8) La fin de l'été

L'été avait définitivement pris un nouveau sens pour moi. Désormais, je ne le vivais plus comme la saison ironique des grandes vacances, pour l'ado déscolarisée que j'étais. Cette période, où ce qu'il en restait, m'apparaissait comme l'opportunité de me reforger, de réfléchir à l'année scolaire qui m'attendait, et de profiter de ma légèreté d'esprit nouvellement acquise pour m'amuser vraiment. Au lieu de simplement fuir mes angoisses en divertissant mon esprit.

J'avais désormais un "bateau", comme l'avait métaphorisé Antoine. Lui, avait réussi à se tailler un mental d'acier, afin de rester lui-même tout en excellant dans les domaines scolaires, pour lesquels il avait toujours avoué ses prédispositions. Moi, j'avais littéralement de l'acier dans les veines, j'étais privilégiée, dépositaire d'un pouvoir qui dépassait ce à quoi pouvait aspirer le commun des mortels. J'en aurais presque ressenti de la culpabilité, si je n'étais pas aussi certaine de le mériter.

Nous nous étions d'ailleurs posé l'inévitable question, avec Antoine, des soi-disant responsabilités qu'impliquait un grand pouvoir. Et nous en étions arrivés à la conclusion qu'être avantagé par rapport aux autres, impliquait en effet d'être conscient de sa propre morale. Si je refusais d'aider une personne, alors que j'en avais les capacités, il me faudrait une bonne raison. Sans quoi je finirai par devenir amère. Mais si je me laissais aller à vouloir aider tout le monde, je finirais par sombrer dans la folie. Je décidais de laisser la lourde tâche de sauver le monde à Emily Lindermark. Tâche qu'elle avait déjà bien entamée.

Durant cet été pas comme les autres, j'étais également parvenue à circonscrire mes capacités surhumaines à l'activation de Porcupine Tree. Il s'agissait d'ailleurs d'une nécessité, si je voulais conserver la conscience de mes propres compétences, en dehors de celles que me donnaient les nanites qui coulaient dans mes veines ; et si je voulais continuer à jouer à des jeux vidéo sans m'en lasser et lasser l'intégralité de mes adversaires. Tant que mes cheveux n'avaient pas changé de texture et que mes yeux ne scintillaient pas, Antoine pouvait être sûr que je n'étais pas en train de "tricher". Ce qui éveilla rapidement en lui la volonté de lancer une visio-conférence lors de nos parties en ligne. Ce faux manque de confiance de sa part, cachait en réalité une bienveillante inquiétude que j'utilise mes pouvoirs "malgré moi". Ce qui m'arriva quelques fois, puis de plus en plus rarement.

Tout se passait donc à merveille. Je m'étais réconciliée avec ma mère, j'avais retrouvé le sommeil, et j'appréciais davantage les quelques plaisirs qui, autrefois, ne me servaient qu'à fuir ma morosité. Mais le premier jour de la dernière semaine des vacances, certains événements me rappelèrent à l'épreuve qui m'attendait...

Le premier de ces événements fut la livraison d'un colis que je n'attendais pas, mais qui m'était pourtant bel et bien destiné. Même le livreur était une surprise en soit.

Lorsque j'entendis sonner à la porte, je mis en pause la série que j'étais en train de regarder et posais sur mon bureau le bol de céréales qui me servait de petit déjeuner. Cependant, lorsque j'arrivais dans le salon, ma mère semblait m'avoir précédé et me lança avec un grand sourire :

— Je crois que c'est pour toi, Liliane !

Après quoi elle retourna dans le jardin s'occuper de ses plantes. Passe-temps qui semblait occuper une grande partie de ses journées, lorsqu'elle n'était pas à son travail. Je me dirigeais donc vers la porte d'entrée et découvrit sur le pallier une grande dame en complet veston gris, tenant entre ses mains une grande mallette de cuir. Son expression faciale se voulait solennelle, mais les traits naturels de son visage étaient trop doux pour qu'elle paraisse vraiment sévère, malgré sa coupe au carré et ses cheveux noirs de jais. Je souriais légèrement.

— C'est Emily qui vous envoie, je présume ? demandais-je.

— Oui, Frau Papazian ? Liliane Papazian ? s'assura-t-elle avec un léger accent Berlinois.

— "Frau" ? répétais-je, à peine moqueuse. Appelez-moi Lili. Je n'aime pas que des gens plus âgés que moi me vouvoient, et utiliser mon prénom complet est un privilège réservé à ma famille.

