient que je le veuille ou non.

Et de savoir que le taux de chômage explosait des records ? Merci, je n’avais pas besoin du monsieur en costard cravate de la télé pour m’en apercevoir.

Quant au concours du plus gros mangeur de cookies, soyons honnête je m’en carrais les jambons comme du premier slip en soie de la reine d’Angleterre.

Avec un soupir de dégoût, je zappai réalisant soudain que d’ordinaire à cette heure-ci, c’était Jérôme qui choisissait le programme télé.  

Cependant, il n’était toujours pas descendu.

Fichtre, il a vraiment du mal avec les horaires aujourd’hui.

— Jérôme ? l’appelai-je d’une voix forte.

Pas de réponse.

Ne m’avait-il pas entendue ?

Je me répétai plusieurs fois sans plus de succès.

Curieux.

En désespoir de cause, je toquai à la porte de son bureau.

Fermé à clef.

Je me rabattis sur sa chambre.

Certaine de l’y trouver, j’attendis cinq bonnes minutes et autant de sommations pour oser ouvrir la porte.

Une flaque de lumière dorée envahi la pénombre. C’était la première fois que j’entrais dans la grotte de l’ours.

Encore un pas dans son intimité.

Et pas des moindres.

J’étais intimidée.

À l’image du reste de l’appartement, cette pièce était impeccable tant au niveau du rangement que de la propreté. Encore plus sobre. Encore plus impersonnelle. Et ce n’était pas les matériaux beiges et chocolats, sans fantaisie ni fioritures, qui ramèneraient de la chaleur dans cette décoration élégante mais dépouillée.

Seul un détail m’interpela.

L’échiquier, sur le banc au pied de son lit.

Un jeu de collection à en juger par la minutie du travail et la finesse de la sculpture des figurines de verre et de métal.

J’effleurai du bout des doigts les pièces qui s’affrontaient du regard comme les deux petites armées qu’elles représentaient.

Qu’est-ce qu’il peut bien faire avec un jeu pareil alors qu’il n’y voit rien ? Est-ce que c’est juste un cadeau ou est-ce qu’il aime jouer ?

Un froissement de tissu m’arracha un sursaut, ramenant immédiatement mon regard sur Jérôme.

Affalé sur son lit dans une position peu confortable. Comme s’il s’y était laissé lourdement tomber.

Il dormait.

Profondément vu sa respiration lente et régulière.

Je souris. La petite tache de sang sur son col était toujours là. Bien visible. Il n’avait même pas pris le temps de se changer en rentrant. C’était comme si l’épuisement l’avait terrassé d’un coup.

Je posai ma main sur son épaule.

Il remua, sans se réveiller.

Son bandeau glissa, dénudant ses yeux.

Sur sa paupière gauche, un chapelet de fines cicatrices dessinait une sorte de dentelle rosée qui se ramifiait jusqu’au sourcil, qu’elle coupait nettement en deux.

Ma gorge se noua.

C’était la première fois que je le voyais sans son bandeau.

L’éclairage feutré de la lampe de chevet soulignait de son ombre les séquelles de ce fameux accident qui l’avait rendu aveugle. J’avais toujours cru que voir ses cicatrices me mettrait mal à l’aise, ou alors que j’en serais émue, attendrie voire même dégoutée, mais en réalité, j’étais fascinée par l’homme que je découvrais.

Comme si je le rencontrais pour la première fois. Comme si, aujourd’hui seulement, je m’apercevais qu’il n’était pas juste un colocataire hors norme, un aveugle bourru ou une personnalité asexuée que je côtoyais quotidiennement mais un homme. Marqué par un passé douloureux. Et plus séduisant que je l’imaginais.

Minute, qu’est-ce que tu fais ! C’est vraiment pas le moment de se laisser aller au sentimentalisme.

Je secouai la tête en souriant, consciente de m’être laissée déstabiliser par cette découverte inopinée et intime de sa personnalité.

Le réveiller briserait la magie de l’instant et tout rentrerait dans l’ordre.

