Seul dans son bureau, Denis observait la circulation à travers la fenêtre, songeur. À vrai dire, il ne faisait guère attention au balai furieux des véhicules qui passaient devant son immeuble situé à l’angle de boulevard de Lyon et de la rue d’Andlau. Ici, on klaxonnait de manière régulière.
Il ne savait que penser de sa dernière lecture. Éric, il ne parvenait pas à l’appeler Emrys, persuadé qu’il s’agissait d’un pseudonyme issu de son cerveau malade, avait posé sur le papier d’innombrables lignes d’une histoire à dormir debout. Comment diable en était-il arrivé au point reconstruire sa vie d’une manière aussi extravagante ?
Denis avait entrepris de décortiquer chaque passage pour l’analyser et en ressortir des éléments utiles. Il y avait tant de détails, tant de références qui se mélangeaient qu’il ne savait plus discerner ce qui était exploitable de ce qui ne l’était pas. Il s’attela à se concentrer sur certains aspects pour construire le sujet de ses prochaines séances avec ce patient si particulier. En dix ans de thérapie, il détenait enfin des clefs, quand bien même il y en avait trop sur le trousseau.
Malik, ou Maeleg dans les écrits d’Éric, était sans conteste le point central de ses troubles. Imaginer que ces deux-là étaient cousins lui parut toutefois de l’ordre de l’impossible. Denis répertoria les premières composantes de cette relation si importante pour son patient. Le rôle du père qui, manifestement, eut une double vie d’après ce qu’Éric révéla dans ses mémoires. Ce cousin du prénom de Malik aux racines arabo-musulmane, n’était-il pas en réalité un demi-frère ? Quel drame se joua entre ces deux familles ? Pour quelles raisons Éric refusait-il les souvenirs de ses parents ?
Cette scène de bataille antique entre Gaulois et Romains prit, dans l’esprit du psychologue, toutes les allures de la mort d’une innocence propre à l’enfance. Malik mourut dans des circonstances tragiques, cela ne faisait aucun doute. Éric dut en être témoin, choqué à tel point par la violence de l’événement qu’il l’illustra par des éléments symboliques complexes qui s’imbriquèrent les uns aux autres pour édifier une réalité fantastique, rassurante. L’incapacité à mourir, décrite dans ses notes, représentaient certainement des tentatives de suicide avortées ou manquées ; malheureusement, il était indubitable qu’elles furent nombreuses.
Denis s’interrogea au sujet d’un possible sentiment de culpabilité qu’Éric éprouvait à l’égard du décès de Malik, ce Maeleg qu’il aimait malgré un agacement indiscutable. Oui ! Tous deux auraient dû mourir, mais seul Éric en réchappa. Oh, mon Dieu ! Le psychologue émit l’hypothèse d’une séquestration, peut-être par un groupe de personnes. Des abus. Les Romains envahisseurs contre les Gaulois résistant jusqu’à épuisement de leurs forces.
Plus il échafaudait sa théorie, plus il l’affinait et plus il entrevoyait une forme d’horreur indicible. Il y en avait tant en ce monde. Cette violence qui jaillissait d’Éric ne pouvait trouver son origine que dans des circonstances sombres et terribles.
Cependant, il subsistait des éléments incompréhensibles. Qui représentait le lapin ? Un sauveur ? Un mentor ? En tous les cas, une personne –certainement un homme– suffisamment fort pour qu’il le prétende capable de dialoguer d’égal à égal avec la Mort. Quelqu’un qui lui révéla –c’était la métaphore du cœur de Lucifer– sa pureté quand il se voyait en l’état d’une charogne si dénuée de beauté qu’on en apercevait le squelette. Quelqu’un qui, indirectement, le ramena à la vie, peut-être une femme en fin de compte. Une dénommée Brigitte, en laquelle Éric perçut autant une mère que son premier un fantasme sexuel qu’il entoura d’une multitude de papillons.
Mais, bordel, il y avait ce foutu hamster. Ça, il n’en trouvait aucune explication. Denis ne cessait de se répéter qu’en dix ans, il n’avait jamais vu Éric sans un hamster blanc et caramel avec un regard inexplicable. Un ami vétérinaire qu’il interrogea lui dit qu’un tel animal ne pouvait vivre aussi âgé et qu’il était impossible de reproduire un strabisme de ce type sur une lignée. Éric maltraitait-il ses bestioles ? Si oui, dans quelles limites, pour quelle raison ?
Le psychologue détourna son regard de la fenêtre et jeta un œil sur la guitare que son patient lui avait faite livrer la semaine précédente, accompagnée d’un mot assez touchant.
Manu,
Tu m’as dit que tu voulais apprendre la guitare. Alors je t’offre celle-là. Prends en soin, c’est celle qu’avait Johnny Cash quand il a joué à la prison de Folsom en soixante-huit. Je lui ai gagnée au poker en soixante-dix, lol.
Emrys.
Ismail, le pote musicien de Denis, avait confirmé qu’elle était identique à celle que l’on voyait sur les photographies de l’époque, une Martin acoustique. Qu’elle fût authentique ou une simple réplique, comment Éric se l’était-il procurée ? Denis pensa d’ailleurs à ses moyens financiers colossaux. Ce type vivait dans un immeuble de la Neustadt, il semblait même le posséder. En tous les cas, il en avait l’usufruit et c’était là un mystère supplémentaire. Il le percerait.
Coûte que coûte, le psychologue aiderait cet homme à trouver une vie la plus stable, la plus sereine possible. Maelys, son épouse, avait beau lui dire de laisser tomber et de s’éloigner de lui, il ne pouvait se résoudre à abandonner Éric à son triste état.
Denis débarrassa son bureau de ce qui l’encombrait et s’attela à reprendre ses notes et à les compléter par tout ce qu’il venait de penser.