— Contente-toi de…
Le carillon qui avait sonné pendant que la gardienne s’en prenait à Mìr retentit à nouveau. Tout le monde se raidit.
— C’est les gars du quartier de communication, dit Kylian. Si on leur a signalé des cris et qu’ils ont pas de nouvelles de cet étage, ils risquent d’envoyer plus d'emmerdeurs.
Lisandra se précipita vers la source du son, dans le couloir nord, et les autres suivirent le mouvement. Sur le panneau de communication, la plus petite des clochettes tintait. Lisandra n’hésita qu’une seconde avant de décrocher le cornet acoustique.
— Cinquième étage, j’écoute ? dit-elle en adoptant un ton et un accent qui rappelaient ceux de la gardienne.
Une voix d’homme remonta dans le tuyau :
— Eh ben alors ? Y se passe quoi là-haut, tu t’es endormie ?
— Pardon, fit Lisandra, c’était simplement… 513 qui faisait encore des siennes, acheva-t-elle.
Kylian salua l’excuse d’un hochement de tête appréciateur, mais Lisandra ne desserra pas les dents.
— Besoin d’un coup de main pour le remettre à sa place ?
— Nan, c’est bon, il a compris la leçon.
— Un vrai emmerdeur, celui-là…
Le concerné sourit, visiblement ravi de l’insulte.
— Bon courage.
Le silence retomba. Lisandra raccrocha le cornet et reprit son souffle en même temps que les autres.
— Bien joué, fit Kylian. On croirait que t’as fait ça toute ta vie.
Sans attendre de directives, il s’en retourna d’où ils venaient et ramassa le balai de Mìr qu’il examina d’un œil critique.
— Les gardiens risquent pas de s’inquiéter en voyant que le gars qui est monté revient pas ? interrogea Saru tandis que le jeune homme brisait le manche du balai d’un coup de pied.
Brandissant le bâton débarrassé de sa serpillière, Kylian en lorgna l’extrémité déchiquetée avec satisfaction et fit basculer son arme de fortune sur son épaule.
— D’ici trente minutes, peut-être qu’ils commenceront à se poser des questions. Faire des rondes dans un couloir ou le pied de grue devant une porte, c’est plutôt barbant comme boulot. Ces guignols ratent pas une occasion de s’attarder où ils devraient pas pour bavarder. Ce sont pas des soldats, ils ont pas beaucoup de rigueur ni de discipline.
— Ne traînons pas pour autant, dit Lisandra. Récupérez vos affaires, ajouta-t-elle pour Mìr, ou ce qu’il en reste…
Mìr s’empressa d’aller chercher son seau, puis tout le groupe retourna à l’entrée de la tourelle sud-est où s’enroulait l’escalier. Yasuo ouvrit la grille et livra passage à Mìr.
— Ne vous précipitez pas, recommanda Lisandra, soyez le plus naturel possible et ne dites rien de ce qui se trame à votre fille, on risquerait de vous entendre. Nous lancerons la diversion dans cinq minutes.
Mìr acquiesça, les remercia une dernière fois et disparut dans l’escalier. Yasuo reverrouilla la grille derrière lui et Lisandra ferma les yeux, sans doute pour suivre le parcours de Mìr et vérifier la position des gardiens.
— Très bonne idée, le coup de la diversion, commenta Kylian. Et vous comptez faire ça d’ici… ?
— Précisément, dit Lisandra en rouvrant les yeux. Et nous avons une cible de choix, venez.
Ils remontèrent le couloir où les cellules de Yasuo et Lisandra étaient restées grandes ouvertes. Cette dernière désigna la numéro 506, côté fenêtres et fonça sur la meurtrière sitôt la serrure déverrouillée.
— Parfait. Hayalee, tu vas mettre le feu au bâtiment qui abrite les écuries et le chenil.
— Tu veux que je tue des animaux ? s’étrangla Hayalee.
Lisandra étouffa à grand-peine un soupir.
— Honnêtement ? J’aimerais autant que les gardiens n’aient ni chiens ni chevaux pour nous pourchasser… mais si quelqu’un doit nous prendre en chasse, je doute que ce soit eux, de toute façon, alors inutile de te donner cette peine. Contente-toi de viser le toit, d’accord ? Les gardiens s’occuperont de sauver les bêtes.
Hayalee prit sur elle d’argumenter et remplaça Lisandra à la fenêtre, sous l’œil curieux de Kylian. Se couchant dans le renfoncement de la meurtrière, elle colla son visage près de l’ouverture en fente pour observer la cour en contrebas. Une paire de gardiens passa dans son champ de vision, patrouillant avec nonchalance dans le périmètre. Un élégant pavillon s'élevait sur la droite – la demeure du directeur ? Plus loin sur la gauche, elle repéra un autre bâtiment, moitié pierre, moitié bois, accompagné d’un enclos.
— Les écuries et le chenil, confirma Lisandra.
Elle n’observait pas par-dessus l’épaule d’Hayalee ; ses pupilles avaient disparu.
— Ce n’est pas moi qu’il faut regarder, lui signala Lisandra.
— Tu veux bien sortir de mes yeux ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire, que je regarde par tes yeux ? Ce n’est pas comme si tu le sentais.
— Je le sais, dit Hayalee, et ça me dérange. T’as pas besoin de me surveiller, je sais ce que j’ai à faire.
— Alors fais-le, dit Lisandra sur le même ton.
Ses pupilles se dilatèrent jusqu’à retrouver une taille normale. Kylian, dont les sourcils étaient passés du froncement au haussement, ouvrit la bouche en la pointant du doigt.
— Pose pas de questions, le devança Saru, ça vaut mieux.
Kylian referma la bouche et Hayalee reporta son attention sur le bâtiment. Elle n’avait jamais utilisé ses pouvoirs sur une telle distance. En était-elle seulement capable ? Son regard se posa sur le toit : des tuiles, mais il devait bien y avoir du bois là-dessous. Elle inspira, expira et réveilla le Feu. La peur qui lui contractait le ventre depuis qu’elle avait marché à la rencontre des gardiens se relâcha, comme consumée par le brasier qui s’était allumé dans ses entrailles. Les doutes, eux, s’effritèrent, écrasés par une détermination nouvelle. Les yeux rivés à sa cible, Hayalee banda sa volonté et s’efforça d’y concentrer toute la chaleur qui s’offrait à elle.
