Une fois que la décision de Face a été rendue, le messager est reparti sain et sauf, avant de revenir quelques heures plus tard en voiture, le coffre rempli de cadeaux - came pure, alcool hors de prix et un petit mot qui spécifiait le jour, l'heure et le lieu du rendez-vous, signé de la main de Dolcett. Quand j'ai vu la date, j'ai tiqué : c'était un jour avant le départ que l'on s'était donné, avec Lola. Mais pas moyen de négocier : personne n’était censé connaître l'existence de ma copine et je comptais bien la garder secrète jusqu'au jour de mon départ.
Ce qui était bien, avec cette idée d'alliance, c'était qu'elle me libérait de toute culpabilité : associée au Nœud, la Meute ne souffrirait pas de la perte d'éléments comme moi. Pour autant, je n'étais pas totalement convaincue - malgré les preuves de bonne foi - de la sincérité des intentions de Dolcett et j'avais mis Face en garde. Il m'avait semblé prendre la menace au sérieux, ce qui ne m'empêchait pas de m'inquiéter.
Face était fatigué, nous étions tous fatigués.
C'était impossible de cacher l'état de fébrilité et de culpabilité dans lequel j'étais, mais lorsque Lola m'a interrogée, je n'ai rien pu lui dire. Les mots sont morts sur le seuil de mes lèvres, les uns après les autres. Et je me souviens de l'absolution aveugle que j'ai malgré tout trouvée dans ses bras : alors que je pleurais, elle me caressait le dos et me murmurait qu'elle m'aimerait toujours peu importe ce que je pouvais faire et ses mots m'ont confortée dans l'idée qu'elle était tout ce qui - au fond - importait.
Le temps s'est étiré, allant jusqu'à la veille du rendez-vous. La Meute avait organisé une fête, et j'avais pris la décision de m'y rendre même si le cœur manquait. J'ai passé mes dernières heures avant d’y arriver avec Lola, à profiter de sa présence et de l'apaisement bref qu'elle m'apportait. Puis l'on s'est séparées, sur un baiser sous la pluie, aussi délicieux que cliché. Quand je me suis détachée d'elle, un vieil homme qui passait à côté nous a traitées de dégénérées, et on a eu le bon cœur d'en rire (même si, après, je l'ai suivi et lui ai donné un coup de poing karmique). Je me souviens avec une netteté photographique de ces derniers instants, du visage de Lola qui rayonnait sous la pluie. Et du sourire dans ma voix quand je lui ai dit :
- A demain... pour le départ.
- Tu peux pas savoir comme j'ai hâte.
Quand j'ai rejoint le QG, la fête battait déjà son plein. Je me suis glissée parmi les silhouettes, ai récupéré un verre d'alcool et ai rejoint un groupe de filles et Gold, en grande discussion. Hope m'a accueillie avec un sourire amer.
- Tout va bien ?
Elle a haussé une épaule.
- Certaines flippent pour demain et je les comprends bien.
J'ai hoché la tête : si je les comprenais et que - depuis que j'avais blessé le gosse - un très mauvais sentiment n'avait cessé de me tordre l'estomac, j'avais fait très attention à ne pas laisser ma paranoïa prendre le dessus.
Par dessus la musique, j'ai lancé :
- On viendra armés : s'ils veulent un massacre, on a tout à fait de quoi riposter. Mais ils n'oseront pas, on est aussi nombreux qu'eux et jamais ils ne le feront à ciel ouvert.
Hope a fait la moue : elle entendait sans doute ces arguments pour la millième fois. Si les autres filles ont semblé rassurées par mon argumentaire, elle l'a contredit après une gorgée :
- Qu'est-ce qui te dit qu'ils lanceront pas une fusillade en extérieur, hein, Rain ?
- Trop bruyant, ils ne voudront pas rameuter les flics.
Un rire sec, agressif, est venu de ma droite. Tournant la tête, j'ai avisé Gold, qui abordait une expression amère. D'un ton catégorique, il m'a lancé :
- Les flics se mêleront pas d’une histoire de gang.
