8 - Chez Raph

La nuit, Sacha fixait les cimes de Paris pendant des heures. Ça ne me posait pas particulièrement de problèmes. Il restait silencieux, sans bouger et, la plupart du temps, je dormais trop profondément pour assister à ce spectacle. Cependant, il arriva une fois qu’une camomille ingurgitée tardivement me tienne désagréablement éveillé au lieu de me jeter dans les bras de Morphée : j’avais envie d’aller aux toilettes. Seulement, je m’y étais déjà rendu une demi-heure plus tôt. Je n’aurais eu aucun scrupule à y retourner si, à ce moment-là, je n’avais remarqué Sacha, le nez au rideau. Sa pupille oscillait de droite à gauche, de haut en bas, dénombrant les ombres et les points lumineux. Dès lors, je rechignai à me lever, détestant l'idée de passer pour un petit vieux incontinent. Même sachant que je me montais la tête pour trois fois rien, je ne parvins pas à calmer mon agacement, excité d'autre part par les plaintes de ma vessie.

Ce n'était pas la faute de Sacha s'il était sujet aux insomnies et s'il n'avait aucune autre pièce où installer sa nuit de veille. En revanche, si j'avais un reproche à lui faire, c'était d'avoir la sale manie de s'emparer de la salle de bains juste au moment où je voulais moi-même l'utiliser. Le vendredi marqua le sixième jour d'une cohabitation que j'eus envie de qualifier de « sauvage ». Je rentrai avec l'idée de me rafraîchir avant de repartir aussi vite retrouver des amis, mais à peine eus-je franchi le pas de la porte que j'entendis le verrou de la salle de bains tourner dans la serrure. C'était comme s'il avait précisément attendu mon retour pour prendre sa douche. Je tirai ma chaise de bureau devant la salle de bains dérobée et m'y assis en faisant assez de bruit pour être sûr qu'il entende, à travers la cloison et l'écoulement de l'eau, mon énervement. Si je n'osais pas me plaindre à haute voix, je n'avais aucun scrupule à lui faire comprendre par mon attitude ce que je pensais de ses façons individualistes. Il avait eu toute la journée pour se débarbouiller. Pourquoi fallait-il qu'il s'y prenne pile au moment où j'étais le plus susceptible de vouloir faire de même ? Ne devinait-il pas que j'avais le front moite, les nerfs tendus, que j'étais fatigué de ma journée ?

Le temps passait, Raph et les autres allaient m'attendre. Je prévoyais déjà un bon quart d'heure de retard lorsque Sacha se décida enfin à libérer la salle de bains. Je m'y engouffrai dès qu'il entrebâilla la porte, non sans lui lancer au passage un regard lourd de sens. Je me jetai sur le robinet, me précipitai sur le savon et continuai de pester : à cause de lui, je n'allais pas pouvoir me permettre de profiter longuement de l'eau chaude sur mes épaules. Ma main droite s'attarda sur mon entrejambe. Il y avait d'autres choses qui me manquaient. Lui avait toute la journée pour ça !

Enfin, je fus prêt. Il ne me restait plus qu'à enfiler mes chaussures. Sacha trouva encore le moyen de se mettre dans mes pattes, me tournant autour tout le temps que je nouai mes lacets. Je songeai qu'il avait le chic pour me gêner quand j'étais pressé. Si j'avais eu une médaille du meilleur enquiquineur à décerner, je la lui aurais remise sans hésitation à ce moment-là.

- Tu rentres quand ? demanda-t-il enfin, dans un souffle.

- Je sais pas, grommelai-je. Vers vingt heures.

Il me regarda partir, planté au milieu de la pièce, les bras le long du corps. J'eus l'impression qu'il allait se statufier et rester dans cette position jusqu'à mon retour. Tâchant de me sortir cette idée absurde de la tête, je me concentrai sur les escaliers dont je descendis les marches trois par trois avec l'espoir de combler mon retard. Mais c'était l'heure d'affluence et je dus ralentir aux abords des transports en communs, bondés.

Quand Raph m'ouvrit enfin sa porte, une tonitruante mais prévisible exclamation accueillit mon arrivée :

- Eh ! Alors ? T'as fait une sieste avant de venir, ou quoi ?

C'était Paul, bon camarade en cours comme en politique, qui avait émis l'hypothèse. Je me demandai si Sacha était en train d'en faire une. Le temps de cette réflexion, Raphaël avait déjà trouvé la réplique pour me charrier un peu plus :

- La prochaine fois, s'il tarde à venir à nous, c'est nous qui irons à lui !

- Non ! bondis-je.