— Très bien, Lili, répondit-elle en s'inclinant très légèrement. Je me présente, je m'appelle Evelyne Dunkelgrau, je travaille pour l'équipe de nuit au centre de recherche en biologie de la fondation Lindermark, sur le projet Reine Blanche. Frau Lindermark en personne m'a demandé de-

— Heu, entrez, asseyez-vous, l'interrompis-je, ne souhaitant pas continuer cette conversation sur le pas de la porte.

Elle s'inclina de nouveau très légèrement et pris place sur une chaise de la table à manger, posant sa mallette devant-elle. Lorsque je m'asseyais en face d'elle, elle continua sa phrase là où elle l'avait laissée :

— Frau Lindermark m'a donc demandé de te remettre tes uniformes scolaires, ainsi que d'effectuer un examen de routine, afin de voir comment ton corps s'ajuste à ton augmentation technologique.

Ce disant, elle ouvrit sa mallette et en sortit un paquet qu'elle fit glisser dans ma direction. Elle déplia ensuite un large carré de soie blanche qu'elle posa sur la table et commença à y disposer divers instruments médicaux.

— OK, doucement ! déclarais-je en levant une main, comme pour calmer ses ardeurs. Depuis quand le lycée Châteauvert est devenu un lycée privé ? Le genre qui fait porter des uniformes, en plus !

— Oh, je pensais que Frau Lindermark t'aurait tenue au courant, s'étonna-t-elle. Le lycée auquel tu étais inscrite en seconde générale était condamné à fermer ses portes dans les années à venir. Mais Frau Lindermark a décidé de le sauver sur ses fonds personnels, projet qui était déjà encouragé par ton grand-père en son temps. En l'espace d'un été, la fondation a effectué divers travaux et remanié le programme scolaire. Tous les professeurs ont pu garder leur poste et ont reçu des formations rémunérées, afin de s'adapter. (Elle afficha un sourire en tirant un stéthoscope de sa mallette) Quant à moi, je serais l'infirmière scolaire pour l'année à venir. Ce sera comme des vacances pour quelqu'un de mon niveau, conclut-elle.

Je restais coite un moment, observant simplement Evelyne Dunkelgrau manipuler et nettoyer ses instruments.

— Bordel de merde...! soufflais-je finalement.

Mon invitée haussa les sourcils, sans doute choquée de ma soudaine grossièreté.

— Je veux dire... (je passais une main dans mes cheveux) Je pensais qu'elle avait simplement tiré quelques ficelles ! Pas qu'elle avait privatisé et réformé l'intégralité de mon lycée ! Ça m'a l'air d'un immense gâchis de temps et d'argent ! C'est complètement dingue ! déclarais-je en fixant mon interlocutrice.

— Ce n'est pas si "dingue", au vu des circonstances, répondit-elle d'un ton neutre. Frau Lindermark pourra également démontrer l'efficacité de ses méthodes, gagner la confiance de beaucoup de gens, et faire du lycée Châteauvert un établissement prestigieux que le conseil régional et l'état voudront conserver.

Tandis qu'elle parlait, j'avais ouvert le paquet contenant les uniformes de l'école. Ils étaient exactement à ma taille, fait de matériaux qui semblaient d'excessivement bonne qualité. Il ne s'agissait certainement pas de quelque chose que le commun des élèves pouvait se payer.

— Je comprends, dis-je, fascinée par la qualité de la jupe que j'examinais. Mais ça doit coûter cher ce genre de fringues. Et un tel lycée doit demander plus d'argent qu'un lycée normal pour fonctionner. Ça tiendra jamais sur le long terme.

— Le budget prévisionnel n'est supérieur que de vingt pour cent à celui d'origine, répliqua immédiatement Evelyne. Les seuls gros investissements auront été les travaux des infrastructures. (elle replaça une mèche derrière son oreille) Châteauvert reste un lycée gratuit. Les uniformes sont entièrement fabriqués par la nanotechnologie Lindermark brevetée, en utilisant des matériaux d'ordinaire impossibles à recycler : les matières premières utilisées sont donc gratuites. Le coût de fabrication est presque nul.

Je tirais un pantalon du paquet contenant les uniformes. Je souriais face à l'ingéniosité d'Emily. Non seulement elle avait établi un budget suffisamment optimal pour qu'il soit viable, en dehors des coûts des travaux de rénovation qu'elle avait payé de sa poche, mais elle avait également contourné très habilement le problème des uniformes genrés. Car ce paquet, et probablement tous les autres, laissaient le choix entre pantalon et jupe, nœud papillon et cravate. Entre autres.