Les secondes s’écoulèrent, affreusement longues. Hayalee griffa la pierre sous ses paumes. Elle prit une inspiration saccadée, s’interdisant de ciller. Le toit commença à fumer. L’excitation la gagna et elle se força à maintenir ses efforts jusqu’à ce que la charpente s’embrase enfin.
— Il faudrait quelque chose d’assez conséquent pour les occuper un moment, fit la voix lointaine de Lisandra.
Hayalee poussa le feu à se répandre. Elle ne pouvait pas voir les poutres sous les tuiles en ardoise, mais elle les sentait. Elle sentait le Feu qui les dévorait. Elle tira les flammes, traçant une ligne sur toute la longueur du bâtiment. Un concert d’aboiements monta du chenil. Quelqu’un s’exclama « Au feu ! Les écuries brûlent ! » et Hayalee perdit sa concentration.
Les gardiens accoururent de tous les côtés. Un instant plus tard, les cloches sonnèrent de concert dans le donjon. L’angoisse revint combler le vide que le Feu avait laissé en se rendormant. Dans la cellule, Hayalee, Saru, Yasuo et Kylian attendaient, immobiles, aux aguets, tandis que Lisandra observait ce qui se passait dans le reste de la prison.
Les cloches se turent et une voix s’éleva à nouveau du corridor nord. Lisandra revint à elle et, sans échanger un mot, ils coururent tous – ou presque : Yasuo se contenta de suivre en marchant – jusqu’au panneau de communication pour écouter ce qui se disait.
— Je répète, incendie déclaré aux écuries ! criait le cornet acoustique. Ordre de rapatrier tous les prisonniers dans leur cellule et de boucler les étages. À tout le personnel de réserve, rendez-vous immédiatement dans le périmètre ! Je répète, incendie déclaré aux écuries…
— Va falloir confirmer que tous les prisonniers de l’étage sont bien dans leur cellule, souffla Kylian. Même si je suis le seul résident, c’est la procédure.
— Il y a un code particulier ? demanda Lisandra.
— Sonne la cloche du quartier de communication, annonce l’étage cinq, dit que le compte est bon et que l’étage est sécurisé.
Saisissant la chaînette qui pendait sous une plaque de cuivre marquée « quartier Com. », elle tira trois coups et approcha le cornet de sa bouche.
— Ici l’étage cinq, le compte est bon, tout est sécurisé.
— Bien reçu étage cinq.
Une autre voix annonça alors :
— Étage quatre, on est bon. Rovald est parti donner un coup de main dehors.
— Bien reçu étage quatre.
Les étages suivants mirent plus de temps à se déclarer. Les iris de Lisandra s’étaient une fois de plus refermés, mais elle ne se donna pas la peine de rapporter ce qu’elle voyait. N’y tenant plus, Hayalee, Saru et Kylian retournèrent dans la cellule 506 pour voir d’eux-mêmes ce qui se passait à l’est.
Plus de gardiens avaient afflué dans le périmètre. Certains commençaient à s’organiser en chaînes humaines pour convoyer l’eau des réservoirs construits sur les flancs du donjon au bâtiment en flammes. D’autres s’échinaient à libérer les animaux. Un cheval déboula des écuries en agitant ses grandes ailes, manquant de décoller en traînant derrière lui le gardien qui le retenait. Les chiens continuaient d’aboyer. Hayalee pria pour que personne ne soit piégé à l’intérieur…
— C’est bon ! lança Lisandra, surgissant à l’entrée de la cellule cinq minutes plus tard. La voie est libre !
Ils se regroupèrent devant l’escalier.
— Il n’y a plus qu’un seul gardien par étage, dit Lisandra, et celui du quatrième est en train d’observer ce qui se passe depuis la fenêtre d’une cellule inoccupée… On ne pouvait pas rêver mieux.
Balayant le groupe du regard, elle prit des inflexions de chef de guerre.
— Il est dans la dernière cellule du couloir est. Par précaution, je suggère que nous le prenions en tenaille – il ne faut surtout pas qu’il atteigne le panneau de communication et donne l’alerte.
— Cinq contre un, ça devrait être du gâteau, dit Kylian, l’air pressé d’enfoncer le manche de son balai quelque part.
— Prêts ? demanda Lisandra. Alors, allons-y.
Yasuo rouvrit la grille et ils descendirent dans l’escalier en colimaçon, Lisandra en tête. Hayalee avait le cœur qui battait dans la gorge et les jambes en coton. Arrivé sur le palier du quatrième étage, le groupe s’arrêta, plaqué les uns derrière les autres contre le mur. De là où elle était, Hayalee ne voyait pas son visage, mais elle devina que Lisandra vérifiait la position du gardien. Celle-ci finit par tourner la tête et fit signe à Yasuo. Le jeune homme dépassa Hayalee, Saru et Kylian pour venir se glisser devant la grille. Il la déverrouilla à l’aide de sa clef passe-partout, puis fit pivoter le battant, juste assez pour leur permettre de se faufiler dans le couloir.
Ici, les cellules n’étaient pas fermées par des barreaux, mais par une porte en acier dans laquelle se découpait une première trappe à hauteur des yeux et une seconde, plus large, à mi-hauteur. Hayalee en éprouva une pointe de déception mêlée d’angoisse : si ses grands-parents et sa sœur étaient dans l’une de ces cellules, elle passerait devant sans le savoir…
Lisandra fit signe à Saru, Hayalee et Kylian de faire le tour par l’ouest pendant qu’elle et Yasuo remontaient le couloir est sur la pointe des pieds. Hayalee eut toutes les peines du monde à se presser dans le sillage de Saru et Kylian tout en veillant à ce que ses bottes ne claquent pas contre les dalles. Un grognement étouffé leur parvint alors qu’ils arrivaient à l’angle du corridor nord et ils abandonnèrent toute discrétion pour se précipiter vers la cellule 408. Ils y trouvèrent Yasuo aux prises avec un homme rondouillard.
Tombé à genoux, sa matraque au sol, le gardien tentait vainement de se libérer de son étreinte. Le jeune homme avait passé un bras autour de sa gorge, l’autre derrière sa tête, et l’étranglait sans sourciller.
— Tu comptes le tuer ? souffla Hayalee, d’une voix où perçait l’inquiétude.
— Ne t’affole pas, dit Lisandra, il suffit qu’il relâche juste après qu’il ait perdu connaissance et il n’aura même pas de séquelles.