— Jérôme, répétais-je, le secouant doucement.  

Ses yeux s’ouvrirent brutalement.

Un voile opaque et laiteux couvrait ses iris qui dans un passé lointain avait dû être d’une jolie couleur noisette.

Sans réfléchir, j’attrapai sa main en murmurant pour le rassurer.

— Sasha ? Mais qu’est-ce que tu fais ici ? … Que ? …

Il s’agitait comme un gamin. Désorienté. Surpris. Encore empêtré dans son sommeil. À tel point qu’il en oublia même d’être désagréable.

— Quelle heure il est ?

— 20h passées.

— Quoi ? Mais… non, c’est… il est…

— Du calme. Je suis venue te chercher pour le dîner, mais comme tu ne répondais pas, je me suis permise d’entrer. Histoire de m’assurer que tu allais bien.

Il se passa une main sur le visage et réalisa que son bandeau n’était plus à sa place. Il s’empressa de le remettre.

— J’ai dû m’assoupir, grommela-t-il en nouant l’étoffe nerveusement.

Son attitude m’inquiétait.

J’empiétais sciemment sur son territoire, pourtant, il semblait plus gêné qu’énervé par mon intrusion.

— Tu vas bien ?

J’avançai vers lui mais il s’esquiva.

— Rhaa c’est bon ! Laisse-moi tranquille ! Je descends dans deux minutes.

— Très bien.

Je soupirai, soulagée. Enfin il abandonnait son calme et sa nonchalance pour une réaction plus conforme au Jérôme Reeves que j’avais appris à connaître. Il se leva pour remettre un peu d’ordre dans sa tenue et je sortis discrètement.

J’étais rassurée. Pourtant mon cœur continuait à tambouriner dans ma poitrine. Quelque chose d’incompréhensible réagissait dans mon corps. Quelque chose que je ne saurais expliquer.

Une poignée de minutes plus tard, Jérôme me rejoignit.

Le diner fut maussade et le silence à peine troublé par le bruit de nos couverts et le son de la télé.

Jérôme mangea du bout des lèvres et se coucha juste après. J’en conclus qu’il était juste épuisé. C’était ça ou alors il couvait quelque chose.

 

♪ - ♪ - ♪

 

Le lendemain matin, Henry sonna à la porte à 8h tapantes.

Ponctuel comme un coucou suisse.

Depuis que nous avions confirmé notre pacte de colocation, il jugeait inapproprié d’utiliser son trousseau de clefs pour entrer, préférant attendre que je lui ouvre.

En voyant ma tête, il comprit immédiatement qu’il y avait un problème.

— Bonjour Sasha. Jérôme est-il prêt ? me demanda-t-il d’une voix faussement enjouée.

— Non. Il dort encore.

— Pardon ?

— Venez. Entrez prendre un café.

Son front se creusa d’un pli soucieux tandis qu’un haussement de sourcil comique fit danser les pattes d’oie au coin de ses yeux.

Henry était déconcerté. Ce qui connaissant le bonhomme n’était pas peu dire.

— Je l’ai laissé dormir, lui expliquai-je.

— Encore une de vos disputes ?

— Non. Il est malade. Hier soir, il est littéralement tombé de fatigue. Je pensais que c’était juste un petit coup de mou comme on en a tous, mais ce matin, il ne s’est pas levé tout seul, alors je suis montée le réveiller et il avait de la fièvre. Du coup, je l’ai laissé tranquille le temps que vous arriviez.

— Vous auriez dû m’avertir tout de suite. Je vous avais clairement dit hier matin de me tenir informé du moindre problème.

Un sourire crispé déforma mes traits. 

— Je n’étais certaine de rien avant ce matin. 

— Et alors ? Cela ne vous empêchait pas de me prévenir. 

Henry me dévisagea.

Les mâchoires contractées. Le regard coupant. Les traits fermés.

Je me ratatinai sur moi-même.

À quoi est-ce qu’il joue le père Langler ce matin ? J’allais quand même pas le déranger à pas d’heure hier soir parce que son neveu trentenaire a le nez qui coule ?