— Impressionnant, concluais-je en posant les vêtements sur la table avant de les pousser sur le côté. Mais moi, je ne suis pas du genre à porter un uniforme, quel qu'il soit. Je pensais qu'Emily serait plus intelligente que ça. Elle sait comment je réagis à l'excès d'autorité, concluais-je avec une lueur de défi dans le regard.

Evelyne Dunkelgrau haussa brièvement les épaules en plaçant un injecteur sur son petit carré de soie blanche.

— L'uniforme n'est pas plus obligatoire que de manger à la cantine. Frau Lindermark estime simplement que nourrir et habiller ses élèves fait partie des obligations d'un établissement prestigieux, répondit-elle très simplement.

Je haussais les sourcils. Maintenant que je savais que cet uniforme n'était pas obligatoire, et que je n'afficherai donc aucune forme de rébellion à ne pas le porter, j'avais soudainement très envie de l'essayer, anticipant l'agréable sensation de confort de porter un tissu d'une telle qualité.

— D'accord... soupirais-je, m'avouant vaincue. Très finement joué. Et pourquoi vous sortez du fil et une aiguille ? Vous comptez m'ouvrir le bide et me recoudre ?

— En aucun cas, répondit Evelyne en sortant le reste de son nécessaire de couture. Mais Frau Lindermark souhaite que tu sois le plus à l'aise possible dans ton uniforme. Je me prépare donc à faire d'éventuelles retouches.

— Hey hey, une seconde ! m'exclamais-je en me levant de mon siège. Vous me demandez de l'enfiler tout de suite ? C'est une ruse pour que je trouve cet uniforme trop confortable pour ne pas le porter c'est ça ? accusais-je sans trop y croire.

Evelyne afficha un très léger sourire en hochant la tête. Pour ma part, je soupirais de nouveau en passant une main dans mes cheveux.

— OK, très bien ! Mais faisons vite, je ne compte pas passer des heures à vous laisser me tourner autour avec votre aiguille, comme une guêpe autour d'une assiette de merguez !

Au moment où j'attrapais les uniformes pour filer me changer dans ma chambre, ma mère sortit du jardin, portant encore son grand chapeau de paille et ses gants pleins de terre.

— Oh, madame Dunkelgrau, Liliane ne vous a pas proposé à boire ? Qu'est-ce qui vous ferait plaisir ?

Evelyne tourna la tête vers ma mère avec un sourire poli, s'inclinant comme à son habitude.

— Je prendrais volontiers un verre d'eau fraîche, Madame Papazian.

Ma mère s'exécuta avec un grand sourire, ravie qu'elle était de pouvoir s'occuper d'une invitée. Pour ma part je roulais des yeux en retournant dans ma chambre, notant que pour ma mère, la Berlinoise avait bien pris soin de dire "madame" plutôt que "Frau".

Je me déshabillais rapidement après avoir verrouillé ma porte et observais les vêtements à ma disposition.

J'optais rapidement pour quelque-chose de simple. J'enfilai donc la chemise blanche, étonnée de la douceur et du confort qu'elle me procurait. Je complétais en enfilant une paire de leggings de sport gris s'arrêtant à mi-mollets, puis les souliers vernis, et complétais d'une fine cravate et d'une veste. Le tout étant uniquement teinté de nuances de gris. Seul l'écusson, emblème de la commune à laquelle était rattaché le lycée, était coloré. Puis finalement, j'enfilais la jupe plissée, que je me payais le luxe de remonter jusqu'à mi-cuisse. Après tout, les leggings étaient parfaitement opaques, je ne risquais donc rien.

Et contre toute attente, en me regardant dans le miroir, je me trouvais magnifique, peut-être pour la première fois de ma vie. Le confort que je ressentais dans ces vêtements devait y jouer pour beaucoup. Mais je remarquais également à quel point ces nuances de gris faisaient ressortir la couleur de mes cheveux et de mes yeux. La coupe de la veste redessinait mes épaules et le duo leggings/jupe parvenait à casser l'improbable proportion de mes hanches par rapport à mes cuisses.

Je pensais alors à mon grand-père. Il aurait adoré. Il m'aurait trouvée magnifique et aurait insisté pour prendre une photo, il m'aurait dit être fier que j'intègre un lycée placé sous l'égide de la fondation Lindermark.