Devenu cramoisi, le gardien roula des yeux et ses bras tombèrent le long de ses flancs, inertes. Yasuo le libéra aussitôt et l’allongea. Kylian abaissa son arme, l’air déçu de ne pas avoir eu à s’en servir.
— Sacrée technique… Où est-ce que t’as appris à te battre comme ça ?
— Chez moi, répondit Yasuo.
Kylian plissa les yeux.
— Je croyais que les Aravans étaient des pacifistes.
— Ils le sont.
Sans rien ajouter de plus, Yasuo récupéra les clefs que le gardien collectionnait à sa ceinture et abandonna l’homme inconscient dans la cellule qu’il verrouilla derrière lui.
— Alors ? fit Lisandra en se tournant vers Kylian. Où est ce passage miracle que tu nous as promis ?
— Dans mon ancienne piaule, dit-il. C’est…
De puissants coups retentirent contre la porte de la cellule la plus proche et Hayalee poussa un glapissement de frayeur.
— Eh ! Qu’est-ce qui se passe dehors ? s’exclama une voix. Ça sent la fumée !
— Laissez nous sortir ! lança un autre détenu, deux cellules plus loin. Vous avez pas le droit de nous laisser brûler !
Par chance, ils ne semblaient pas avoir réalisé qu’une évasion se déroulait en ce moment même. Kylian fit signe aux autres de le suivre et attendit qu’ils eurent tourné à l’angle pour reprendre la parole.
— C’est la dernière tentative d’évasion qui m’a valu l’isolement à perpét’. Il m’a fallu des mois pour dégager un passage, piquer des draps quand j’étais de corvée de lessive pour fabriquer une corde… Je suis descendu la nuit, j’avais atteint la grande porte, mais les chiens m’ont flairé et se sont mis à aboyer. Là-dessus, Rollo a débarqué et m’a collé une sacrée raclée.
Une drôle de grimace était apparue sur le visage de Lisandra à mesure qu’il racontait son histoire. Arrivé dans le couloir ouest, Kylian leur indiqua la cellule numéro 402. Yasuo l’ouvrit et Kylian entra le premier.
Mieux aménagée que les cellules d’isolement, la pièce comptait de vrais lits superposés garnis de matelas, un bureau et un siège de toilette en bois. Kylian tira les lits pour le décoller du mur. Hayalee s’attendit à découvrir un trou parmi les blocs de pierre grossièrement taillés, mais le meuble ne dévoila qu’un angle particulièrement poussiéreux.
— Shaao… lâcha Kylian. On dirait bien qu’ils ont recolmaté le bloc que j’avais dégagé.
— Tu te fous de nous ? s’exclama Saru.
Lisandra avait viré au blanc.
— La cellule est restée hors d’usage depuis qu’ils m’ont déplacé, se défendit-il, j’avais espéré qu’ils aient pas encore retapé le mur… mais c’est pas grave.
— Pas grave ? répéta Saru, qui paraissait à deux doigts de le cogner.
— Suffit de recreuser. Vous êtes des Descendants, non ? Moi j’ai mis six mois à dégager ce bloc à la petite cuillère, mais de ce que j’ai compris, votre pote est bien mieux équipé que ça, dit-il avec un signe de tête en direction de Yasuo.
— C’est bien ce que je dis : tu t’es foutu de nous ! Si l’idée c’était qu’on défonce un mur, on n’avait pas besoin de crapahuter jusqu’ici pour ça !
— Je ne serais pas aussi catégorique, intervint Yasuo.
Ni surpris ni contrarié par le coup bas de Kylian, il s’était accroupi au pied du mur et avait posé une main sur un bloc dont il caressa les jointures. Elles étaient plus claires que le reste.
— Le travail est grossier. J’ai l’impression que le mortier n’a pas été appliqué sur toute l’épaisseur du mur.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? réagit aussitôt Lisandra.
— Hum… fit Yasuo, l’air de chercher ses mots. Je n’ai pas autant d’affinité avec les roches qu’avec le métal, mais cela demeure une des spécialités de mon clan.
Insinuait-il qu’il… sentait les défauts de la pierre ? Hayalee trouva ça bizarre, avant de se souvenir qu’elle-même sentait le feu.
— Tu pourrais dégager ce bloc ?
Il écarta sa main du mur : un pieu en acier noir émergea au creux de sa paume et il referma le poing avant que l’outil ne bascule vers le sol. Hayalee se dressa sur la pointe des pieds pour observer ce qu’il fabriquait. Yasuo passa un doigt sur la jointure du bloc, s’arrêta et appliqua la pointe du pieu près de son index. Il l’avait à peine enfoncée que le mortier craqua, se fissurant sur plusieurs pouces. Alors, seulement, il répondit :
— Sans trop de problèmes.
— En combien de temps ?
— Laissez-moi cinq minutes.
De la même façon qu’il avait créé le pieu, il façonna un marteau, enleva le bandeau qu’il portait autour du front et l’enroula sur la tête de l’outil.
— Ça nous laisse le temps d’aller chercher Mìr et sa fille, dit Hayalee.
Lisandra se tourna vers elle avec une certaine raideur et Hayalee sut qu’elle n’allait pas aimer la suite.
— Je continue à penser que c’est une mauvaise idée. Jusqu’ici, notre plan se déroule bien, mais descendre jusqu’au deuxième étage, c’est prendre encore une fois le risque d’être vus… Puis il va falloir descendre un par un le long du donjon, traverser le périmètre et passer par-dessus le mur d’enceinte. On est déjà bien trop nombreux et chaque personne qui s’ajoute augmente les chances d’être repéré. La fille pourrait nous fournir des informations précieuses, j’entends bien, s’empressa-t-elle d’ajouter alors qu’Hayalee ouvrait la bouche, mais si notre évasion permet à l’Alliance de revenir libérer tous ces prisonniers, ces informations finiront de toute façon entre les mains de l’organisation, alors à quoi bon ?
— Parce qu’on n’est pas sûrs que l’Alliance viendra les libérer et on a dit à Mìr qu’on les emmenait avec nous, s’insurgea Hayalee. Tu lui as dit qu’on les emmenait avec nous !
— C’était la meilleure façon de s’assurer qu’il ne nous dénoncerait pas.
L’aveu laissa Hayalee sans voix. Si Saru lança un regard dégoûté à Lisandra, il ne se risqua pas à intervenir. Toujours accroupi, pieu et marteau dans chaque main, Yasuo, lui, semblait attendre qu’elles se décident.