— Euh… ben… sauf erreur, vous étiez occupé et il n'y a aucun caractère d'urgence. Sans compter que je ne vois pas bien ce que vous auriez pu faire de plus dans la nuit. À part l'emmener aux urgences, ce qui soit dit en passant ne se justifie absolument pas. 

— Parce que vous êtes médecin peut-être ? 

— C’est vrai… je ne le suis pas mais… peut-être que vous pourriez l’appeler. Le médecin, je veux dire... 

— En effet, reconnut Henry d’une voix blanche. Je m’en occupe.

Il s’absenta un instant et je me détendis enfin, soulagée de me soustraire à la pression qu’il m’infligeait consciemment ou pas.

Plus que ses paroles, c’était son attitude qui me glaçait. Pour la première fois, je découvrais sa contrariété et franchement, j’étais pas fière. Il se montrait aussi froid et incisif qu’il était chaleureux et encourageant en temps normal.

Son regard dur me pétrifiait.

Sa présence me mettait mal à l’aise.

J’entendais son inquiétude, mais de là à changer de visage comme ça… Finalement, sa colère toute en retenue était pire que les sautes d’humeur de Jérôme.

Henry revint bien trop tôt à mon goût.

— Le docteur Lanteigne devrait passer vers 13h, m’informa-t-il.

— C’est noté, répondis-je sur le ton le plus détaché dont je fus capable.

— Je vais rester jusqu’à ce qu’il soit passé, si cela ne vous pose pas de problème ?

— Euh non… mais votre travail ?

Oui, je n’avais pas le courage de le mettre dehors, alors, je cherchais désespérément une excuse.

— Ça ira. C’est l’un des avantages que l’on a à être son propre patron. Je vais simplement les informer que j’arriverai dans l’après-midi. J’en profiterai pour appeler le conservatoire et les avertir de l’absence de Jérôme. Au moins pour aujourd’hui.

J’acquiesçai d’un hochement de tête et m’éclipsai dans ma chambre sous le prétexte de me laver et m’habiller.

Le comportement d’Henry venait de me ramener quelques mois en arrière. Dans les méandres de cette cohabitation familiale que j’avais fui de toutes mes forces.

Depuis que j’habitais avec Jérôme, j’avais souvent repensé à ma famille et pas une seule fois je n’avais regretté mon choix. Pas plus que je n’avais ressenti le besoin de les voir ou les appeler. Indépendamment de ce bras de fer puéril pour savoir qui prendrait des nouvelles en premier, ils ne me manquaient pas.

Grâce à cette colocation, j’avais enfin pu enfouir sous le tapis de ma conscience une paire de sentiments délétères. Des jugements tyranniques envers moi-même. Des mots bien sévères.

Des mots qu’Henry avait ranimés.

Mon souffle s’accéléra. Henry m’intimidait, mais cette fois, je ne pouvais pas fuir.

Je me drapai donc de cette même carapace que j’enfilai pour affronter mes parents et je redescendis.

Henry installait son ordinateur portable sur un coin de table encore libre.

Sans décrocher un mot, je débarrassai les restes du petit-déjeuner.

— Le code du wifi n’a pas changé ?

— Pas à ma connaissance, grommelai-je du bout des lèvres.

Il retira sa cravate, retroussa ses manches et commença à pianoter sur son clavier entre deux coups de téléphone.

Environ une heure et deux panières de linge plus tard, j’entamai mon repassage hebdomadaire quand Henry leva enfin le nez de son clavier.

— Puis-je vous aider à faire quelque chose ?

— Non.

— Vous en êtes certaine ?

— Oui. Faites ce que vous avez à faire, je me débrouille.

Henry soupira.

— Je suis désolé.

— Pour quelle raison ?

— Mon comportement envers vous.

Il délaissa sa pile de dossiers pour se servir un thé à la camomille et m’en proposa un. J’acceptai, même si je ne comptais pas me laisser amadouer si facilement.

