Le noir, abyssal, insondable. Une couleur de néant jusqu’à être zébrée avec fulgurance par le rouge vermeil du sang. Là, le cauchemar prenait place, levé de rideau sur le souvenir implacable de ce jour. Mes ongles éraflèrent ma peau alors que mes poings se refermaient sur eux-mêmes, pression intense de mes muscles, réaction primaire face à l’inacceptable. Son visage blafard, paupières closes et cheveux étalés sur le parquet de chambre. L’estomac qui joue aux montagnes russes à une vitesse délirante. Première photographie de l’horreur, impression instantanée sur ma rétine. Ces traînées, d’un vermeil assombri, traçaient sur le sol de morbides sillons.
La bouche ouverte sur un cri silencieux, je me réveillai, hagard. Je repoussai les draps trempés de sueur entortillés autour de moi. A tâtons, j’attrapai mon portable et à la lueur de l’écran, allai actionner le volet. La porte fenêtre ouverte en grand, j’inspirai l’air frais plusieurs fois, de longues goulées d’oxygène pour dissiper les bribes nauséeuses du cauchemar. Petit à petit, mon oreille accrocha les bruits nocturnes : insectes, voitures solitaires, hululements lointains. Mon poing se crispa contre mon torse, à l’endroit exact où mon palpitant peinait à reprendre un rythme régulier. Mes doigts tâtonnèrent avant de trouver l’élastique à mon poignet gauche. Un claquement, deux. Pause. Un claquement, deux. Mes poumons s’emplirent, mon cœur arrêta sa course folle. Je continuai d’utiliser le cordon noir le temps que la pièce arrête de tourner. Un coup d’œil sur le réveil. Trois heures moins le quart. Dans à peine cinq heures, un nouveau vol nous attendait. Pas besoin d’être psychologue pour faire le lien entre notre destination et cette immersion plus que réelle dans le pire jour de ma vie.
Des coups réguliers contre le bois de la porte me tirèrent du sommeil. Je grognai contre mon oreiller. Dire que j’avais enfin réussi à m’assoupir… les coups reprirent, s’y ajouta la voix de Mike.
— Trev, on décolle d’ici dans moins d’une heure. Tu me rejoins pour le p’tit déj ?
J’extériorisai un grognement plus sonore à son attention.
— Je vais prendre ça pour un oui, s’amusa mon frère.
Je rejetai ma couverture avant de me redresser. Je me motivai tant bien que mal, comptant sur le vol pour récupérer un peu. Sur le comptoir de la cuisine, une tasse de café m’attendait. Je remerciai Mike avant de laisser la caféine terminer de me réveiller.
— Nuit courte ? s’enquit celui-ci.
— On peut dire ça.
Je n’ajoutai rien, pas besoin. Mike me connaissait par cœur, mes démons n’avaient plus de secrets pour lui. Après une douche rapide, j’amenai mes affaires dans l’entrée.
*
Une heure dans les airs, suivie d’un quart d’heure dans un taxi. Retranché dans mon mutisme, je regardai sans vraiment le voir, le paysage familier de la ville de Fargo. Michael discutait avec Link, assis à l’avant. Le silence de Seth à mes côtés faisait écho au mien, mais d’une manière plus observatrice. Je sentais qu’il allait bientôt le briser. Notre chauffeur nous annonça que nous étions arrivés. Je m’extirpai du véhicule en premier, avide de m’en griller une. Mon frère et Link entrèrent de suite dans le bâtiment. Mon pote se posta non loin de moi. Je lui en proposai une tout en aspirant une taffe de la mienne. Seth accepta l’offrande et bientôt, nos deux bouches expulsaient de fines spirales évanescentes.
— Bon, qu’est-ce qui te met dans un état pareil ? Je pensais que retourner sur les routes te changeraient les idées.
Au moins avait-il attendu la fin du trajet. Je fis l’effort de lui répondre.
— Ce n’est pas le problème. Tu sais très bien pourquoi être dans le coin ne m’enchante pas.
— Depuis le temps, il y a prescription, non ? Et puis les gens sont passés à autre chose. Tu es célèbre maintenant.
Je levais les yeux au ciel. Je me demandai s’il était idiot ou s’il croyait vraiment aux conneries qui sortaient de sa bouche. Pour ce genre de chose, la prescription n’existait pas. Les gens n’oubliaient pas un suicide, ni celui qu’il considérait comme le responsable.
— C’est une petite ville. Dans les petites villes, on n’oublie jamais.
