Nora tapait frénétiquement sur son clavier, les épaules tendues, les dents serrées.
Elle avait passé la journée dans un brouillard cognant. Un de ces lundis où le monde entier semblait se liguer contre elle.
La réunion de ce matin avait été un désastre. Elle avait oublié de préparer une slide pour le brief d’équipe. Une slide qu’elle était persuadée avoir travaillé la semaine dernière. Enfin… normalement. Impossible de remettre la main dessus, ni sur le fichier, ni sur le souvenir. Elle avait bafouillé des explications, s’était sentie vide, floue, effacée en direct.
Alors quand Mael avait frappé à la porte de son bureau avec des yeux pétillants et un sourire éclatant, elle avait failli lui lancer son mug à la tête.
— Tu avais oublié ça dans la salle de réunion.
Elle effleura sa main qui lui tendait son badge d’entrée. Un frisson lui remonta le bras. Elle recula imperceptiblement. Surprise.
— T’as besoin d’un coup de main ? demanda-t-il en se penchant par-dessus son écran, voix douce, ton complice.
Il portait une chemise en jean retroussée juste ce qu’il fallait, ses cheveux légèrement décoiffés, son regard clair. Il sentait le jeune loup charmant et sûr de lui.
— Non, merci, lâcha-t-elle, sans lever les yeux.
— Tu sais, moi aussi j’oublie parfois des trucs. Et j’ai moitié moins de choses à penser que toi.
— Ça ne m’arrive jamais d’oublier… au travail.
Elle se mordit les lèvres. Sa mémoire, son organisation, c’était ses forces. Ses supers pouvoirs. Et voilà que maintenant, elle devait se justifier devant le stagiaire.
— Si tu as besoin d’aide, tu peux compter sur moi, Nora.
Elle leva la tête et fut saisit par son regard franc et sincère. Il ne faisait pas semblant. Ou il le cachait bien. Et avec ses souvenirs à trous, elle ne savait toujours pas s’il s’était déjà passé quelque chose avec lui. Elle marchait sur des oeufs.
— Tu n’avais pas des lunettes à la base ?
Il rit doucement, surpris par sa question.
— C’est vrai. Je suis content que tu t’en souviennes. Tu m’as dit un jour que j’étais mieux sans. Alors j’ai mis des lentilles.
J’ai dit ça, moi.
— Ça te va bien. C’est vrai.
Elle détourna les yeux. Difficile de maintenir son regard.
Trois coups sec résonnèrent à sa porte et sans attendre de réponse, Sophie entra.
— On peut se voir deux minutes, Nora ?
— Je vous laisse.
Avant de fermer la porte, Mael lui fit discrètement un signe d’encouragement, petit sourire et pouce en l’air. Sophie était venue lui passer un savon pour le brief du matin. Evidemment.
Il avait suffit de trois pauvres petits mètres. Trois mètres pour finir trempée, transie de froid jusqu’aux os. C’était vraiment un de ces lundis maudits.
Elle n’était qu’à quelques mètres de son immeuble. Des voisins avaient installés des décorations de Noël à l’entrée et sur les balcons. Les lumières colorées se battaient avec la pluie torrentielle et sa morosité qui lui collait à la peau depuis son réveil. Le combat était perdu d’avance.
Elle plissa les yeux. Où était-il ? Son coeur s’accéléra en rythme avec ses pas. Rien. Pas de bonnet. Pas de tasses fumantes. Pas de pull orné de lutins fluorescents.
Elle sentait monter en elle un agacement qu'elle ne parvenait pas à nommer. Pourquoi cette attente ? Pourquoi ce besoin qu'il soit là ? Elle détestait dépendre de qui que ce soit. Encore moins d’un mec qui lui lançait un ultimatum avec un stylo sapin pour réécrire sa vie.
Elle poussa la porte de son immeuble, trempée, mâchoire contractée. Prit l’escalier pour ne pas attendre l’ascenseur qui indiquait qu’il était au dernier étage.
Presque arrivée sur son palier, elle le vit.
Assis sur les marches de l’escalier, à l’abri, les bras croisés sur les genoux. Solal releva les yeux, lui adressa un simple « Salut ». Pas de sourire ce soir, seulement un regard préoccupé.
Elle ne dit rien et le dépassa. Juste un regard. Bref. Dur. Presque fuyant.
Elle le dépassa sans un mot, sans ralentir. L’eau de ses cheveux coulait dans son dos, glacée. Ses talons claquaient sur les marches. Elle aurait pu lui dire bonsoir. Elle aurait pu s’arrêter. Mais non. Pas ce soir. Elle voulait le punir.
De quoi ? D’être là ? D’avoir espéré qu’il soit là ?
Peut-être juste de l’attendre, patiemment. Alors qu’elle, toute sa vie était une tempête. Et qu’il en était responsable, en partie… Arrivée devant sa porte, elle posa la main sur la serrure sans tourner la tête. Son dos tendu, la mâchoire contractée.