— T’as vraiment aucun scrupule, souffla Hayalee, frémissante.
— Je m’efforce de faire ce qu’il y a de mieux pour un maximum de personnes, répondit Lisandra, sans aucune honte. Tu t’imagines qu’on peut mener une rébellion en étant gentil et honnête avec tout le monde en toutes circonstances ?
Les entrailles d’Hayalee se glacèrent. Si faire partie des rebelles signifiait manipuler, blesser, abandonner voire tuer des gens innocents, alors ça n’était pas fait pour elle. L’espace de quelques secondes, le doute la submergea toute entière, la paralysant en dedans. Puis elle se souvint où ils se trouvaient et ce qu’ils devaient encore faire et elle repoussa les questions à plus tard. Peut-être n’avait-elle pas sa place chez les rebelles ; pour le moment, elle en était, et elle était sûre d’une chose : elle n’allait pas jeter ses principes aux orties.
— Tu présentes les choses comme si on n’avait pas le choix, dit finalement Hayalee, mais c’est faux. J’ai envie de quitter cet endroit autant que toi, mais pas à n’importe quel prix. Faites ce que vous voulez, moi, je vais chercher Mìr et sa fille.
Elle quitta la cellule sans se retourner, remonta le couloir à grands pas et tourna à l’angle.
Arrivée devant l’escalier, sa bêtise la frappa : si la grille du quatrième étage était restée déverrouillée après leur entrée, Hayalee n’avait aucun moyen d’ouvrir celle du deuxième.
— T’aurais pas oublié quelque chose ?
Saru approcha, suivit de près par Kylian. Elle redouta d’abord qu’ils soient venus la retenir, mais Saru agita une clef sous son nez.
— T’es aussi têtue que t’es tête en l’air.
— Le discours était beau, la sortie un peu moins, ajouta Kylian.
Hayalee rougit.
— Vous venez aussi… ?
— Ça vaut mieux, tu risquerais de te tromper d’étage.
— Et moi je serais ravi de donner un coup de manche, fit Kylian en tapant du bâton dans le plat de sa main.
Elle était un peu vexée qu’ils se sentent obligés de l’accompagner, d’un autre côté, ils ne seraient pas trop de trois. Si elle devait être honnête, leur présence était un soulagement. Saru lui tendit la clef passe-partout :
— Lisandra dit que le gardien du deuxième est posté devant le panneau de communication, ça risque d’être compliqué de l’approcher sans qu’il nous repère et donne immédiatement l’alerte...
— Laissez-moi faire, intervint Kylian, je me charge de l’éloigner du panneau.
— Quoi qu’il arrive, on ne tue personne, précisa Hayalee avec un regard appuyé pour le jeune homme.
Il ricana.
— Oui oui, j’ai bien compris que c’était pas le genre de la maison. J’éviterai de piquer dans des parties indispensables. Après, si ça doit se jouer entre ma vie et celle de ces ordures, j’y réfléchirai pas à deux fois.
— Contente-toi de l’immobiliser quelques secondes, dit Saru, je m'occupe de le mettre hors d’état de nuire.
— C’était toi, la crise d’Ursul ? devina Kylian.
Saru ne répondit pas et poussa plutôt la grille, les invitant à se mettre en route.
Ils dévalèrent les marches en silence, dépassèrent le palier du troisième étage sur la pointe des pieds. Un tour d’escalier supplémentaire et ils atteignaient le deuxième. Hayalee aventura un œil sous l’arche qui marquait l’entrée de l’étage : personne.
Elle s’avança à la rencontre de la grille tandis que Saru et Kylian surveillaient ses arrières. La langue coincée entre les dents, Hayalee enfonça la clef dans la serrure en prenant mille précautions. Elle la fit tourner aussi lentement que possible afin d’éviter que le mécanisme ne cliquette trop fort. Les mains tremblantes, le souffle court, elle enleva la clef, la glissa dans sa poche et fit pivoter la grille sur ses gonds. Ces derniers grincèrent et Hayalee grimaça.
Saru la poussa à entrer sans attendre. Le cœur au bord des lèvres, elle passa sous l’arche et déboucha à l’angle des couloirs en guettant le gardien. Les clameurs qui parvenaient de l’extérieur devaient avoir suffi à couvrir leur infiltration, car il n’était nulle part en vue. Un bruit assourdissant retentit dans le dos d’Hayalee et son cœur explosa.
Kylian frappait avec son bâton contre les barreaux de la grille.
Par chance, la stupeur et l’horreur furent si fortes que le hurlement resta coincé dans la gorge d’Hayalee.
— Qu’est-ce que tu fous ? siffla Saru à voix basse.
Sans une explication, Kylian leur fonça dessus et les poussa dans le couloir de gauche. Il les força à se plaquer contre le mur et mit un index sur sa bouche pour leur faire signe de se taire.
— J’arrive ! lança une voix d’homme.
Des bruits de pas résonnèrent dans le couloir perpendiculaire. Comprenant où Kylian avait voulu en venir, Hayalee et Saru se tinrent prêts.
Le gardien apparut à l’angle, son attention tournée vers l’escalier. Kylian fondit sur lui et, avant qu'il ait le temps de se retourner, lui asséna le bout rond du manche à balais en pleine tempe. L'homme rugit de douleur, tituba, mais resta debout. Kylian passa dans son dos, glissa son bâton en travers de sa gorge et commença à l’étrangler.
Hayalee et Saru suivaient le combat, mais alors que la première dansait d’un pied sur l’autre comme un coureur prêt à prendre le relais, le second ne bougeait pas d’un cil, l’œil écarquillé. On aurait pu le croire tétanisé par l’effroi, mais Hayalee savait qu’il n’en était rien. Si Kylian bataillait au corps à corps avec le gardien, Saru s’attaquait à son âme.
L’homme, malheureusement, était plus vigoureux et astucieux qu’ils ne l’avaient anticipé. Il recula, écrasant Kylian contre le mur. Ce dernier lâcha prise et glissa à terre. Hayalee bondit au milieu du corridor pour barrer la route au gardien qui fila de l’autre côté.
— Merde ! jura Saru.
Hayalee fit volte-face et courut aussi vite que possible. Elle n’avait qu’un couloir et demi à remonter pour atteindre le panneau de communication. Le gardien, lui, avait deux fois plus de chemin à parcourir. Elle pouvait y être avant lui.