Je serrais les dents un bref instant, enrageant presque de trouver cet uniforme à mon goût.

J'essuyais le coin de mes yeux d'un revers de ma main. Puis je retournais dans le salon, voyant Evelyne et ma mère discuter de jardinage, notre invitée étant une biologiste avertie, elle avait de précieux conseils à fournir et ne semblait pas en être avare. Soudain, l'attention de ma mère se porta sur moi. Elle se leva avec un grand sourire en ouvrant les bras.

— Liliane, chérie ! Tu es magnifique ! Magnifique ! déclara-t-elle en posant ses mains sur mes épaules pour m'examiner sous toutes les coutures. Oh, je suis tellement fière de toi ! Il faut que je prenne une photo !

Je n'eus pas le temps de protester qu'elle avait déjà sorti son téléphone. Je fis de mon mieux pour ne pas avoir une mine affreuse. L'une de mes particularités étant que, lorsque je savais être photographiée, j'avais tendance à froncer les sourcils et pincer les lèvres. Me donnant alors, selon les témoignages, une "tête de tueuse à gage".

— OK, c'est bon... j'aimerai en finir vite maintenant, dis-je en posant mon regard sur Evelyne, qui s'était déjà levée en prenant ses aiguilles. Je ne pense pas qu'il y ait grand-chose à retoucher, Emily à l'œil acéré vraisemblablement, elle connaît mes mensurations.

— Il reste quelques détails, modéra la Berlinoise en arrangeant les pans de ma jupe. Mais j'aime le style que tu as choisi, juste assez décontracté, mais suffisamment strict pour faire sérieux.

— Si vous le dites... soupirais-je.

Elle posa un genou à terre et arrangea ma jupe, tandis que ma mère regagnait son jardin. Puis elle déplaça les boutons des manches de ma veste, rajusta quelque chose au niveau du col de ma chemise et doubla la couture au niveau des épaules. Je n'aurais pas su dire avec précision ce qu'elle fabriquait, la couture étant pour moi aussi obscure que les tenants et aboutissants de la physique quantique. Cependant, je devais bien admettre me trouver bien plus libre de mes mouvements, après son intervention, ce que je n'aurais pas pensé possible. Revenir à mes vêtements habituels me serait bien difficile.

— Bon, et en ce qui concerne le matériel que vous avez déballé, là ? demandais-je en pointant le carré de soie blanche posé sur la table. Rien de trop intrusif j'espère ? Hey, c'est un spéculum que je vois là ?! m'emportais-je légèrement.

Evelyne se dirigea alors vers ses instruments et rangea celui que je venais de mentionner.

— Pardon, nous n'aurons pas besoin de celui-ci, dit-elle simplement avant d'enfiler son stéthoscope. Absolument rien d'intrusif, conclut-elle en m'invitant à m'asseoir.

Je m'exécutais, un peu nerveuse tout de même. Mais je dû bien admettre que la Berlinoise ne fit rien d'extraordinaire. Prise de tension, écoute du cœur et des poumons, relevés du poids et de la taille, examen des dents et de la gorge, ainsi que quelques palpations et questions d'ordre privé, voire intime, que son accent n'aidait pas à rendre moins embarrassantes. Je me posais alors brièvement la question de savoir si les garçons avaient également droit à ce genre de palpations et de questions, et si oui, lesquelles ?

— Très bien, maintenant que je suis suffisamment embarrassée pour ne plus réussir à vous regarder dans les yeux pour les prochaines vingt-quatre heures, je pense que nous en avons terminé ? maugréais-je en reboutonnant ma chemise.

— Presque, déclara-t-elle en changeant ses gants et en prenant l'injecteur vide qu'elle avait gardé de côté. Je vais juste te prendre quelques nanomachines et un peu de sang, afin de les étudier et de voir comment elles se sont harmonisées avec ton organisme.

— Elles ne me manqueront pas ? demandais-je.

— Non, elles se renouvelleront d'elles-mêmes, répondit-elle en s'approchant de moi. Relève ta manche, ce serait dommage de trouer une chemise neuve.

Je m'exécutais. Les injecteurs Lindermark étaient tout aussi indolores à l'injection qu'à la ponction, je n'avais donc aucune appréhension.

— Je vois, l'acier étant un alliage de fer et de carbone, les nanites restantes trouveront facilement ces matières premières dans mon organisme et pourront les modeler d'elles-mêmes.

