9. Prisonnière

Par Aylyn

                Une odeur désagréable chatouilla mes narines, mélange de produits chimiques et de relents de moisissures. Je fronçai le nez et ouvris les paupières. Je cillai sous la lumière violente qui agressait mes pupilles. Après plusieurs essais, je réussis à faire le point. Ma tête semblait sur le point d’éclater. Levant la main pour l’appuyer sur mes tempes douloureuses, je découvris que celles-ci étaient entravées, m’empêchant tout mouvement. J’étais allongée sur une planche d’acier, version clinique douteuse, et solidement attachée à celle-ci à l’aide de grossières ceintures en cuir doublées de métal qui me sciaient la peau.

                Des aiguilles. Mon souffle se bloqua.

Plantées dans mes bras, reliées à des perfusions. Chaque détail me percutait avec force alors même que la peur enserrait ma gorge dans un étau. Bleu. Le contenu de la poche suspendue à un crochet était d’un bleu opaque et s’écoulait en moi. Je me crispai puis m’agitai pour tenter de libérer mes mains. Je devais les enlever.

Les liens métalliques cliquetèrent contre la table, autant d’éclats sonores me martelant les tympans. Je cherchai mon souffle alors qu’un filtre rouge obscurcissait soudain mon champ de vision. Elle m’avait finalement rattrapée, mise en branle par tous ces stimuli particuliers : sentiment de danger, oppression, aiguilles… La tête me tournait. Je me trouvais à leur merci pour Dieu sait quelle raison tordue. Des frissons me parcoururent l’échine avant de s’étendre à tout mon corps. Des tremblements me secouèrent alors que je luttais toujours pour aspirer un souffle d’air. La machine à laquelle j’étais reliée émit des bips aigus.

 

                Nauséeuse, je n’avais plus de repères, mon esprit dérivait. Cette crise de panique dépassait toutes celles subies depuis la tentative d’agression de mes seize ans. Je lâchai prise alors que des martèlements de pieds résonnaient dans la pièce, vite rejoints par des éclats de voix.

— … resserre un peu au cas où.

— Elle nous fait quoi ?

— … crise…

                Leurs paroles me parvenaient par intermittence, fragments de phrases dont le sens s’évaporait avant d’atteindre mon cerveau. Mes yeux roulaient de droite à gauche, cherchant une aide providentielle. Les chaînes s’enfoncèrent dans mes poignets, bridant davantage mes mouvements. Je ne cessai de me débattre pourtant, réaction primitive et animale de survie. Une vive douleur irradia dans mon cou. Je me figeai net. Nouvelle injection. La dose m’assomma quasi aussitôt, m’envoyant au tapis.

 

*

 

Les larmes avaient cessé de couler, mon corps reposait, perclus de fatigue. Éveillée, j’avais une douloureuse conscience de chaque muscle courbaturé, de ma peau à vif au niveau de mes poignets et chevilles, sans compter les bleus sur mes bras auxquels s’accrochaient encore une intraveineuse. En continu, elle envoyait ce produit bleuâtre.

Comme dotée d’un sixième sens, je le sentis approcher de la salle bien avant d’entendre le bruit feutré de ses pas sur le vieux linoléum. Serrant les dents, je me préparai autant que possible à son arrivée. Je ne pus empêcher mon pouls de s’affoler. L’odeur de tabac bon marché le précéda. Incapable de croiser son regard, je le gardai résolument fixé sur le sol. Il tira une dernière bouffée sur sa cigarette avant de jeter avec négligence le mégot par terre. Mes yeux accrochèrent le bout rougeoyant et l’arabesque de fumée qui s’en échappait. Je m’accrochai aux détails de mon environnement, une technique me permettant de ne pas faire une énième crise de panique. J’ignorais son nom, comme celui des autres. Ils prenaient garde à ne jamais utiliser leur identité, se donnant du chef ou des surnoms anonymes. Pour ma part, je le désignais mentalement par « le Décoloré ». Dès qu’il apparaissait, la répulsion et la peur me tordaient les entrailles. Sous ses mèches d’un jaune délavé aux racines brunâtres brillait un regard malsain. Tel un prédateur, il me jaugeait avec une froide satisfaction. Il tapota l’écran non loin de la table et se tint un instant immobile.

 À chaque visite le même cérémonial : il me scrutait, puis s’occupait des résultats affichés avant d’appeler son acolyte. J’ignorais combien de personnes se trouvaient dans les parages. Seules trois personnes défilaient dans la pièce où je me trouvais, toutes dangereuses.

                Je me gardais bien de leur poser des questions, trop effrayée pour ouvrir la bouche. De toute façon, mon instinct me soufflait que je n’apprécierais pas les réponses s’ils daignaient m’en donner.

