La chaleur de la tasse repoussa le froid qui me collait au corps depuis ce matin. J’inspirai le délicat parfum du thé avant d’y tremper les lèvres. Un soupir de bien-être m’échappa. La gorgée d’eau chaude s’épanouit sous ma langue avant d’irradier à l’intérieur de ma gorge et descendre plus bas. Le bruit de la pluie en fond sonore, je repris ma lecture après avoir réajusté le plaid autour de moi. Dans ce cocon douillet, je profitai du moment, de cette après-midi rien qu’à moi. Cet état de sérénité facilitait les réminiscences, comme si elles attendaient leurs heures pour remonter jusqu’à ma conscience.
— Kaleb, viens vite.
Sa silhouette menue se glissa dans l’interstice et rampa sur le matelas. Je fermais la porte de sorte d’éviter tout bruit superflu. J’allais le rejoindre et disposais la couverture élimée pour le préserver autant que possible du froid. Il se colla à moi à la recherche de davantage de chaleur. Je refermai mes bras autour de lui. Petit à petit, ses tremblements s’estompèrent et son corps se détendit contre le mien. Je déposai un baiser sur sa joue, puis dans son cou tiède. Il se trémoussa.
— Tu me chatouilles, chuchota-t-il.
Il savait que nous devions faire profil bas.
— Désolée, petit ouistiti.
Son rire silencieux me fit mal au cœur. Nous devions cacher notre joie, impossible d’exprimer nos émotions sans contrainte sous peine de subir ses punitions. Je faisais avec, assez grande pour comprendre que cela ne durerait qu’un temps. Mais lui ? Ce petit bonhomme de cinq ans devait enfouir tout ce qui constituait son développement, son insouciance. Malgré toute ma bonne volonté pour l’aider et adoucir cet enfer, il subissait cette éducation stricte où on l’empêchait d’être un enfant. Il avait vite appris et je ne l’avais jamais entendu rire à gorge déployée. Je ne l’avais jamais entendu rire tout court. Alors ce rire, réprimé et intériorisé, j’en savourai tout de même la saveur, des soubresauts ayant le goût de l’espoir.
Le bruit de la clé dans la serrure me ramena dans le réel. La mélodie familière et rassurante provenant de l’entrée m’aida à reprendre pied : sac heurtant le sol, suivis des chaussures puis des clés posées dans la coupelle sur la console. Enfin, la voix enjouée de mon amie résonna dans le couloir.
— Zoey ? Ne me dis pas que tu es encore rivée au fauteuil avec un bouquin entre les mains ?
Je souris sans pour autant répondre. Dans quelques secondes, elle allait me prendre sur le fait et lever les yeux au ciel. Trois, deux, un…
— Zoey Petrov, tu es incorrigible.
Les poings sur les hanches, Alix m’offrait son plus beau froncement de sourcil.
— Tu sais que tu peux passer ton temps libre dehors ? Rencontrer des gens, expérimenter des trucs. Bon, ok, aujourd’hui il pleut, mais traîner dans un café ou un musée c’est bien aussi.
— Lire un bon livre accompagné d’une tasse de thé, et tout ça gratuitement, soulignai-je, c’est tout aussi appréciable.
Elle fit la moue et se laissa tomber à côté de moi.
— Je vais me laisser tenter par une boisson chaude. Dès que j’aurai rechargé mes batteries.
— Je te prépare ça. Repose-toi.
Je m’activai dans la petite cuisine adjacente.
— Pas trop dur au centre ? m’enquis-je tout en déposant un sachet de Earl Grey dans une tasse.
— Le bâtiment ne désemplit pas. Au moins on se sent utile.
La bouilloire siffla sur le feu. Je versais l’eau frémissante sur le thé.
— Ils ont de la chance de t’avoir. Et le centre est génial.
— Ce genre d’endroit nous a bien aidé à l’époque. C’est un juste retour des choses.
Elle prit la tasse et contempla un moment la vapeur qui s’en dégageait d’un air absent. Quand elle releva la tête, un sourire ourlait ses lèvres.
— Tiens, j’ai croisé là-bas la jeune musicienne qui jouait de la guitare sur le trottoir de notre immeuble. On n’a pas eu le temps de discuter mais elle a l’air sympathique. Lors d’une de tes aprèms de libre, tu pourrais passer.