Rien. Pas un pas derrière elle. Pas un mouvement.
Elle tourna enfin la clé, un peu trop fort, le métal crissa. Puis elle fit ce qu’elle ne faisait jamais. Elle enleva ses talons sans les poser délicatement. Elle les jeta. Littéralement. En vrac. Dégoulinants et sales, objets surréalistes sur son parquet bien trop parfait.
Elle resta une seconde ainsi, pieds nus, la poignée dans la main, le souffle coupé. Et pour la première fois depuis des années, elle sentit qu’elle ne voulait pas être seule. Elle se tourna vers lui qui n’avait pas bougé.
— Tu veux rentrer ?
Elle claqua la porte derrière eux. Manteau qui vole. Sac qui rebondit sur le canapé. Elle avait tout d’une cocotte-minute qui atteint la limite.
— Ne dis rien. Pas un mot, lâcha-t-elle.
— J’allais te demander comment tu vas, mais j’ai ma réponse je pense.
Sans trop savoir pourquoi, elle se sentait fébrile. Depuis quand n’avait-elle pas partagé ses frustrations ?
Il ne disait plus rien. Il la suivait simplement du regard.
Elle fit quelques pas dans le salon, s’arrêta, fit volte-face.
— J’ai bossé toute la nuit. J’ai foiré. J’ai oublié des trucs. Je sais même pas quoi. Mais j’ai merdé. Et tu sais quoi ? Je devrais être en train de paniquer, de vouloir tout réparer, mais non. Je suis juste... épuisée.
Elle se laissa tomber sur le canapé, les bras ballants. Elle enchaina :
— Et toi, je sais, tu vas me sortir une vérité douce avec un soupçon de délicatesse et un clin d’œil de sage tibétain. J’en peux plus de ta gueule de pull bienveillant.
— Tu veux que je te dise que c’est pas grave ? Que ça arrive à tout le monde de se planter ?
— Je veux que ça s’arrête… Toi, ce foutu contrat, mes souvenirs qui s’envolent… J’étais bien avant toi. Avant ce bordel. J’ai enfin un gros projet. Et je me plante comme une débutante.
Elle se leva, en prise avec son ouragan intérieur.
— Et tu sais le pire ? Ce matin, j’ai vu le regard. The regard. Celui qui dit « elle perd complètement pied » ou pire « la pauvre ». Je suis devenue bancale à leurs yeux.
Elle sortit un verre, une bouteille de vin blanc du frigo et commença à se servir.
— J’ai bossé pendant dix ans pour arriver là. Dix ans à tout donner. À être la bonne élève. La pro. Celle qui gère, qui assure, qui porte les autres.
— Et toi, qui te porte ?
— Mais j’ai pas besoin qu’on me porte, bordel ! J’ai pas besoin qu’on me tienne la main ! Tu crois quoi ? Que parce que je suis crevée un jour, je vais tout foutre en l’air ? Tu crois que je suis comme ces gens qui abandonnent pour écrire un roman dans une cabane avec du pain bio et des séances de méditation ayurvédique ? C’est pas du silence et trois lignes dans un carnet qui vont changer ma vie.
Elle s’arrêta. Fixa l’espace devant elle. Il ne dit rien. Elle laissa son verre plein et alla s’affaler dans son fauteuil.
— Désolée… J’ai l’impression d’être un vieux modem. J’ai des voyants qui clignotent partout mais aucune connexion à rien. Je ne ressens plus rien. C’est du vide, avec des notifications.
Solal s’approcha, doucement.
— Est-ce que ce serait si terrible d’oublier ton job ?
Elle haussa les épaules.
— A part mon job, je ne sais pas vraiment ce que je suis à vrai dire. Et je crois que ça m’est égal.
Il resta immobile, la regarda longuement. Le calme avait quitté son visage. Plus de douceur. Juste une gravité qui ne lui ressemblait pas. Il s’assit lentement, mais ses gestes trahissaient une tension inhabituelle.
— Tu ne prends rien de tout ça au sérieux, n’est-ce pas ?
Sa voix était posée. Mais plus basse. Plus tranchante.
Elle fronça les sourcils.
— Pardon ?
— Toi. Ce contrat. Ce que tu ressens. Ce que tu refuses de voir. Tout s’effondrait déjà dans ta vie bien avant mon arrivée.
Elle le fixa. Le souffle court. Qu’est-ce qu’il en savait lui ? Mais, il y avait quelque chose dans son regard qui l’empêcha de répliquer. De la déception ? De la fatigue ? Pire : le regard de celui qui avait déjà décroché.
— Tu n’as aucune intention de changer ?
Elle le regarda sans répondre. L’esprit vide. Incapable de savoir si elle devait s’excuser ou l’accuser. L’instant semblait flotter. Elle voulut parler. Justifier. Contredire. Mais rien ne sortit.
Sans un mot de plus, il tourna les talons.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Sa voix avait jailli malgré elle. Il ne se retourna pas.