Je me répétais mentalement de ne pas bouger, d’attendre qu’il en ait fini pour ensuite être seule, bref répit entre leurs visites. Être seule pour réfléchir à comment me sortir de là. Dans ces moments-là, j’étais à deux doigts de les appeler pour enfin être fixée, savoir à quoi m’attendre au lieu d’être rongée par cette incertitude. Ce produit… Étais-je un cobaye pour tester un nouveau produit pharmaceutique ? Dans ce cas, il suffisait de faire un appel à des volontaires. Pour quelques dollars, des gens étaient prêts à tout. Une nouvelle drogue peut-être ? Plus j’y songeais et plus cela m’apparaissait comme l’explication la plus plausible. D’où l’enlèvement, d’où l’étude de mes constantes, la surveillance accrue…

                Ses doigts me saisirent soudain le menton, me forçant à lui faire face. Je réprimai une plainte de douleur sous la brutalité de son geste. Je retins ma respiration alors que l’odeur de nicotine imprégnée sur sa peau affluait à mes narines. Il m’étudiait tel un rat de laboratoire. Aucune lueur d’intérêt pour ma personne ne brillait dans ses prunelles d’un gris pâle, ce qui ne me rassurait qu’à moitié.

­                — J’hésite encore, dit-il comme se parlant à lui-même. Joues-tu la comédie ou ignores-tu totalement ce que tu es ? Si c’est le cas, cela enlève un peu du charme à ce que nous t’infligeons. Mais… tu n’en es que plus malléable.

J’essayai de ne pas prêter attention à son délire tout en cherchant où il voulait en venir. Il me libéra la mâchoire. Je respirai de nouveau. Sa main plongea dans la poche de son pantalon, y saisissant quelque chose. Je déglutis alors que la peur inondait de nouveau mes veines. Il porta l’objet à hauteur de mon visage, déployant une fine chaîne au bout de laquelle pendait un pendentif en forme de larme. 

— Du pur argent. Voyons comment tu réagis.

Il plaqua avec force le pendentif contre mon cou. Je sentis une morsure semblable à celle d’une aiguille. La douleur était minime, mais désagréable. Il retira l’objet, une moue perplexe plissant sa bouche alors qu’il essuyait la goutte de sang perlant sur ma peau.

— Tu es encore immaculée. La souillure de ta race ne t’atteindra peut-être pas si l’essai réussit.

Sur ces paroles, il tourna les talons, me laissant seule, ficelée sur la table. Nauséeuse, je tentai de calmer les battements désordonnés de mon cœur. J’étais tombée aux mains de fous, il n’y avait plus de doute.

 

 

À présent, j’avais droit à ma cellule. La petite pièce ne dépareillait pas avec le reste du bâtiment à l’abandon. On restait dans le délabré et l’insalubrité la plus poussée. J’osais à peine m’étendre par terre, rebutée par les traces non identifiables maculant le sol. Un vieux matelas occupait l’un des côtés. Il avait certainement servi de couche de fortune à des délinquants ou sans-abris. Mes gardiens avaient daigné me donner une serviette. Même étendue dessus, je ne pouvais m’empêcher de frissonner en songeant à ce qui pouvait pulluler sous moi. À moitié droguée et sous pression, je cédais pourtant au sommeil. Jour, nuit, heure, minute, j’étais déconnectée de ces notions. Il n’y avait plus que ces deux endroits : l’ancienne salle d’opération et cette cellule.

Dès qu’ils me cloîtraient à l’intérieur, c’est-à-dire dès qu’ils en avaient fini de leurs tests, je relâchais légèrement la tension qui m’envahissait. Mon psy aurait été fier de moi, du sang-froid dont je faisais à présent preuve. Je n’avais pas prononcé un mot depuis ma capture. Versée des larmes, oui, à en épuiser mes réserves, mais pas une parole. Sans pouvoir l’expliquer, je me sentais différente. C’était une sensation, l’impression que mon corps se libérait d’une longue période de sommeil. N’ayant rien d’autre à faire, je me concentrais, à l’écoute de ce subtil murmure parcourant mes veines. Bizarrement, ce phénomène ne m’effrayait pas. Je ne l’attribuais pas à ce qu’ils m’avaient injecté, car je reconnaissais des signes déjà ressentis bien avant.

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Cléooo
Posté le 30/07/2024
Hello !
Ce chapitre nous en apprend un peu plus, même si les indices laissés sont trop subtils pour qu'Aylyn les comprenne. Je comprends qu'on a à faire à des sortes de chasseurs de loup-garous (?), et qu'ils veulent supprimer ce gène chez la demoiselle, ou en tout cas qu'ils l'étudient pour une raison ou une autre.
Maintenant, la question que je me pose... Le décoloré a l'air surpris de voir qu'elle n'est pas au courant de ce qu'elle est, et la désigne comme une "immaculée". Alors je n'ai aucune idée de ce que peut signifier ce dernier terme, par contre vu comme il découvre pas mal de chose en l'ayant face à elle, je me demande pourquoi il l'a spécifiquement poursuivie. Je suppose que ça viendra plus tard ! Sûrement un rapport avec ses parents aussi.

Une petite remarque :
- "L’odeur de tabac bon marché" -> je ne suis pas sûre qu'il soit utile de préciser "bon marché". En soi l'odeur du tabac est très subtile et pour quelqu'un qui ne fume pas (j'ai l'impression que c'est le cas d'Aylyn) il me semble difficile qu'elle soit capable à son seul nez de savoir s'il est bon marché ou non.

À bientôt pour la suite ! :)
Aylyn
Posté le 08/08/2024
Coucou, je viens de lire ton commentaire 😊. Alors oui, beaucoup de choses s'expliquent par la suite 😊. On apprend les choses en même temps qu'Aylyn 😋
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