— J’ai bien conscience de m’être montré un peu froid envers vous. Malgré les apparences, il n’était pas dans mes intentions de vous reprocher quoi que ce soit.

Je noyai mon regard dans le fond de ma tasse, préférant m’abstenir de toute réponse. J’avais peur de me trahir. Son attitude m’avait blessée, mais je refusais de le lui avouer.

— Vous savez, continua-t-il, d’ordinaire c’est moi qui… enfin… c’est la première fois que...

Je levai les sourcils, sceptique.

Monsieur Langler serait-il jaloux ?

Cela expliquerait l’expression complexe de son visage. Mélange de confusion, de honte, de tristesse et de tensions mal dissimulées.

Henry jaloux ? Mais de qui ? De moi ? C’est complètement idiot.

Je secouai la tête.

Non tu te fais des idées.

— Depuis son accident, j’ai toujours été le premier, et la plupart du temps aussi le seul à veiller sur Jérôme. En devenant aveugle, il a fait le vide autour de lui, pour diverses raisons. Il ne tolérait plus la présence de ses parents, ni celle de ses médecins. Il n’y a que moi qu’il acceptait et aujourd’hui…

Malgré moi je souris. Un petit rictus pour un curieux pressentiment.

— Aujourd’hui, je vous ai piqué votre place, c’est ça que vous essayez de me dire ?

— Vous ne m’avez rien volé. C’est moi qui vous l’ai attribuée en toute connaissance de cause mais, je n’avais pas prévu que ce serait si…

— Irritant ?

— Inconfortable.

Donc finalement, je ne rêvais pas.

Il encaissait mal que je veille sur son neveu à sa place.

Bienvenue dans le monde des vrais gens imparfaits monsieur Langler.

— J’ai été pris au dépourvu par cette situation et j’ai reporté ma mauvaise humeur sur vous. Je m’en excuse sincèrement.

— C’est pas grave. Ça peut arriver à tout le monde.

— C’est vrai mais ce n’est pas à vous d’en faire les frais.

Finalement Henry était comme son neveu. Il avait maladroitement érigé une barrière de solitude autour de lui, sans réaliser que ce qui le protégeait de la tristesse empêchait aussi les autres de l’atteindre.

— Si ça peut vous rassurer, mes propres parents ne s’embarrassent jamais d’excuses, même quand ils ont tort, avouai-je, alors je me vois mal vous jeter la pierre pour un dérapage si infime.

— Vraiment ?

— Bien sûr ! J’en ai vu d’autres.

Et c’était vrai. Malgré tout, je n’avais pas pris son affront avec le détachement que je prétendais.

Je soupirai. Si je n’étais pas encore prête à déposer ma carapace, je voulais bien lui pardonner.

Henry vida sa tasse sans se départir de son air soucieux.

— Je vous remercie d’excuser ainsi les débordements d’un vieil homme contrarié.

— Voyons monsieur Langler, vous n’êtes pas si âgé que ça. Tout du moins pas encore.

Ma boutade le dérida enfin.

— Je commence à comprendre pourquoi mon neveu s’ouvre à vous avec une telle facilité.

Je me raclai la gorge.

Décidément, il n’avait pas son pareil pour souffler le froid et le chaud. Jérôme avait de qui tenir.

Pour me donner une contenance, je pliai les dernières serviettes de table que je venais de repasser et je changeai subtilement de sujet de conversation.

— Il joue souvent aux échecs ?

Henry me regarda avec un air légèrement étonné.

— J’ai vu l’échiquier dans sa chambre hier soir.

Un sourire se dessina sur son visage, mais au fond de ses prunelles brunes aux accents mordorés, c’est un petit air de nostalgie qui dansait.

— Nous y jouons régulièrement. Je lui ai appris quand il était petit. Il ne s’y est jamais beaucoup intéressé à l’époque, mais maintenant...

— Il n’y voit rien, comment fait-il ?