Ma poitrine se serra à son évocation. Elle m’évoquait trop de choses douloureuses : le manque de la musique, ce rapprochement trop aisé entre sa situation et la mienne si Alix n’avait pas croisé mon chemin. Alix savait que revenir dans un centre social s’apparentait à une épreuve pour moi. Elle connaissait les grandes lignes de mon passé, dont Kaleb. Depuis qu’elle travaillait dans ce centre, je caressai le fragile espoir qu’un jour il y vienne.
— Peut-être un jour, soufflai-je.
Je me levai quand elle me retint par la manche.
— Attend, j’ai un truc important à te dire.
Elle plongea son regard dans le mien pour être sûre de ma totale attention et inspira.
— C’est bientôt notre anniversaire, comme tu le sais, et cette année, j’ai décidé de marquer le coup.
Mes lèvres hésitèrent entre deux mouvements opposés. Ce suspense n’engendrait que chaos et confusion chez moi. La vie ne m’avait que très rarement amené de bonnes surprises.
— Bon, je me lance, reprit Alix. Je nous ai pris des billets pour un concert.
Elle enserra mes mains des siennes. Elle plaisantait, non ?
— Attends, me demanda-t-elle. Ne te braque pas tout de suite. Je sais que je te demande une chose difficile mais c’est une occasion inespérée de voir l’un de mes groupes favoris. Ils passent à Fargo. C’est une tournée inédite où ils vont reprendre leurs principaux succès.
Son enthousiasme me touchait. Je me sentis mal de jouer la rabat-joie avec mon côté asocial.
— C’est dans une petite salle, un bar où se produisent des groupes, continua-t-elle. Et je ne me vois pas m’y rendre toute seule.
— Je… Je pense pouvoir faire un effort. Pour toi.
Mon ton manquait de conviction mais le sourire radieux d’Alix valait cette décision. La seconde d’après, elle m’étouffait dans une étreinte chaleureuse.
— Oh ! Je t’adore ma belle.
Je gloussai contre sa crinière de jais.
— C’est quand même toi qui m’offre une place de concert. Merci, Alix. Pour tout.
— Instant sentimental enclenché, s’amusa-t-elle, en ébouriffant mes cheveux. Attend, j’ai pensé à apporter un petit réconfortant.
Elle se rendit à la cuisine et revint avec un énorme pot de crème glacé.
— C’était destiné à me convaincre en dernier recours ? m’enquis-je.
— J’avais aussi les yeux de chat botté en réserve. Regarde.
Elle m’offrit sa meilleure prestation. Je m’esclaffai.
— Clairement impossible de te dire non. Tu aurais dû commencer par là.
J’attrapai l’une des cuillères et la plongeai avec gourmandise dans la glace.
— A quand la virée alors ?
— Le week-end prochain.
J’en lâchai ma cuillère et d’un regard distrait enregistrai la tâche maculant mon jean.
— Tu blagues ?
— J’ai réussi à avoir ces places grâce à un ami. Ce n’était pas gagné. Désolée si ça te semble trop soudain.
J’essayai de repousser mes angoisses. Pour Alix, je pouvais le faire. Elle ne m’avait jamais fait faux bond depuis notre rencontre.
— Non, ne t’excuse pas. On va passer un super moment. Et cette glace, elle est excellente en passant.
Elle se pelotonna contre moi, opinant à cette affirmation. Je me laissai aller à la douceur de ce moment simple.
Je reviens par ici après une bien trop longue pause... Mais je suis là quand même !
Haha, visiblement, nos deux protagonistes vont bientôt se rencontrer... Hâte de voir ça. Tu l'as peut-être déjà mentionné avant, mais Zoey fait de la musique ? Ou bien c'est un élément nouveau ? Et je trouve ça très intéressant... J'espère que ces deux êtres brisés vont pouvoir se reconstruire ensemble <3
Quelques petites remarques en vrac :
- Attend --> Attends (avec un s). Il y est deux fois dans le texte, si jamais ;-)
- A quand la virée alors --> À
- la tâche maculant mon jean --> la tache, quand c'est une salissure. Sinon, tâche signifie travail.
Bien à toi
A.
Intéressant !
GoatWriter...