Elle dérapa à l’angle, eut juste le temps de constater qu'il n’était pas encore là qu’il était déjà là. Ils se précipitèrent en avant. Mais Hayalee n’aurait pas la force de le maîtriser – sa seule force était le Feu. Ses jambes s’arrêtèrent et son esprit bondit.
Alors que le gardien tendait la main vers une des chaînes, le panneau s’embrasa. Hayalee y mit tant d’ardeur que les flammes montèrent jusqu’au plafond. L’homme battit en retraite en poussant un cri, plié en deux sur ses doigts. Au même moment, Kylian et Saru débarquèrent. Voyant Kylian foncer sur lui, le gardien dégaina sa matraque de sa main intacte. Il dévia maladroitement le coup de manche, mais se laissa surprendre par le coup de pied qui suivit et tomba à la renverse.
— À L’AI… !
Kylian se jeta sur lui et étouffa son cri en pressant à nouveau son bâton contre sa gorge. Par réflexe, l’homme lâcha son arme pour s’agripper au manche. Ses jambes s’agitaient en tout sens. Il tenta de désarçonner Kylian, de le frapper, mais le jeune homme tint bon, le visage aussi violet que sa victime. En désespoir de cause, le gardien chercha sa matraque à tâtons. Hayalee se précipita et tapa dedans, l'envoyant glisser à l’autre bout du couloir. Le gardien gémit de douleur, de plus en plus rouge. Puis il cessa de lutter et tout son corps s’affaissa.
— Lâche-le ! ordonna Hayalee.
Kylian parut hésiter, mais s’exécuta. L'homme roula sur le flanc, toussa, hoqueta et haleta. Les membres parcourus de convulsions, il se recroquevilla et ses halètements se muèrent en sanglots. Kylian s’écarta comme s’il avait peur d’être contaminé. Une interminable minute plus tard, le gardien poussa un gémissement à fendre l’âme, puis se tut pour de bon, inerte. Les épaules de Saru se relâchèrent. Il enfouit son visage dans ses mains. Kylian siffla.
— Eh beh… Vous êtes aussi terrifiants qu’on le dit.
Considérant le panneau de communication qui finissait de se consumer contre le mur, il ajouta :
— On devrait peut-être éteindre ça avant que la fumée alerte quelqu’un.
Il récupéra les clefs du gardien, se dirigea vers une des tourelles qui faisaient l’angle et ouvrit ce qui ressemblait à un grand placard. Il revint avec une épaisse couverture dont il se servit pour étouffer le feu.
— Saru… ? appela Hayalee.
Il tremblait. Elle voulut poser une main sur son épaule, mais il se déroba et lui tourna le dos. Recroquevillé dans ses bras, il se griffa la peau du cou avant de tirer sur la chaîne de son matricule.
— Ça va ?
Il fit oui de la tête, sans toutefois quitter le creux de son coude. Mieux valait lui laisser de l’espace.
Si les prisonniers avaient entendu l’affrontement derrière les portes de leur cellule, ils restaient silencieux. Peut-être tendaient-ils l’oreille en espérant comprendre ce qui se passait ? Peut-être étaient-ils apeurés ? Hayalee s’étonna d’abord de leur calme, puis se souvint que les détenus de cet étage étaient des blancs : ignorant la vraie raison de leur enfermement et peu enclins à se rebeller.
— Dans quelle cellule sont Mìr et sa fille ? demanda-t-elle. Deux cent… ?
— Deux cent six, dit Saru en relevant enfin le nez.
Hayalee s’y précipita. Le passe-partout de Yasuo à la main, elle déverrouilla la serrure en un tour de poignet et ouvrit la porte.
Elle eut l’impression de s’inviter dans une chambre, non dans une geôle. Des guirlandes de dessins représentant des paysages pleins de couleur ornaient les murs, une plante en pot trônait sur le bureau, près d’un lot de fusains, et un rideau de fortune cachait les toilettes. Debout au milieu de la pièce, Mìr parut infiniment soulagé de découvrir Hayalee. Émergeant de la couchette du bas, une adolescente le rejoignit et lui agrippa la manche. Petite et maigre, ses cheveux semblables à de la paille grossièrement noués en queue de cheval, elle lorgnait Hayalee, une terreur si brute dans le regard qu’elle en avait quelque chose d’animal. Quand Kylian et Saru débarquèrent en traînant le gardien inconscient, l’adolescente eut un mouvement de recul.
— Tout va bien, Nahïs, fit Mìr en la retenant par le coude. Ce sont de bonnes personnes, ils vont nous faire sortir d’ici.
Elle consentit à lâcher tous ces inconnus des yeux pour se tourner vers son père.
— Ce sont les amis dont je t’ai parlé. On va aller avec eux, d’accord ?
— On n’a pas toute la journée alors remuez-vous, souffla Kylian, toujours courbé sur le gardien.
Mìr prit la main de sa fille dans la sienne et l’entraîna dans le couloir, non sans devoir insister. Kylian et Saru finirent de traîner le corps dans la cellule et Hayalee referma derrière eux. Sitôt la porte verrouillée, les deux garçons se précipitèrent vers l’escalier, Mìr et Nahïs dans leur sillage. Hayalee resta plantée en arrière. C’était maintenant ou jamais…
S’apercevant qu’elle ne les suivait pas, Saru s’arrêta, imité par les autres.
— Hayalee… ?
Hayalee s’humecta les lèvres.
— Partez devant, j’ai encore quelque chose à faire.
Un silence interdit plana dans le couloir.
— Partez je vous dis, je vous rejoins dans un instant.
Kylian haussa les épaules et fila dans l’escalier. Mìr hésita quelques secondes, puis tira sa fille derrière lui. Saru ne bougea pas, son œil fixé sur Hayalee, une franche inquiétude sur le visage. Comprenant qu’il ne partirait pas, elle s’en alla faire face à la cellule 203.
Les dents serrées, elle fit coulisser le panneau du judas aménagé dans la porte. Derrière, deux femmes, l’une d’âge mûr, l’autre plus jeune, lui renvoyèrent son regard. Il ne s’agissait ni de sa grand-mère ni de sa sœur. Hayalee s’empressa de refermer le judas et s’écarta avec un horrible pincement au cœur. Ça n’allait pas être facile… Elle prit une inspiration tremblante et se dirigea vers la porte suivante.
