Le soir.
Nora retrouva son appartement comme on enfile un vieux pull trop serré, familier mais inconfortable. Douche faite. Repas avalé. Il n’était même pas 20 heures et elle commençait à tourner en rond, prisonnière d’une énergie qu’elle n’arrivait pas à épuiser.
Elle prit la boule à neige que Solal avait laissé dans la chaussette de Noël à sa porte. Il n’y avait même pas une semaine de cela. Elle la secoua et les flocons tourbillonnèrent autour de l’ombre solitaire sur le pont.
Elle attendit que le dernier flocon se pose. Puis son regard glissa vers son ordinateur, resté posé sur la table du salon. Elle hésita. Retrouver ses mails classés en priorités rouges, rouges vifs, rouges sang. Plonger dans l’agitation et l'urgence du projet Paillettes. Par réflexe, elle avança la main vers l’ordinateur.
Un bruit la stoppa net.
Quelqu’un sifflait dans le couloir. Big Jet Plane.
Son cœur fit un bond.
Solal.
C’était lui.
Elle en était sûre. Elle le savait.
Sans réfléchir, elle courut jusqu’à sa porte et l’ouvrit à la volée.
Un homme passa devant elle, visage caché, casque de moto sur la tête. Il sursauta, surpris par l’apparition en pyjama d'une inconnue débraillée. Nora, elle, resta pétrifiée.
Pas de pull de Noël.
Ce n’était pas Solal.
— Euh… Tout va bien ? hasarda la voix étouffée par le casque.
Elle balbutia une excuse et referma en quatrième vitesse.
Le rouge lui monta aux joues. Elle se regarda dans le miroir du couloir, habillée de son pire pyjama. Short à carreaux et débardeur à l’effigie d’un chat ridicule avec la tête mal réveillée.
La honte.
Elle pouvait bien se moquer des pulls de Solal avec son accoutrement.
Elle retourna dans le salon, furieuse contre elle-même. Pourquoi s’était-elle précipitée ? Elle allait se laisser tomber sur le canapé quand on frappa doucement à la porte.
Elle se figea. Le voisin ? Elle enfila une veste qui traînait et, prudemment, entrouvrit.
Solal.
Il était là, appuyé contre l’encadrement, un regard à faire oublier la température extérieure. Il lorgna son pyjama avec un sourire malicieux.
— Donc team chat, constata-t-il, le ton léger. Je sais déjà quel pull de Noël t’offrir.
Pitié.
— Je n’avais plus que ça de propre et… il ressemblait au chat que j’avais gamine.
Elle marqua une pause.
Comment il s’appelait déjà ? Elle fouilla sa mémoire.
Comme dans les Aristochats…
Rien. Merde !
Un vide glacial là où aurait dû se trouver un souvenir doux. Elle se rappelait juste sa chaleur contre ses jambes, son ronronnement, la douceur de son poil en hiver. Solal sembla percevoir son trouble.
— Tu devais beaucoup l’aimer, souffla-t-il doucement.
Elle hocha la tête, incapable de répondre. Il continua :
— Le contrat, la perte des souvenirs… ce n’est pas une punition tu sais. C’est une conséquence. De toutes les fois où tu t’es écartée de toi.
Elle serra les dents.
— J’ai l’impression d’entendre une app de développement personnel à cinq euros par mois.
Elle marqua une pause, baissa les yeux. Ils restèrent un instant sur le seuil, entre deux mondes. Devait-elle l’inviter chez elle ?
— Tu veux…
— Je… Désolé, l’interrompit-il. Je ne voulais pas te déranger dans ta soirée, j’ai juste quelque chose pour toi.
Il lui tendit un carnet à la couverture sobre, élégant, et un stylo ridicule : rouge pailleté avec un mini sapin qui rebondissait au bout.
Elle hésita à le prendre. Finit par l’attraper. Par automatisme. Par curiosité.
— Et si tu jouais encore à l’écrivaine ? murmura-t-il. Je suis sûr que tu as des histoires à raconter.
Elle n’eut pas le temps de répondre. Il faisait déjà demi-tour. Mais à mi-escalier, il se retourna. Ses yeux revinrent se planter dans les siens.