Comme pour ménager ses effets, il marqua une pause, le temps de se resservit une tasse de thé. Ses gestes étaient aussi posés qu’à l’accoutumée, mais son inquiétude pointait toujours derrière ses manières impeccables.

— La mémoire, me révéla Henry. Il joue à l’aveugle comme on dit.

J’haussais les sourcils, circonspecte.

— C’est un mode de jeu que l’on pratique sans le repère visuel de l’échiquier. Au départ, c’est son médecin qui lui a conseillé cet exercice pour développer ses capacités cognitives, mais c’est très vite devenu notre petit rituel. À force de pratique, sa concentration s’est améliorée. Sa capacité à mémoriser les choses, les lieux, les événements aussi. Autant de détails qui lui sont bien utiles dans sa vie de tous les jours.

— Donc c’est grâce à cela qu’il peut évoluer dans l’appartement quasiment normalement ? Enfin, sauf quand il s’énerve.

Face à l’air perplexe d’Henry, je précisai ma pensée.

— J’ai remarqué que quand il s’énerve, il se cogne un peu partout.

— C’est parce qu’il ne prête plus autant d’attention à ce qui l’entoure.

— C’est pour ça qu’il monte s’enfermer dans sa chambre ou son bureau dès qu’il se fâche ?

— Entre autres. Ça lui permet de se calmer un peu le temps de recentrer son attention sur l’environnement extérieur et retrouver ses repères.

— Fichtre ! C’est fou à quel point chaque détail de son quotidien compte.

— En effet.

Henry s’apprêtait à ajouter quelque chose quand son téléphone sonna.

— Les affaires reprennent, plaisantai-je.

— On dirait bien.

Henry décrocha et s’absorba à nouveau tout entier dans son travail. De mon côté, j’en fis autant jusqu’à l’arrivée du médecin.

Henry étant à nouveau au téléphone, je l’accueillis donc moi-même et l’emmenai directement dans la chambre de Jérôme.

Il poussa délicatement le jeu d’échecs et déposa sa sacoche en cuir sur le banc. Tandis qu’il farfouillait à l’intérieur, Henry nous rejoignit. Il salua le médecin d’un hochement de tête et secoua doucement l’épaule de son neveu.

— Jérôme. Le docteur Lanteigne est arrivé.

Mon colocataire se réveilla en sursaut.

Déboussolé.

Le tee-shirt trempé de sueur. Les cheveux en désordre collés à son front par une forte fièvre. Ses yeux voilés de cécité larmoyaient à la recherche de repères qu’ils ne pourraient pas voir.

Sa maladie ne faisait pas le moindre doute.

— Henry ? C’est toi ? Que… qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Pourquoi tu…

— Du calme jeune homme, le rassura le docteur Lanteigne de sa voix cordiale.

— Henry, qu’est-ce qu’il se passe ?

Sa respiration rauque et hachurée éraillait les accents familiers de sa voix. Ses mains tremblotantes recherchaient frénétiquement le contact de son oncle. Comme un gamin perdu dans le noir après un cauchemar. Henry s’assit délicatement sur son lit. Jérôme cessa de s’agiter et soupira, avant d’écouter ses explications.

— Quand je suis venu te chercher ce matin, Sasha m’a dit que tu étais malade. J’ai donc appelé le médecin.

— Quelle heure est-il ?

— Presque 13h.

— Je suis en retard, il faut que j’y aille.

Il rejeta sa couette sur le côté et se redressa maladroitement. Mais le médecin fut plus rapide.

— Oh non, tu ne vas nulle part, jeune homme, le retint-il.

Loin de s’indigner, Jérôme lui obéit docilement.

Je souris tristement. Son comportement en disait bien plus long sur son état de fatigue que la pâleur de ses traits et la transpiration collée à son front.

L’auscultation du docteur Lanteigne débuta par une série de questions.

— Tu tousses beaucoup ?

— Un peu, avoua Jérôme.

— Maux de tête ?

— Ouais.