Saru ne fit aucune remarque. Sans un mot, il se posta devant l’escalier pour monter la garde tandis qu’Hayalee courait de cellule en cellule, ce dont elle lui fut reconnaissante.
Chaque visage qu’elle apercevait était un nouveau coup au cœur. Si la plupart des prisonniers semblaient trop effarés pour réagir, certains se précipitèrent à la porte pour la supplier de leur ouvrir, frappèrent contre le panneau. Hayalee se déchirait de l’intérieur. Elle se répéta inlassablement qu’elle ne pouvait rien pour eux, que l’Alliance monterait un plan pour tous les libérer – mais si elle y croyait au point d’abandonner ces gens, pourquoi ne pas se résoudre à abandonner également sa famille ?
À chaque nouvelle cellule, soulagement, déception et honte lui retournaient un peu plus les entrailles. Revenue à son point de départ, Hayalee tituba, nauséeuse et tremblante.
Sa famille n’était pas là… Et s’ils étaient au premier ou au troisième étage ? Peut-être même au quatrième ? Saisie de vertiges, elle chercha le mur dans son dos. Elle aurait voulu frapper dans quelque chose, hurler, brûler la prison tout entière pour qu’elle cesse d’exister. Si sa famille était bel et bien dans le Donjon, elle ne pouvait pas partir sans avoir la certitude qu’on viendrait bientôt les sauver – et tous ces gens derrière les portes, tous ces visages…
— Hayalee…
Pliée en deux, le cœur au bord des lèvres, elle releva les yeux vers Saru. Elle ne l’avait pas entendu approcher. La pensée qu’elle jouait avec la vie de ses coéquipiers vint s’ajouter au reste et elle dut fermer étroitement les lèvres pour ne pas vomir. Lisandra avait raison, Hayalee les avait mis en danger par orgueil et elle continuait par pur égoïsme.
— Pardon, coassa-t-elle, d’une voix cassée qu’elle ne reconnut pas. Mais s’ils sont là… s’ils sont là…
Une effroyable seconde, elle se crut de retour dans les cales exiguës de l'Ilmari, avec Cogh qui les menaçait ; piégée entre quatre murs d'eau. L’air lui manqua. Elle ouvrit la bouche, prit de grandes inspirations sans parvenir à chasser la sensation de noyade. Elle voulait les retrouver. Elle voulait plus que tout les retrouver.
— D’accord.
D’accord… ?
— Allons d’abord vérifier le premier étage. On fera le troisième en remontant.
Son souffle se calma. Elle se redressa et regarda Saru. Il ne plaisantait pas. Il ne disait pas ça avec réticence ou amertume. Il était prêt à la suivre, au prix de leur mission, peut-être même de leur survie.
Un sentiment très différent de tout ce qui l’avait agitée jusque là submergea Hayalee et de nouvelles larmes lui montèrent aux yeux. Elle enfouit le visage au creux du bras, s’essuya de plusieurs revers de manche en s’efforçant de ravaler les sanglots qui menaçaient d’éclater.
— Euh… ça va aller, fit gauchement Saru. S’ils sont là, on va les retrouver.
Mais ce n’était pas pour eux qu’elle pleurait. Elle s’imagina accepter, oublier la mission, l’Alliance et le reste pour ne plus se soucier que de sa famille. Après tout, si elle s’était embarquée là-dedans, c’était pour les retrouver. Ç’avait été le plan : dompter son pouvoir, guetter le bon moment pour les retrouver et laisser l’Alliance derrière dès que possible.
Elle s’imagina faire ce choix et, d’un coup, tout devint simple. Le poids qui lui comprimait la poitrine se relâcha.
— Faudrait quand même qu’on se dépêche, insista Saru, l’incendie va pas occuper les gardiens tout l’après-midi…
Hayalee inspira à pleins poumons, finit de s’essuyer les yeux et hocha la tête de gauche à droite.
— Laisse tomber. Faut qu’on retourne au quatrième, les autres nous attendent.
Il ouvrit un œil rond. Elle pensait le voir s’agacer, au lieu de quoi sa stupeur tourna à la sollicitude.
— T’es sûre… ?
— Certaine.
Ce qu’ils faisaient ici était trop important et Hayalee avait déjà fait courir trop de risques à tout le monde. Elle s’était engagée, elle devait aller au bout de cette mission, réparer ses erreurs et tenir ses promesses. Elle s’élança vers l’escalier. Saru la rattrapa.
— En espérant que Lisandra ait pas déjà fichu le camp…
Contre toute attente, personne, pas même Lisandra, n’avait fichu le camp. Yasuo avait réussi à dégager le bloc de pierre, qui avait été tiré du mur puis poussé de côté. Un trou de taille raisonnable se découpait maintenant à hauteur du sol. Les lits superposés avaient été remisés dans le couloir pour ménager de l’espace et Kylian se prélassait sur la couchette du bas.
En se faufilant dans la cellule, Hayalee redouta la réaction de Lisandra. Elle avait dû les surveiller tout ce temps. Bras croisés, plantée au milieu de la pièce avec l’allure d’un général qui supervise ses troupes, elle se contenta de leur adresser une œillade noire lourde de sous-entendus. Mìr, tassé dans un coin, les mains sur les épaules de sa fille, leur sourit timidement.
— C’est pas trop tôt ! lança Kylian en bondissant sur ses jambes. Maintenant que tout le monde est là, tirons-nous de ce donjon puant !
Yasuo se mit au travail sans tarder : des vaisseaux apparurent en relief sur son bras nu et un liquide noir commença à suinter de sa peau. Deux crochets en métal poussèrent de part et d’autre de son épaule, se rejoignirent sur un manche au bout duquel se dessina un premier maillon, suivi d'un deuxième et d'un troisième… Une fine chaîne se déroula de son bras et glissa vers le sol comme un serpent, s’allongeant à toute vitesse. Mìr se signa discrètement. Nahïs avait ouvert de grands yeux et Kylian observait le phénomène avec une fascination mêlée de dégoût. Hayalee, Saru et Lisandra n’étaient pas moins impressionnés.
Le dernier maillon tombé, Yasuo ramassa le grappin et l’accrocha à la porte, le coinçant dans la fente de la trappe.
— La voie est toujours libre, annonça Lisandra, et Yasuo jeta la chaîne par le trou.
— Les sentinelles aussi sont parties ? s'enquit Saru.
— Oui, tous les gardiens postés dans la cour se sont mobilisés pour éteindre le feu.