La mine de mon ami se rembrunit et la décontraction s’effaça de son attitude. J’inspirai une longue bouffée de nicotine avant de laisser sortir la fumée de ma bouche. Si seulement mes démons pouvaient se dissiper ainsi dans les airs, s’envoler pour ne plus jamais me tourmenter. Espoirs illusoires. Je frottai machinalement le tatouage sur mon auriculaire droit. L’oubli n’appartenait qu’aux morts. Je commençai à cerner ce que Morgane attendait en franchissant le pas : une rupture franche avec les contingences de notre monde. Son extrême sensibilité avait été autant un don qu’une malédiction. Je me frottai le thorax et repris une taffe. A mes côtés, Seth m’accompagna dans ma méditation silencieuse.
— Je ne savais pas qu’on atterrirait ici en organisant ce concours. Désolé, mec.
Je secouai la tête. Il n’y était pour rien.
— T’inquiète. Ça va le faire. Trois dates, ce n’est pas la mort.
J’espérai me persuader moi-même. Pour couper court à la discussion, je jetai mon mégot dans le cendrier et entrai dans le bâtiment.
Je parcourus la salle du regard, pris note de son agencement. La scène occupait un pan entier du mur, face aux tables disposées au centre. Celles-ci étaient justement sur le point d’être rangées dans la remise. L’estrade où nous installions notre matériel avait ce côté intimiste que j’affectionnais. Pour avoir joué dans des salles de concert énormes, être en comité réduit créait une symbiose particulière entre le public et nous et l’émotion circulait avec davantage de force. Je testai le micro puis allai me poser dans la pièce attenante revoir la setlist.
Dans les coulisses, chacun se mettait en condition à sa façon. Entre silence et musique, bière, tasse de café et taffes de cigarette. Une dose de nicotine ne m’aurait pas dérangé mais j’avais pris le principe de ne pas m’encrasser les bronches avant de débuter un concert. Je céderai à l’appel de la cigarette à la pause. Pour faire redescendre l’adrénaline, j’appréciais. Mon rituel pré-concert était rodé : je m’isolais dans un coin obscur de l’arrière-scène, puis, assis contre le mur, j’enclenchais ma playlist. Le son envahissait mes tympans, l’extérieur s’effaçait. Elle m’accompagnait, toujours, elle qui rêvait de me voir vivre de ma passion. En silence, je lui dédicaçais chacun de mes concerts. Quand venait le temps de monter sur scène, l’émotion me remplissait, tout comme sa présence évanescente. Je pouvais alors tout donner.
Je suis contente de revenir par ici ! ça faisait longtemps ':D
Bon chapitre, j'ai l'impression qu'il pense plus à Morgane que les dernières fois... Non ? D'ailleurs, y avait-il des sentiments très forts entre eux, comme... de l'amour ? Ou alors, n'était-ce pas réciproque ? Ou alors, mon imagination va-t-elle trop loin ? XD
D'où vient cette manie de l'élastique ? Pourquoi est-ce que ça le calme ? Le sait-on déjà, et j'ai oublié ? ':D Vas-tu nous en apprendre plus dans quelques chapitres ? Mais l'origine de ce petit truc qui le rassure pourrait être vraiment intéressante =)
Remarques diverses (dans l'ordre du texte, je crois ;-) :
- A tâtons --> À tâtons
- les bribes nauséeuses --> si c'est une figure de style, pas de soucis, laisse comme ça. Sinon, les bribes ne peuvent pas être elles-mêmes nauséeuses... Ce sont elles qui rendent Trevor nauséeux, nuance ;-)
- Dans à peine cinq heures, un nouveau vol nous attendait --> attendrait (au conditionnel présent, pour faire du "futur dans le passé")
- Des coups réguliers contre le bois de la porte me tirèrent du sommeil. --> Donc il est allé se recoucher ? J'ai trouvé l'ellipse un peu étrange... Peut-être suffit-il d'ajouter "du sommeil dans lequel je m'étais replongé..." ou quelque chose comme ça ?
- les coups reprirent --> Pour moi, majuscule à "Les", car c'est une nouvelle phrase qui commence... Mais c'est sujet à débat !
- je regardai sans vraiment le voir, le paysage familier de la ville de Fargo. --> enlève la virgule, ou déplace "sans vraiment le voir" à la fin de la phrase... Je pense que la syntaxe sera plus jolie comme ça, mais c'est un avis très personnel ;-)
- nos deux bouches expulsaient --> je crois que c'est expulsèrent, à cause du bientôt... Mais pas sûre de ce que je raconte XD
- A mes côtés --> À mes côtés
Enfin voilà, j'espère revenir plus vite que la dernière fois <3
Et bravo pour ce chapitre !
On en apprend plus sur la relation entre Trevor et Morgane au fil du texte. Le bracelet, c'est un moyen de rester connecté au présent, d'éviter de plonger dans ses mauvais souvenirs.
Votre capacité à créer une atmosphère palpable et à explorer la complexité des personnages enrichit profondément l'histoire.
C'est du bon boulot !
GoatWriter...