Le médecin plaça le thermomètre sur son front. Discrètement, Jérôme porta la main à son oreille gauche. Un geste en apparence anodin, mais à la grimace qu’il tenta de dissimuler quand il réalisa que son bandeau n’était pas à sa place, je compris qu’il était gêné.

Le docteur Lanteigne me jeta un petit coup d’œil à la dérobée.

Supposait-il que c’était à cause de ma présence ?

Je détournai les yeux soudain mal à l’aise.

Évidemment. Son médecin avait déjà dû plus d’une fois examiner ses cicatrices, alors que moi…

Le souvenir de mon incursion dans sa chambre la veille remonta à la surface. L’émotion complexe que j’avais ressentie en redécouvrant les traits meurtris de son visage.

Je rougis.

— Mal à la gorge, le nez qui coule ? énuméra le docteur Lanteigne mécaniquement.

— La gorge surtout.

Il vérifia le thermomètre.

— Hum un bon 40°. Donc forte fièvre et courbatures.

Son diagnostic se précisait.

Une larme perla au coin des yeux de Jérôme lorsque sa petite lampe promena son faisceau le long de ses iris aveugles.

Alors il a vraiment les yeux aussi sensibles qu’il le prétend.

Je grimaçai, repensant à toutes ces fois où j’allumais juste pour le provoquer. Intérieurement, je me promis de ne plus le faire, tandis que dans la pièce, l’examen du docteur se poursuivait encore et encore. Il prenait toutes les précautions possibles et imaginables, vérifiait tous sortes de détails, même les plus insignifiants. Je voyais bien que Jérôme n’appréciait pas, mais il prenait son mal en patience.

Le téléphone d’Henry vibra pour la quatrième fois au moins. Comme les trois premiers appels, il ignora superbement celui-ci et se rapprocha du docteur pour lui glisser à mi-voix :

— Alors, quel est ton verdict ?

Je tiquai. Henry tutoyait le docteur ?

— Une bonne grippe.

— Pff. N’importe quoi, grogna Jérôme. On a pas la grippe à cette période de l’année.

— Ah oui ? Et bien sûr, ce sont bien sûr tes nombreux diplômes de médecine qui te permettent d’affirmer une telle ânerie avec autant de conviction.

Je retins de justesse un ricanement. Ce médecin n’avait rien à m’envier côté répartie.

— Interdiction de quitter le lit pendant trois jours, ajouta-t-il.

— Mais…

— Pas de mais. Tu vas rester sagement ici et te reposer.

— Mais trois jours…

— On ne plaisante pas avec une grippe, jeune homme, surtout pas dans ton cas ! Alors tu as le choix, c’est le lit ou l’hospitalisation. Qu’est-ce que tu préfères ?

Le médecin rangea ses petites affaires sans prêter attention aux faibles protestations de mon grand coton tige aveugle. Aussi contrarié soit-il par la situation, Jérôme n’aurait pas gain de cause et il le savait.

Alors pour cette fois, je lui prêtais main forte plutôt que de le laisser s’empêtrer dans ses jérémiades.

— Ne vous inquiétez pas. Je veillerai à ce qu’il se tienne tranquille le temps qu’il faudra.

Jérôme sursauta. Son visage se tourna dans ma direction.

— Sasha, mais…

D’un geste vif, il tenta de remettre son bandeau.

D’un geste trop vif.

Sa tête tangua comme celle d’un ivrogne imbibé d’alcool. Il se stabilisa tant bien que mal et se recoucha en grommelant, vaincu :

— Très bien.

Le docteur Lanteigne se tourna vers Henry, un large sourire peint sur son visage raviné par l’âge. Henry hocha légèrement la tête pour lui signifier son accord :

— Parfait ! Dans ce cas, je te revois dans deux semaines.

Il empoigna sa besace et sortit, immédiatement suivi par Henry.

Tandis que je replaçai l’échiquier correctement, Jérôme se redressa.

Je souris.

Décidément, il était incorrigible.

Je le regardai faire en silence, ignorant s’il avait remarqué que je l’observais toujours.

Il se leva.

Immédiatement, sa fièvre lui retomba sur les épaules.