Les pupilles de Lisandra se dilatèrent et elle se tourna vers le groupe.
— Il vaut mieux que je passe en premier. Si un gardien venait à s’aventurer de ce côté, je pourrais le voir venir et optimiser nos réactions.
— Si tu le dis…
— Je propose de descendre un par un et d’aller s’abriter derrière la remise le temps que tout le monde soit descendu.
Hayalee jeta un œil par la meurtrière pour voir de quoi il retournait. À mi-chemin entre le donjon et le mur d’enceinte, elle aperçut un cabanon de jardin, pris entre deux grands potagers.
— Ce serait pas plus rapide qu’on descende à plusieurs ? demanda Saru. La chaîne est assez solide, non ? ajouta-t-il en se tournant vers Yasuo, qui acquiesça lentement.
— Ce n’est pas de la solidité de la chaîne dont je doute, dit Lisandra, mais de l’agilité des grimpeurs… Si nous descendons à plusieurs et que l’un d’entre nous tombe, il risquerait d’entraîner ceux qui se trouvent en aval dans sa chute.
Hayalee eut la nette impression qu’elle ne faisait pas uniquement allusion aux maigres bras de Kylian, Mìr et Nahïs.
— Saru, quelle est la portée de ta singularité ? demanda Lisandra.
— Euh… j’en sais rien.
— Tu pourrais atteindre quelqu’un dans le périmètre depuis cette cellule ?
— Pas sûr. J’ai jamais essayé d’aussi loin.
— Dans ce cas, je propose que tu passes en deuxième, déclara Lisandra, tu seras plus utile en bas. Si, malgré ma vigilance, des gardiens nous surprennent et que Saru est dans l’incapacité de les neutraliser, Hayalee, ce sera à toi de nous couvrir. À distance, c’est toi qui as la meilleure force offensive.
Hayalee retint un rire. Si c’était elle, la meilleure « force offensive », ils étaient fichus…
— Mìr, votre fille passera en troisième, vous, en quatrième, puis enfin, Hayalee, Kylian et Yasuo… Pas d’objection ?
Le regard acéré de Lisandra s’attarda tout particulièrement sur Yasuo, dont elle redoutait sûrement la critique. Ce dernier se contenta d’un demi sourire. Kylian, en revanche, ouvrit la bouche.
— Ce n’est pas à toi que je m’adresse, le coupa Lisandra.
Loin de se vexer, le jeune homme eut un sourire en coin et marqua sa reddition d’un salut militaire.
— Très bien, dit Lisandra. J’y vais, alors.
Elle s’agenouilla à hauteur du trou et empoigna la chaîne.
— Une fois à couvert, j’agiterai les bras pour faire signe au suivant de descendre. Si jamais un gardien vient de ce côté, je croiserai les bras pour vous avertir, c’est compris ?
— Tu nous prends vraiment pour des gros glands ? fit Saru.
Lisandra ne répondit pas. Après avoir encore vérifié la position des gardiens, elle se glissa par l’ouverture en rampant à reculons. La chaîne se tendit et Lisandra disparut au-dehors.
La meurtrière étant trop étroite pour permettre à Hayalee de surveiller efficacement ce qui se passait en bas, elle finit couchée en travers du trou, le visage au-dessus du vide.
— Tu veux que je te tienne les jambes ? plaisanta Saru.
Elle lui aurait bien mis un coup de pied, mais elle était trop occupée à se cramponner au mur. Elle se força à baisser les yeux sur la tête blonde de Lisandra, balaya le périmètre du regard en priant pour que sa coéquipière se dépêche. Des panaches de fumée avaient envahi le ciel et le vent charriait l’odeur familière du bois brûlé, accompagné par la clameur des voix.
Une éternité plus tard, Lisandra se décolla du donjon et courut à toute vitesse en direction des potagers. Elle se plaqua dans l’ombre de la remise, laissa passer trois secondes, puis agita les mains.
— C’est bon, dit Hayalee.
Elle libéra le passage. À son tour, Saru empoigna la chaîne et recula dans le trou. Frappés par le soleil, ses cheveux châtains se parèrent de reflets dorés et le jaune qui encerclait sa pupille ressortit, faisant tourner le bleu de son œil au vert. Assis au-dessus du vide, il releva la tête vers Hayalee.
— Fais attention à toi, dit-elle.
— C’est toi qui me dis ça ? Avec tes deux pieds gauches… Regarde pas en bas quand tu descendras, d’accord ?
— Hum…
— Alors… à très vite.
Il commença à descendre. Hayalee attendit que le sommet de son crâne ait disparu sous la hauteur du sol pour se coucher à nouveau dans le trou. Malgré le vertige, elle ne lâcha pas Saru des yeux et ne desserra les fesses que lorsqu'il eut mis pied à terre. Saru courut rejoindre Lisandra près de la remise. Cette dernière fit signe au suivant de se lancer.
— À toi, dit Hayalee en se tournant vers Nahïs.
La jeune fille se tassa un peu plus contre son père.
— C’est très facile, lui assura-t-il. Il n’y a aucune raison d’avoir peur.
Il passa un bras derrière ses épaules et fit mine de l’entraîner près du trou, mais Nahïs freina des quatre fers. Mìr eut beau tout faire pour la rassurer, elle ne semblait pas disposée à descendre. Au contraire, elle finit recroquevillée dans un coin de la cellule. Il était difficile de dire si c’était la perspective de se retrouver pendue dans le vide qui la terrifiait tant ou, plus généralement, l’idée de s’évader. Kylian, dont l’entrain diminuait un peu plus à chaque seconde perdue, s’ébouriffa les cheveux d’un geste sec.
— On n’a pas le temps pour ça ! Soit elle se remue le fion, soit j’y vais à sa place !
Désemparé, Mìr adressa un appel au secours à Hayalee et Yasuo.
— Peut-être devriez-vous passer en premier ? suggéra calmement ce dernier.
Mìr cilla, reporta son attention sur sa fille et se mordit la lèvre. Suivre son père était peut-être bien la seule chose qui puisse la convaincre de quitter la sécurité du Donjon. Le voyant hésiter, elle lui agrippa la manche et secoua la tête en signe de négation, les yeux ronds comme des billes. Le souffle de Mìr sembla se coincer dans sa gorge.
— On ne partira pas sans elle, dit Hayalee, s’efforçant de paraître plus assurée qu’elle ne l’était vraiment.