Elle cligna des yeux et il avançait déjà vers la porte. Elle cligna encore. Il posait la main sur la poignée. Il ouvrit. Un courant d’air froid s’infiltra.
— Tu avais dit que j’avais 48 heures…
Il s’arrêta une seconde. Juste une.
— A quoi bon ? T’as déjà fait ton choix. Celui de ne rien choisir.
Il baissa la tête, inspira.
— Au revoir, Nora. J’étais content de te revoir.
Il sortit. La porte se referma.
Elle n’avait pas bougé. Elle était restée là, spectatrice, pareille à une vache au bord de la route qui voit le train passer. L’orage avait cessé. Le monde extérieur s’était tu. Ne restait que ce silence étouffé, qui emplissait son appartement. Qui l’emplissait, elle.
« J’en peux plus de ta gueule de pull bienveillant. »
J’ai adoré cette réplique, à l’image du chapitre : incisive, vive, inattendue. Nora a un sacré tempérament : une femme forte et indépendante qui, malgré ses failles, se relève et continue de lutter. On sent qu’elle est particulièrement troublée par Solal, qui joue à fond la carte du mystère.
La forme est très maîtrisée. On se laisse facilement embarquer dans les états d’âme de Nora, on partage sa fatigue, ses contradictions. Son phrasé direct et sans filtre fonctionne à merveille : c’est naturel, humain, juste.
Au plaisir de lire la suite !
Nora se planque derrière son indépendance et sa distance émotionnelle comme derrière un bunker anti-nucléaire. Et Solal… c’est un tsunami en pull de Noël. Un peu mystique mais surtout là pour faire voler ses certitudes en éclats.
Merci pour ton retour. Je suis contente que tu aies plongé avec elle dans sa tempête intérieure. J’espère que la suite continuera à te secouer un peu.
À très vite😉
Je vois que l'on partage le même "sadisme" pour nos personnages 😈
Merci pour ton retour, je suis ravie que tu passes un bon moment avec Nora et Solal 🤗🥰 Oui oui, Solal est déterminé à ce qu'elle change même si cela implique partir pour ça !
Notre vieux modem ne fait aucune connexion avec tous les signaux d'alertes qu'elle perçoit au travail ou au retour chez elle. Nora perd pied, désespère de voir qu'elle est à bout devant un Solal qui écoute ses frustrations mais n'apportera rien de plus qu'un rappel.
Nora arrive veut se reposer sur quelqu'un au lieu de se poser tout court sur elle-même. J'aime beaucoup le fait que tu décrives que Nora a cosnacré sa vie à un but purement professionnel et hautement artificiel, à peine matérialiste. Sans ce boulot, elle se pense déshumanisée alors qu'il lui suffirait juste d'écrire avec des paillettes pour décider de changer. Quelle thérapie de choc !
En plus Mael porte des lentilles pour toi ! Il y voit toujours aussi clair, lui, avec un petit changement que tu as su insuflé en lui. Allez, dépose ta bouteille et va écrire sinon le Solal va s'enfuir avec le générique de fin et tous tes souvenirs en guise de crédits !
Ton analyse est très juste : autant pour sa perte de sens depuis des années dans son travail sans fond... que le fait qu'elle commençait à trop se reposer sur Solal. La thérapie de choc est en marche :)
Et j'adore aussi que tu fasses partie de la team Mael, il pourrait bien nous surprendre pour la suite 😋
Belle continuation !
Promis, on va revoir Solal ❤️🤫🤭
Merci à toi de me lire et de me donner tes retours. Ça me booste énormément !
Je suis contente que tu apprécies mon histoire et ma plume 😳
J'espère que tu continueras à apprécier la suite !
Même le taf commence à lui filer entre les doigts...
Et la scène où elle lâche "son sac", où elle déballe toutes ses frustrations est très réussie, très réaliste aussi. La femme qui "gère sa vie comme un dossier client" a rempli le casier apparemment...
Tu as fait plus de descriptions visuelles et gestuelles aussi dans ce chapitre j'ai l'impression, du coup, ça nous plonge encore un peu plus dans son ressenti, dans son désarroi. Le passage où elle ne sait pas si elle doit s'excuser ou l'accuser, le résume parfaitement.
Et tes punchlines me font toujours autant d'effet : "J’ai l’impression d’être un vieux modem. J’ai des voyants qui clignotent partout mais aucune connexion à rien." 😆
Bref, très bonne continuation, continue de nous happer, hâte de savoir où va cette pauvre Nora (ah si elle m'entendait :p ).
À très bientôt !
C'est exactement ça, une claque. Il fallait que l'ambiance soit électrique, autant que l'orage à l'extérieur !
Merci d'avoir remarqué pour les descriptions, j'ai essayé d'étoffer un peu plus, mes chapitres précédents étaient un peu trop brut, à l'os.
Hâte de te retrouver pour la suite. Nora va encore en baver… mais c’est pour la bonne cause 😉