Il vacilla, pris de vertiges.

Remerciant mes réflexes, je le rattrapai de justesse. Il posa maladroitement sa tête dans le creux de mon épaule, le temps de reprendre son souffle.

— Encore là ? marmonna-t-il.

Je ne décelai dans sa voix fatiguée ni reproche ni hostilité.

Mon cœur accéléra imperceptiblement. Je sentais son corps contre moi. Fébrile. Tremblant. Tout à coup, c’était comme si mon toucher s’était décuplé. J’avais une conscience aiguë de ce contact.

Son front brûlant contre mon épaule.

Son tee-shirt trempé de sueur.

L’odeur âcre de sa transpiration.

Son souffle rauque contre ma peau.

Mon corps tressaillit. J’étais mal à l’aise. Je ne savais plus quoi faire. En toute honnêteté, je n’avais jamais réellement su. En général, j’évitai tout contact physique avec les autres. Je supportais très mal que l’on me touche. Non pas que je craigne d’être souillée par cette proximité, mais à force de me sentir différente du reste du monde, j’avais fini par me sentir sale. Tellement sale que je risquais de souiller les autres d’un simple contact. Alors ils me verraient telle que je me percevais. Hideuse. Inappropriée.

Donc je maintenais en toutes circonstances une distance de sécurité.

Jérôme venait de franchir cette barrière, mais je n’osais pas le repousser.

Si forte soit ma crainte du contact, j’émis le souhait que cet instant ne finisse jamais. C’était l’un de mes paradoxes. Je manquais tellement d’affection que cette étreinte même involontaire me mettait dans tous mes états.

Avant que mon gendarme mental m’alerte sur l’anomalie qui se jouait dans mon inconscient, ma main bougea presque toute seule. Animée par un instinct protecteur que j’ignorais posséder, elle se posa délicatement sur la nuque de Jérôme, tandis que je lui murmurai à l’oreille :

— Tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça.

Dans le reflet de la fenêtre, je le vis esquisser un léger sourire.

— Je sais, souffla-t-il.

Je souris à mon tour avant de le forcer à se rasseoir :

— Où tu comptais aller comme ça ?

— Changer de tee-shirt. Celui-là est trempé.

— Reste là, j’y vais.

— Merci.

Mon sourire s’élargit.

Il est bien malade pour accepter mon aide sans rechigner.

Tandis qu’il se changeait, j’ajoutai :

— Maintenant, il faut que tu manges un peu.

— J’ai pas faim.

— Peut-être, mais si tu veux guérir, il faut t’alimenter. Surtout si tu prends des médicaments.

— Très bien, mais fais un truc facile à manger, grommela-t-il en se rallongeant.

— Repose-toi, je vais aller te préparer une soupe.

Le temps de refermer la porte, Jérôme somnolait déjà.

Je marquai un temps d’arrêt dans le couloir, souriant toujours bêtement.

En dépit de la situation, le comportement de Jérôme m’avait réchauffé le cœur. Depuis que j’avais fait irruption dans sa vie et surtout dans son appartement, j’avais souvent eu l’impression qu’il n’écoutait qu’Henry malgré les tensions que cela générait entre eux. Mais à l’instant, c’était sur moi qu’il s’était reposé.

C’est ça qu’Henry redoute ?

Discrètement, j’osai un coup d’œil en contrebas de la mezzanine.

Henry faisait face au médecin auquel il avait servi un café. Il semblait toujours soucieux. Le médecin lui semblait plutôt amusé.

Je tendis l’oreille.

— Je vois que tu as suivi mes conseils, continua le docteur Lanteigne. Cette fille semble très différente de tous les aides à domicile que tu lui as imposé.

Il déchira une feuille de papier.

— Tiens. Voilà l’ordonnance pour ton neveu.

Henry la parcourut rapidement du regard avant de répondre :

— C’est vrai. J’espère juste ne pas avoir commis une erreur en misant sur elle plutôt qu’une personne plus mature et qualifiée.