Perdre sa fille une seconde fois était sans aucun doute la plus grande crainte de Mìr, mais Hayalee avait déjà prouvé qu’ils étaient dignes de confiance en allant les chercher. Il dut se faire la même réflexion, car il déglutit et acquiesça.
— Je passe en premier, alors, dit-il à Nahïs, le timbre tremblant. Regarde et fais comme moi.
Ignorant les efforts silencieux qu’elle déployait pour le retenir, il avança vers le trou sans toutefois lui lâcher la main. Il la serra contre lui, déposa un baiser sur son front et s’écarta pour se baisser. Nahïs se laissa tomber à genoux, l’œil suppliant, mais Mìr n’en démordit pas et recula dans le passage. Les paupières humides, il lui sourit et commença à descendre.
Nahïs s’enfonça si vite dans le trou qu’une seconde, Hayalee redouta qu’elle saute. Dieu merci, elle resta couchée sur le sol, à suivre la progression de son père. N’ayant pas le cœur à dégager l’adolescente de là, Hayalee se posta à la fenêtre tandis que Kylian tournait comme un fauve en cage. À l’inverse, Yasuo s’était assis sur ses talons, les mains sur les genoux, le regard fixe ; parfaitement immobile. L’étroitesse de la meurtrière ne permettait pas à Hayalee de se pencher suffisamment pour apercevoir Mìr, mais elle voyait les silhouettes de Saru et Lisandra dans l’ombre de la remise. Lorsque cette dernière agita les bras, Hayalee se détourna.
— Je crois qu’il est en bas, dit-elle. Euh… Nahïs ?
La jeune fille était toujours couchée en travers du passage. Hayalee s’accroupit et posa une main sur son dos : elle jaillit comme un chat prêt à mordre.
— Tu…
Hayalee s’était attendue à devoir insister encore, argumenter et faire les yeux doux, mais Nahïs ne lui laissa même pas le temps de finir sa phrase. Déjà, elle empoignait la chaîne et se glissait dans le trou à reculons, pressée de rejoindre son père. En fin de compte, la hauteur ne semblait pas l’impressionner outre mesure. L’œillade qu’elle lança à Hayalee en disait néanmoins long sur le ressentiment qu’elle nourrissait maintenant à leur égard.
À contrecœur, Hayalee se pencha à nouveau au-dessus du vide pour surveiller la descente de la jeune fille. Combien de temps s’était écoulé depuis le début de leur diversion ? Vingt minutes ? Une demi-heure ? Rollo était-il de retour ? Les gardiens devaient avoir fini d’évacuer les animaux, peut-être même étaient-ils venus à bout de l’incendie… L’air sentait encore la fumée et les éclats de voix résonnaient dans le périmètre, mais Hayalee commençait à douter qu’ils puissent tous descendre. Elle s’attendait à voir les gardiens apparaître à tout moment pour reprendre leur poste.
Elle ne vit rien arriver. Nahïs dépassait tout juste les fenêtres du troisième étage quand un puissant tintement vibra dans les murs du Donjon. Le cœur d’Hayalee bondit si haut qu’elle crut avoir basculé dans le vide. Le tintement était celui d’une cloche.
L’alerte était donnée.
Heureusement que les autres sont là. Yasuo qui donne le passe et Kyllian et Saru qui la suivent pour l'aider. Genre, même si elle a un peu fait de la merde, ils la soutiennent quand même. J'ai d'ailleurs trouvé très touchant que Saru la soutienne jusqu'au bout et soit prêt même à faire tous les étages pour retrouver sa famille. Ya même pas eu besoin de parler pour comprendre ce qui se passait. Bon, ça aurait pas forcément été crédible qu'ils puissent vraiment tout vérifier, mais j'ai trouvé vraiment touchant qu'il le propose et j'ai trouvé tous les sentiments d'Hayalee très bien retranscrit dans ce passage.
Et sinon, Saru qui va pas bien après l'utilisation de son pouvoir, c'est un contrecoup prévu de son pouvoir, ou c'est juste qu'il aime pas utiliser son pouvoir ? Parce que bon, clairement, c'est violent et pas drôle ^^' Il voit ce qu'il inflige aux autres ?
Pour Nahis, je suis un peu perturbé. Elle est jeune adulte, non ? Vu la manière dont tu las décris, j'aurai plutôt cru vraiment jeune enfant, c'est normal ou je perçois mal les choses ? Je me demande parce qu'au moment de la rencontre, je me suis demandée à quel point son passage dans l'autre prison, celle pour enfant, l'avait pas marqué/traumatisé ^^"
Bon, et sinon, le début de la fuite s'est bien passé, mais naturellement, ça finit par mal tourner ='D On verra bien comment ça va évoluer et comment ils vont s'en sortir, mais si Rollo est de retour, ça risque de ne pas être triste ^^"
Contente que les petites attentions des autres, et surtout de Saru, ne laissent pas insensible !
Pour le contrecoup du pouvoir de Saru, ce qui le met dans cet état c’est qu’il voit (et ressent) ce qu’il inflige aux autres. C’est ce qu’il explique à Hayalee quand il lui explique son pouvoir, au début de l’histoire, mais c’est vrai que ta lecture du premier mouvement date un peu. Déso, si j’étais pas aussi longue entre chaque partie. >.<’
Nahïs a 16 ans (c’est l’âge de la majorité chez eux). Elle était plus jeune, dans la première version, mais en réécrivant je me suis dit que ça paraîtrait plus logique que les enfants se retrouvent pas au même endroit que les adultes, alors j’ai dû lui rajouter des années. J’ai peut-être mal géré le changement dans son comportement. :/ C’est que je voulais qu’elle garde ce côté apeuré et traumatisée (d’avoir été arrachée à ses parents et enfermée à un jeune âge). Dans la suite, elle se comporte un peu plus comme une adulte il me semble, mais peut-être que ça paraîtra encore plus bizarre si jusque là tu l’imaginais en petite fille ? Faudra me dire.
Bien passer, mdrr. J’aime ta définition de « bien se passer ». Ils sont pas encore morts, donc tout va bien ? :p
Bon, là j’arrive à la fin de mon stock de chapitres qui ont eu un passage en BL. La suite, elle a pas encore été lue ou corrigée par qui que ce soit d’autres que moi, donc… j’espère que ce sera pas trop bancale. ^^’
Encore merci Flammy !