— Tu es intelligente, répondit simplement Evelyne en examinant le contenu de son injecteur.

Elle le glissa alors dans un sachet stérile, qu'elle rangea dans une boite hermétique, avant de remettre le tout dans sa mallette.

— Je te remercie de ta coopération, nous nous reverrons au lycée, lundi prochain, ajouta-t-elle en prenant ses affaires. Oh, j'ai failli oublier, tu devrais prendre une petite heure pour utiliser ton Porcupine Tree afin de relire les polycopiés des cours que tu as manqués jusqu'ici. Ils sont disponible sur le site du lycée. Tu seras à jour du programme scolaire.

— C'est vrai que ma mémoire est absolue maintenant... remarquais-je en passant un doigt sur ma tempe. J'avais même pas pensé à l'utiliser pour ça...

— C'est une utilisation plus louable que de tricher en ligne sur Battlefield, murmura la Berlinoise.

— Attendez, comment vous savez ça, vous ? m'étonnais-je. J'ai même pas dit à mon meilleur ami que j'avais triché sur ce jeu !

Evelyne Dunkelgrau se dirigea vers la porte de sortie et l'ouvrit, semblant vouloir esquiver ma question. Puis finalement, elle se retourna pour s'incliner et ajouta :

— Je m'ennuyais à l'hôtel depuis quelques jours. Et c'est très vexant de se faire camper lorsque l'on joue medic. Je te souhaite une bonne journée, Lili83, conclut-elle, connaissant visiblement mon pseudo sur ce jeu.

Elle sortit et referma la porte derrière elle. Je souriais tout du long. Jusqu'à ce que j'entende le bruit de sa voiture s'éloigner doucement. Je pouffais alors de rire.

— Héhéhé... à la guerre comme à la guerre, non ?

Après quoi je retournais vaquer à mes occupations, loin de me douter que la visite de la doctoresse Berlinoise ne serait pas la plus étrange que je recevrais aujourd'hui.

En effet, au moment d'aller me coucher, trouvant de nouveau le sommeil grâce à Porcupine Tree, je fis le rêve le plus réaliste et le plus désagréable de ma vie.

Tout d'abord, j'entendis des chœurs lancinants, comme une berceuse sinistre, noyée dans le brouhaha de la terre qui se craquelait sous mes pieds. Je tombais dans de vastes souterrains, les chœurs devenant presque assourdissants à cause de l'écho. Devant moi se dressait une gigantesque cathédrale de pierres noires, vers laquelle j'étais inexorablement attirée. Le sol grouillait d'insectes aux visages humains, et tous chantaient l'horrible mélodie qui enflait de plus en plus dans mes oreilles. Et lorsque je me figeais devant les immenses portes de la cathédrale ; faites d'ossements, de débris, et de chitine, le sol lui-même me saisit et me fit traverser l'immonde marre d'insectes. Mes vêtements se déchiraient, ma bouche, mon nez et mes oreilles se remplissaient de terre et de vermine, je tentais en vain d'agripper des racines informes qui passaient à ma portée. J'étais sur le point de hurler de toutes mes forces, de céder à la panique la plus totale, lorsque je me retrouvais soudainement dans une petite chapelle de pierre. Poussiéreuse et vétuste, mais d'une rassurante banalité. Tout ceci me sembla soudainement étrangement familier.

— Tu en as mis du temps ! s'exclama mon grand-père.

Je ne l'aperçus que lorsqu'il se tourna vers moi, comme si, de dos, il m'était invisible. Il portait une veste beige ainsi qu'une casquette marseillaise assortie, comme à son habitude.

Je frémis soudain, le décor autour de moi se brouilla, comme un dessin à la craie sous une pluie battante. Je portais une main à mon crâne, puis je frappais du pied de toutes mes forces en hurlant :

— Tu es mort ! Tu es mort, bordel ! Dégage !

— Enfin mon petit, il ne faut pas t'emporter comme ça... argumenta-t-il.

— Je t'ai dit... de dégager ! hurlais-je de toutes mes forces, ma propre voix faisant douloureusement résonner mon crâne. Tu es mort ! Tu n'as pas le droit de revenir me narguer ! Dégage tout de suite !

Je donnais un coup de pied rageur dans l'autel en pierre de la petite chapelle, ce qui eut pour effet de faire voler en éclat l'intégralité de la scène.