— Avec ce que j’ai vu aujourd’hui, je n’ai pas de doutes.

— Franchement Jean, j’aimerais en être aussi certain que toi. Mais j’ai du mal à le croire.

— Pourquoi ? Elle m’a l’air très bien.

— Je ne sais pas. Une intuition.

La réponse d’Henry me foudroya sur place. Alors oui, c’était moche d’écouter aux portes. Mais après tout, c’était de moi dont ils parlaient en cachette. Et les doutes d’Henry résonnaient à mes oreilles comme une véritable trahison.

Lui qui m’encourage depuis le premier jour… en réalité, il n’en pense pas un mot.

Nouvelle feuille déchirée.

— Ça c’est l’ordonnance pour l’infirmière. Tu lui feras faire une prise de sang dans deux semaines pour contrôler que tout est revenu à la normale. Je repasserais à ce moment-là et si dans l’intervalle, tu peux lui prendre un rendez-vous chez son ophtalmo, juste par précaution…

Henry accepta silencieusement.

— Elle est là depuis combien de temps cette demoiselle ? insista le docteur Lanteigne.

— Environ deux mois.

Le médecin partit d’un rire gras et sonore.

— Deux mois et il lui mange déjà dans la main ? Il est foutu, je ne comprends même pas que tu t’inquiètes.

Henry soupira. Manifestement, il ne partageait pas l’enthousiasme de son ami.

— Leurs rapports sont souvent tendus.

— Le contraire serait étonnant, mais regarde un peu ce qui s’est passé aujourd’hui, non seulement il a accepté qu’elle soit là pendant l’auscultation mais il a à peine réagi quand elle l’a vu sans son bandeau.

— Il n’avait pas compris qu’elle était là, c’est tout.

— Crois-moi, il s’en doutait. Il ne s’attendait simplement pas à ce qu’elle intervienne. Pour autant, il n’a pas protesté.

— C’est vrai.

— Quand est-ce que tu l’as vu tolérer aussi bien la présence de quelqu’un d’autre que toi ?

— Jamais, grinça Henry.

Le dénommé Jean ricana.

— Si je ne te connaissais pas aussi bien, je pourrais penser que ton animosité à l’égard de cette jeune femme n’a rien à voir avec ses compétences.

— Non ! Qu’est-ce que tu vas chercher ? Je veux juste m’assurer que tout se passe bien. Quoi qu’il en dise, Jérôme reste fragile.

— Jérôme ? Ou toi ?

Je n’entendis jamais la réponse d’Henry. Je me réfugiai dans ma chambre le temps de me recomposer une expression neutre.

Une boule dans le fond de ma gorge menaçait de m’étouffer.

D’abord la froideur d’Henry, maintenant ses doutes entachés de jalousie…

Pourquoi m’avoir acceptée s’il n’avait pas confiance ?

Pourquoi m’avoir choisie ?

Et pourquoi me mentir ouvertement tout ce temps en prétendant que j’en étais parfaitement capable ?

À quel foutu jeu jouait-il à la fin ?

Et pour quel foutu pion est-ce qu’il me prend ?

À travers son comportement Jérôme me hérissait souvent. À travers le sien, Henry venait de me rabaisser de quelques étages.

Je serrai les poings jusqu’à sentir mes ongles mordre l’intérieur de ma paume charnue.

Je m’étais laissée avoir. Encore une fois.

J’avais abaissé ma garde et j’en payais le prix.

Décidément, tu ne sortiras jamais de ton monde de Bisounours.

J’en voulais à Henry. Pour son mensonge.

Je m’en voulais à moi. Pour ma naïveté.

Je me mordis la lèvre.

Je rassemblai ce qui me restait de dignité pour faire bonne figure avant de les rejoindre. Hors de question de leur révéler que j’avais surpris leur conversation, encore moins d’avouer à Henry combien il m’avait blessée.

Et à l’avenir, je le mettrai à l’écart de mon intimité comme je le faisais avec mes parents.

C’était le prix à payer pour sa trahison.

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