S'il leur prenait l'idée de venir chez moi à l'improviste, jamais je ne pourrais leur expliquer la présence de Sacha. Loin d'imaginer la raison de mon affolement, mes camarades se figèrent, surpris par ma réaction. Même Lucas Masson, resté tout ce temps à part, obnubilé par l'écran de son téléphone portable, releva la tête pour me considérer. J'étais encore debout dans l'encadrement de la porte, ficelé dans mon manteau. Raph me tira à l'intérieur en haussant un sourcil :

- Eh bah, entre !

- C'est mieux chez toi, c'est plus grand ! m'expliquai-je en me débarrassant malhabilement de mon sac.

Je n'avais pas su répondre à la plaisanterie par une autre plaisanterie, l'atmosphère s'en était trouvée toute tendue. Par chance, Lucas avait vite replongé dans l'hypnose de la lumière bleue où, scrollant énergiquement, il était allé pêcher un nouveau sujet :

- Oh non ! La saison deux est reportée de six mois !

- Je suis sûr qu'elle sortira jamais, renchérit Raph en apportant une chaise pour me faire asseoir avec les autres à la table de la cuisine.

- La saison deux de quoi ? m'enquis-je, tentant de rejoindre la conversation.

- Mais tu sais, le truc, là, me remémora efficacement Lucas. Je t'en ai parlé l'autre jour.

- Oh.

J'espérai du fond de mon cœur que Raph avait raison.

- Quoi ? se vexa Lucas, scrollant à l'envers sur son smartphone pour retrouver le titre qu'il venait de lire mais qu'il ne se rappelait déjà plus.

- Je n'ai pas particulièrement envie de voir la suite, répondis-je en accrochant avec douceur mon manteau au dos de ma chaise, comme déposant une arme en signe de paix.

- Pourquoi ? fit-il, sincèrement étonné.

- C'était… sympa, mentis-je pour faire passer plus facilement la pilule. Mais j'ai trouvé ça sans plus, alors…

- C'était naze ! résuma Raph sans le moindre tact.

Cette fois, Lucas s'indigna vraiment. Je profitai de n'être pas encore assis pour aller prendre dans le placard un paquet de biscuits apéritifs. La discussion s'annonçait longue, nous allions en avoir besoin.

- Tu connais trop bien la maison, toi, constata Raph, cherchant des yeux un autre endroit où planquer ses réserves.

Je m'assis à califourchon sur ma chaise tout en ouvrant le paquet.

- D'abord, commençai-je, la psychologie des personnages est super mal construite. En plus, ils sont chiants à mourir.

- Tu piges rien, contra Lucas, déterminé à défendre son navet. Le réalisateur a repris exprès des figures types parce qu'il joue avec les codes d'un genre.

Paul cessa de caresser le chat enroulé sur ses genoux pour tapoter son ordinateur installé devant lui, tentant vainement d'attirer l'attention :

- Les gars, vous voulez pas m'aider ? À la base, on s'est réuni pour envoyer les mails.

- Martin, tu veux voir mon nouveau lapin ? lança Raph depuis l'autre bout de la pièce.

- Ah oui, me rappelai-je, le lapin de la fille ?

- Eva, rectifia mon meilleur ami.

Non sans emporter mon paquet de gourmandises, j'abandonnai Lucas à ses arguments creux et ses théories fumeuses pour m'agenouiller aux côtés de Raph devant la cage posée dans un coin. Elle me parut vide au premier abord mais, en me penchant un peu, je distinguai dans la paille une petite boule de poils bruns.

- Il est chou, m'attendris-je en avançant un doigt entre les barreaux pour le caresser.

- Il est encore un peu perturbé par le changement d'environnement, me prévint Raph.

Je laissai tomber l'idée de le tripoter et plongeai plutôt mes doigts dans les chips que je n'avais toujours pas eu l'occasion de goûter. Le lapin releva ses oreilles en entendant le paquet crisser. Timide et tremblotant, il révélait sa vraie nature en présence de nourriture. Il ressemblait tout à fait à Sacha.

- Eh ! Ne lui donne pas ça ! m'interdit Raph en m'arrachant des mains mon précieux.

- Je vous rappelle que j’ai perdu la liste de diffusion et qu’on doit envoyer le mail à plus de cinquante personnes ! Dictez-moi au moins les adresses ! se désespéra Paul.

Il avait effrayé le chat en criant. L'animal se sauva de ses genoux, non sans y laisser un tapis de poils blancs. Paul ajusta ses lunettes sur son nez de façon que les restes de fourrure clairs sur son vêtement sombre ne lui sautent pas trop aux yeux. Prévenant, je posai pour le consoler un pot de confiture devant lui, et glissai dans le grille-pain des tranches de pain de mie, ignorant le regard accusateur de Raph qui continuait de voir ses vivres diminuer. Les sucreries nous attirèrent tous autour de la table où nous parvînmes enfin à coordonner nos efforts pour mener à bien la mission qui nous incombait : mettre un maximum de gens au courant de la tenue des assemblées générales.