Dès l'instant où j'avais aperçu mon grand-père, j'avais pris conscience qu'il s'agissait d'un rêve. Cela m'arrivait souvent depuis la mort de ma grand-mère, puis davantage encore depuis celle de mon grand-père. Mais je refusais d'écouter ce que ces parodies inventées par mon cerveau avaient à me dire. Je refusais d'être tourmentée de la sorte.

Puis je levais les yeux, certaine de me réveiller enfin de ce mauvais rêve. Mais il n'y avait que l'obscurité. Et à travers cette obscurité, cinq visions me furent imposées, plus nettes et plus violentes qu'aucun autre aspect de ce cauchemar.

Je vis une jeune femme au corps d'athlète, marquée par de nombreuses et immondes lacérations, que peinaient à cacher les minces voiles transparents qui l'habillaient. Ses seins portaient de grandes cicatrices, comme s'ils avaient subis une opération chirurgicale, et son entrejambe rougeoyait d'une brûlure au fer rouge en perpétuelle incandescence. Son visage exprimait un dégoût et une colère vengeresse inextinguibles. Mon ventre se noua comme jamais auparavant.

Puis, je vis une jeune femme assise devant un piano, dont le corps était recouvert de chaînes reliées à un homme adulte qui agrippait et dévorait son bras droit avec une férocité bestiale. De sa main libre mais entravée de fers, elle tentait de jouer de son instrument. Son ventre, gonflé comme celui d'une femme enceinte, l'empêchait de s'approcher suffisamment du clavier pour en atteindre les touches. Cette fois-ci, se fut ma gorge qui se noua.

Puis, je vis une jeune femme aux vêtements déchirés, en larmes aux pieds d'un homme qui agrippait ses cheveux et lui tordait la nuque en éclatant de rire. Et lorsqu'elle tentait de lui échapper, il levait un cœur humain sanguinolent et l'écrasait entre ses doigts, ce qui infligeait une douleur si agonisante à sa prisonnière, qu'elle n'avait pas d'autre choix que de ramper vers lui pour subir ce qui lui semblait être le moindre supplice. Cette fois-ci, se fut mon cœur qui se noua.

Puis, je vis un jeune homme, maintenu à genoux sous le talon d'une immense femme portant une couronne faite d'araignées vivantes, qui lui écrasait le dos tout en l'étranglant avec une ceinture. Les araignées de sa couronne allant chacune à leur tour mordre la gorge du jeune homme, tandis que du sang et de la bile s'écoulaient de ses lèvres cousues, étouffant ses cris de terreur. Son sexe était maintenu dans une cage de fer épineuse et le reste de son corps était d'une pâleur maladive. Cette fois-ci, les nœuds dans ma gorge, mon estomac et mon cœur se resserrèrent d'un coup.

Et tandis que je vomissais tout mon être, terrassée et paralysée par ces visions, un trône plus noir que les ténèbres qui m'entouraient, jaillit du sol. Et sur ce trône était assise une silhouette féminine dont le corps semblait moins organique que mécanique. Son visage exprimait une férocité latente, terrifiante, me faisant redouter le moment où elle tenterait de me dévorer. Elle était la bête de tous les cauchemars, la personnification de la peur irraisonnée, la créature à l'origine de toutes les formes de folies. Pour la première fois de ma vie, des larmes de terreur coulèrent sur mes joues. J'aurais tout donné pour oublier cette vision.

Et lorsque la silhouette se leva de son trône, une couronne d'araignées vivantes orna sa tête, un cœur humain sanguinolent apparut entre ses mâchoires, des chaînes glissèrent entre les doigts de sa main gauche, et elle brandissait un fer chauffé au rouge dans sa main droite.

Lorsque je me réveillais en sursaut, je tremblais de tout mon corps. J'étais trempée d'une sueur glaciale, des larmes coulaient sur mes joues et j'avais envie de vomir. Dans cet état, je ne parvins pas à faire appel à Porcupine Tree. Alors, dans un geste désespéré, je tendis la main vers mes fidèles écouteurs et les enfilais, avant d'en presser rapidement les boutons.

Puis, dès les premières notes de guitare de Wedding Nails, de mon groupe favori, je sentis l'angoisse me quitter petit à petit, je retrouvais la combativité familière que m'avait toujours inspiré cette musique. Je parvins donc à activer mon pouvoir et observait la paume de mes mains, pour voir les couleurs de mes émotions actuelles.

Petit à petit, le noir poisseux et fumant de l'angoisse, se faisait consumer par le jaune et le rouge vif de l'énergie que me procurait la musique.

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