— Tu as quarante-huit heures, Nora. Montre moi que tu peux faire quelque chose que tu n’aurais jamais osé faire avant. Quelque chose qui te reconnecte à toi. À ce que tu aimes. Quelque chose qui te fait te sentir vivante, même un instant.
Elle le fixa, méfiante.
— Et si je refuse ?
Il haussa légèrement les épaules.
— Alors je m’en irai… Parce que je ne pourrais plus rien faire pour toi.
Il ne la menaçait pas. Il constatait.
Elle croisa les bras, sur la défensive.
— Je suis fatiguée, Solal. Je ne veux plus jouer. Je… je commence à tolérer ta présence mais toutes ces histoires de contrat, de perte de mémoire sous couvert de magie de Noël fantasque… c’était drôle au début. Mais je réagis très mal aux ultimatums. Alors quoi, tu vas disparaitre si je me prends pas un massage dans un spa quatre étoiles ?
Il la regarda sans animosité, mais sans indulgence non plus.
— Ce n’est pas moi que tu testes là. C’est toi. A toi de décider si tu veux continuer à t’effondrer dans cette vie ou si tu veux en changer.
— Je ne sais même pas si tu es un lutin, une marraine bonne fée des temps modernes ou, beaucoup plus probable, si c’est moi qui déraille complet. Et toi, tu me parles de changer de vie ? Tu crois que j’ai l’énergie de penser à ça ? Là, mon seul objectif c’est de finir ma journée en m’abrutissant devant une série et avoir l’audace de terminer mon pot de houmous.
Il afficha un sourire qu’elle ne lui connaissait pas encore. Mi triste, mi « je savais qu’on finirait pas avoir cette conversation. »
— Bonne fée ou pas, je suis là maintenant. Et personne d’autres que toi ne peut changer ta vie.
Elle voulut répondre un sarcasme, une pirouette, une manière de minimiser. Mais rien ne vint.
— Tu as quarante-huit heures, Nora. Et crois-moi, elles vont passer vite.
Elle resta là, bras croisés, incapable de dire si elle voulait le remercier ou le gifler. Puis il descendit les dernières marches sans se retourner.
Nora referma la porte. Lentement. Le carnet serré contre elle. Le coeur en vrac. Elle alla s’asseoir sur le canapé.
Qu’était-elle en train de vivre ?
Elle n’avait rien demandé. Ni de fichu contrat. Ni de guide étrange à pulls ridicules. Et pourtant, il était là. Et il lui lançait un défi qu’elle ne comprenait même pas vraiment. Elle était déjà épuisée et voilà qu’elle devait répondre à l’ultimatum d’un mec qu’elle connaissait à peine.
Bon sang, elle ne connaissait même pas son nom de famille. Elle enfouit son visage dans ses mains. Un cri lui échappa. De frustration. De colère.
Il était apparu de nulle part. Et maintenant, une part d’elle avait peur à l’idée qu’il reparte aussi vite.
Tu perds les pédales, ma vieille. On se ressaisit là !
Elle leva les yeux, le contrat était toujours là, sur le comptoir. En même temps, elle ne pouvait pas nier qu’elle perdait ses souvenirs.
Le contact froid du carnet sur ses genoux la ramena à elle. Elle attrapa à nouveau la boule à neige, fit tourner les flocons. Puis ouvrit la première page. Le stylo resta en suspens au-dessus du papier.
Une seule phrase lui vint: « Un jour, je me suis oubliée. »
Et puis, plus rien. La pointe du stylo resta posée sur le papier, figée, prisonnière. Elle referma le carnet. Pas brutalement. Mais comme on repose une lettre qu’on n’est pas prête à lire.
Bon, Nora, c’est la première et la dernière fois que je t’aide. Ton Alzheimer précoce m’inquiète sérieusement. Alors prends des notes, grave ça dans ta mémoire ou brode-le sur un pull de Noël : les chats des Aristochats, ce sont Duchesse (la MILF féline), ses trois gremlins Toulouse (le rouquin bagarreur), Berlioz (le pianiste introverti) et Marie (la drama queen miniature). Ensuite, t’as le beau gosse des ruelles Thomas O’Malley, alias le Georges Clooney des gouttières, et sa bande de jazz-cats déjantés : Scat Cat (le saxophoniste en chef), Shun Gon (le siamois percussionniste), Hit Cat (le rocker british), Peppo (l’italien à guitare) et Billy Boss (le russe à contrebasse). Voilà. Si tu me redemandes, je t’envoie un PowerPoint illustré avec voix off. Je tiens à remercier mon ami Google pour son aide de recherche. Décidément, mon historique de recherche Google fait peine à voir, voilà que ma dulcinée doit apprécier les chats, que je n'aime pas par nature.