Quand enfin je rentrai à la chambre, je ne m'étais trompé que d'une heure sur l'horaire de mon retour annoncé à Sacha. Oisif, il était assis sur le lit, occupé à ne rien faire. Il n'avait même pas allumé la lumière lorsque le jour avait décliné. Je retins un soupir. Le week-end commençait à peine.

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Baladine
Posté le 24/11/2023
Salut Saintloup !
Un vrai régal, ce petit chapitre ! D'abord, j'ai bien ri devant la petite scène d'énervement que nous a jouée Martin, à râler parce qu'il n'est pas tout seul dans son micro-studio (bah oui, mec, t'a proposé à Sasha de crécher là, tu te souviens ?). Et puis voilà Martin qui se sert sans scrupule dans les placards de Raph qui fait la gueule. Le lapin est bien un lapin... pense qu'à manger !
Sasha m'a fait un peu de peine, j'imagine qu'il s'ennuie et qu'il se sent inutile, voire exclu, d'autant que Martin n'assume pas sa présence chez lui. Comme ils ne sont pas très causants, tous les deux, ça va sans doute faire des étincelles !
A bientôt pour la suite !
Baladine
Posté le 24/11/2023
Ah si, il y avait un petit caillou dans ma chaussure, quand je t'ai lu, quand même : "Paul ajusta ses lunettes sur son nez de sorte à ce que" => de sorte que ?
Saintloup
Posté le 26/11/2023
Salut !

L'humour, c'est tellement personnel qu'on ne sait jamais si on va réussir à faire rire les autres. Je suis content de savoir que ça fonctionne !

Effectivement, Martin prend lentement conscience de ce dans quoi il s'est engagé. Comme j'écris de son point de vue, je ne peux pas montrer directement ce que ressent Sacha, mais tu as raison de penser que la situation n'est pas joyeuse pour lui...

Merci aussi d'avoir relevé l'erreur avec "de sorte à ce que", c'est vrai que c'est bizarre. Je vais tout de suite corriger.
Loutre
Posté le 12/11/2023
Hello !

Je poursuis ma lecture avec plaisir.

Ton style d'écriture est fluide et captivant, ce qui rend la lecture agréable. Cependant, permet-moi d'exprimer quelques observations et suggestions pour enrichir davantage ton texte :
Le "donc" de la première ligne est un peu bizarre... Je trouve qu'il ne colle pas à l'ambiance.
Cette phrase "Il arriva pourtant, une fois, ce qui ne s’était pas produit depuis très longtemps" est assez étrange. Pas très fluide.
La suite aussi me semble un peu... Protocolaire. Il y a beaucoup de mots de liaison type "en revanche" ou "que j’eus envie de qualifier de" qui donne un côté très haché au texte. Un léger manque de fluidité, aussi : on comprend pas forcément pourquoi Martin n'ose pas se lever au début du texte, puis tu parles du fait qu'il se trouve déjà dans la salle de bain sans que ce soit précisé plus tôt... Je ne sais pas, j'étais pas vraiment dedans, au début.
" Il avait eu toute la journée pour se débarbouiller. Pourquoi fallait-il qu’il s’y prenne pile au moment où j’étais le plus susceptible de vouloir me décrasser ?" Cette phrase a un côté répétitif. On sent bien que tu cherches de synonymes alors que tu pourrais juste agglomérer les deux parties.
"m’interdit Raph en m’arrachant des mains mon précieux." Mmh...

Les dialogues sont bien intégrés dans le récit ; ils sont naturels et reflètent bien les relations entre les protagonistes. Tu es parvenue à insuffler de la vie dans cette scène, ce qui n'est pas facile. Après je m'étonne qu'ils galèrent à envoyer des mails... Et qu'il n'y ait que 50personnes à prévenir. En général, y a des listes de diffusion, pour ça. M'enfin...

Pour conclure, j'ai un sentiment mitigé par rapport au chapitre. Je trouve la seconde partie vraiment sympa, mais je n'accroche pas avec la première. Pour autant, j'apprécie toujours autant tes personnages et ta façon d'écrire, et j'ai hâte de découvrir la suite.

A bientôt, donc !
Saintloup
Posté le 13/11/2023
Hello !
Je prends note de tes remarques. Grâce à toi, j'ai déjà pu améliorer les chapitres précédents. Je m'occuperai de celui-ci quand j'aurai un peu de temps. ^^
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