J’ai voulu répliquer, sans rien trouver à dire. Il avait raison, mon expérience me l’avait montré.
- Croire qu'ils nous protégeront ou protégeront les civils impliqués parce que c'est leur devoir, c'est illusoire. On est rien pour eux, juste une bande de criminels qui traînent dans leurs pattes et les arrangeront si on s'entre-tue.
Comme personne ne répondait, il a poursuivi :
- Vous savez très bien qu’ils sont comme ça.
Nouveau silence, regards songeurs. J'ai repensé aux fois où les vigiles des supermarchés avaient demandé de fouiller mon sac ou à ceux qui avaient arrêté Hakeem en plein jour pour des raisons que l'on avait su nommer que bien plus tard.
J'ai levé les deux mains, déposant mon verre sur la table basse.
- C’est vrai.
Gold m'a adressé un sourire fataliste.
- Les flics de cette ville sont pourris, et je doute que ce soit mieux ailleurs. Si Dolcett leur graissait la patte, ils nous tireraient dessus sans poser de questions.
J'ai hoché la tête. Avec crainte, Mina a levé les yeux.
- Tu penses pas qu'il le ferait ?
Un temps, peut-être un peu trop long. Puis Gold a secoué la tête.
- J'ai décidé de croire que non, vous devriez aussi.
Il y a eu un silence entre nous, recouvert de musique. Puis Hope s'est levée, lançant avec un enthousiasme forcé :
- Qui veut des shots ?
J'ai levé la main, mollement : il fallait que je sois fraîche, pour demain, mais l'alcool aidait à faire taire ma culpabilité. Alors qu'elle disparaissait, Jezebel a lancé :
- Pour vous, c'est facile, de faire confiance. Vous savez vous battre avec ou sans flingues. On a pas les mêmes chances de survie, et vous le savez pertinemment.
Comme souvent, elle avait raison. Gold a croisé mon regard, sans rien dire du tout. Devant notre silence, elle a soupiré et levé les yeux au ciel.
- Si je finis en chair à pâté à cause de vos histoires, je vous hanterais en enfer.
J’ai voulu rire, mais rien n’est sorti.
***
Lorsque la fête s'est gentiment éteinte, que la musique ne passait plus que doucement et que ceux qui étaient encore debout se préparaient à aller dormir, Gold est venu vers moi. J'étais à la cuisine, à nettoyer et vider, alternativement et machinalement, les verres d'alcool. Sans un mot, il m'a aidé, pendant que les dernières notes de la dernière chanson résonnaient.
- Drôle de soirée, hein ?
Peu sobre, j'ai haussé les épaules.
- Ouais.
Il y a eu un temps - une minute, peut-être deux - de silence. Certains étaient rentrés chez eux, d'autres étaient juste allés dormir dans les chambres, mais le résultat restait le même : le salon se vidait à vitesse grand V. Deux-trois membres - dont Hope et Hakeem, posés sur le même canapé - étaient restés au salon et somnolaient à moitié. Je ne voyais pas Face, j'imaginais qu'il avait dû s'isoler.
Gold a repris :
- C'est quand même étrange. On se connaît depuis des années, je t'ai formée, je t'ai vue grandir... et je ne sais rien de toi, comme tu ne sais rien de moi.
Un rictus narquois est né au coin de mes lèvres. J'ai murmuré :
- Y'a pas besoin de se connaître pour être une famille, à ce qu'il paraît.
Il a ri doucement, laissé passer un temps - tout était plus lent, avec la fin de la soirée. Puis, avec une précaution étrange, il a repris :
- Si demain, on disparaît, ça me ferait chier que seul Face sache qui je suis vraiment.
Il s'est figé, a arrêté d'essuyer le verre qu'il tenait. Sentant la solennité qu'il tentait d'instaurer, je me suis tournée vers lui.
- Je m'appelle Andre Wilson, j'ai 20 ans, trois adelphes encore vivants, et mon grand frère a été tué par un flic.