A très vite !
PS : Solal, les ultimatums bancals, ça marche rarement. Très rarement. Même les chats des Aristochats n’auraient pas suivi ton plan.
Je suis contente d'avoir amélioré ton historique Google, en plus des 327 dernières recherches de synonymes maintenant Google sait que tu connais tes classiques Disney. Par ordre alphabétique, Aladin et les Aristochats !
A très vite
PS : Oui, Solal joue la carte de l'ultimatum et Nora est aussi perdue qu'Alice. Mais parfois, faut bien un petit secouage cosmique alors il tente.
PS de PS : Merci pour ta lecture ☺️ Toujours un plaisir de lire tes retours.
Très intéressant ! Je n'avais aucune idée que Nora aimait écrire. Ou peut-être que tu y avais fait allusion plus tôt mais qu'en espaçant la lecture des chapitres, certains détails m'échappent ? Ou que je n'ai pas signé le contrat et que ma mémoire me fait défaut ? ><
C'est bien l'ultimatum ! Ca rajoute de la tension :)
Merci pour ce partage !
Il y avait une petite mention sur l'écriture dans le chapitre précédent avec la machine à écrire mais peut-être que je n'ai pas assez accentué dessus !
Je suis contente que tu apprécies l'ultimatum, je voulais enfin amorcer un pivot, sortir du côté trop doux, cocon et passer aux choses sérieuses 🤭
Solal passe maintenant à l'action ! J'aime beaucoup qu'il se serve de la scène de la machine à écrire vue ensemble pour se saisir d'une belle amorce. Le petite détail des paillettes a aussi son charme entre l'ordonnance des 48h à respecter et deux jours comptant aussi pour le projet de fin d'année.
Nora s'empresse de vouloir revoir Solal alors qu'il n'a jamais été une porte d'accès à ses souvenirs. Sa seule phrase écrite est criante de vérité : tu amènes ton héroïne à cibler directement ce qu'elle a perdu.
De même, avec Solal, ton rythme est devenu plus lent, plus doux et posé. On s'attarde sur les détails d'un pyjama très à la mode et on oublie les sarcames nerveux des premières rencontres. Nora évolue car elle a la volonté de creuser sa mémoire et récupérer ce qui lui a été pris.
Au plaisir !
Tu as tout juste ! Je suis contente que tu aies vu le clin d'oeil de la machine à écrire, c'était symbolique pour Nora, un petit fil rouge que j'essaie de maintenir pour la suite.
De même pour le ralentissement du rythme avec Solal - c’était exactement l’idée : marquer une bascule douce. Mais avec ses limites. Nora commence à changer mais elle se repose trop sur lui. Elle n’a pas encore repris les rênes et c’est là que tout va se jouer !
Elle change, et le fait qu'elle bondisse pour ouvrir la porte juste en ayant entendu siffloter dans le couloir le prouve. Mais ce n'est pas ce changement-là qui lui ramènera ses souvenirs...
Ton intro est top avec la comparaison du pull familier mais inconfortable.
Solal, toujours au cœur de son évolution, joue très bien son rôle dans ce chapitre. Un ultimatum permet de faire bouger les choses.
« Un jour, je me suis oubliée. », titre du chapitre et seule phrase qu'elle a pu écrire, est révélateur de son état actuel.
Vraiment que du bon comme d'habitude.
Merci beaucoup, à très vite !
Oui, cet ultimatum est là pour la secouer. La perte de ses souvenirs, un inconnu dans son salon, une écoute active et bienveillante n'auront pas suffi à la faire se poser et réfléchir à ce qu'elle veut vraiment.
Cet ultimatum est justement là pour la troubler, la confronter à ce qu'elle veut vraiment.
Je suis contente que cela te plaise ! J'espère que ce sera pareil pour la suite 🫶