L'annonce m'est tombée dessus avec une violence à laquelle - fatiguée comme j'étais - je ne m'attendais pas. Un brin assommée, je l'ai laissé continuer. Sans me fixer, il a balancé :
- Il faisait rien de mal, il dealait pas, ni rien. On a jamais eu beaucoup d'argent, mais il bossait honnêtement. Un jour, il est rentré tard et il s'est fait arrêter. Ils ont prétendu qu'il avait un flingue dans les mains, mais il avait horreur des armes.
Ma gorge s'est serrée, alors que les éléments s'emboîtaient dans mon crâne pour former un tableau horrifiant. Je n'ai rien dit, il a continué :
- Je suis rentré dans la Meute peu après, parce que mes parents avaient du mal à joindre les deux bouts. Mais ce que je te dis là, je ne l'ai dit à personne d'autre qu'à Face.
Me forçant à sortir de mon étonnement, j'ai murmuré :
- ... pourquoi ?
Il a souri, haussé les épaules.
- Parce que t'es là, parce que c'est le moment. Et que demain, les choses vont changer, dans un sens ou dans l'autre.
J'ai hoché la tête. Lentement, il a repris le verre qu'il tenait et a recommencé à l'essuyer. J'ai recommencé à m'occuper également, passant les verres sous une eau trop froide. Et dans le semi-silence qui s'était installé entre nous, je me suis entendue murmurer :
- ... je suis désolée.
Son sourire s'est fait plus tendre et, peut-être, paradoxalement, plus amer.
- Moi, je suis désolé de ce qu'on t'a fait.
Je n'ai rien dit, peu sûre d'où il venait en venir, ni ce qu'il savait. C'était étrange de le dire, mais, ce soir-là, ça n'avait plus d'importance. D'un ton grave, Gold - ou Andre, peu importait - a repris :
- Steel n’aurait jamais dû t'entraîner là-dedans.
A mon tour de hausser les épaules, comme en écho, avant de répondre :
- Il voulait pas être seul, je pense. Je peux pas lui en vouloir.
Un temps. La musique s'est tue, laissant la place aux respirations de ceux qui s'étaient assoupis là et au bruit de l'eau qui coulait. Un frisson étrange a parcouru mon dos quand j'ai dit à mon tour :
- ... moi, c'est Raïra. Raïra Sayed, en entier. Et j'ai une petite amie que j'aime plus que tout au monde.
J'ai senti que Gold se tournait vers moi, mais je suis resté concentrée sur ma vaisselle, pendant que les mots s'échappaient de moi comme des larmes.
- Ça m'est égal, ce que j'ai vécu ici. Tous les coups de couteau que je me suis pris, toutes les fois où on m'a humiliée. Tant qu'elle est avec moi, je peux tout endurer, et c'est ce qui ai fait que je suis restée...
Je me suis arrêtée brutalement, consciente que si je continuais d'en parler, j'allais mentionner notre fuite et le fait que j'allais trahir la Meute. Alors j'ai gardé le silence et le rouge aux joues alors que je lui passais le dernier verre.
Gold a posé une main sur mon épaule avant de se pencher légèrement.
- Merci de m'avoir écouté et parlé, Raïra.
J'ai souri. C'était étrange, d'entendre mon vrai nom prononcé par quelqu'un d'autre que Hakeem ou Lola.
- ... y'a pas de quoi, Andre.
Le sourire qu'il m'a adressé était différent de tous les autres que je lui avais vu, probablement parce qu'il était sincère. Gold s'est détaché de moi et m'a fait un signe de main avant de s'éclipser, me laissant seule dans le salon-dortoir où plusieurs silhouettes s'étaient étalées.
J'ai continué de ranger et éteint les dernières lumières, avant de vérifier que le QG était bien fermé. Puis j'ai ramassé une veste à l'entrée et me suis frayée un chemin jusqu'à un pouf libre, m'y laissant tomber.
Dans le noir, une main s'est grippée à la mienne. J'ai reconnu celle de Mina et l'ai serrée fort, jusqu'à ce que l'aube nous surprenne.
Et puis il y a eu du mouvement, les premiers réveillés.
C'était le jour, on y était.