8 Le hangar

Notes de l’auteur : Un des chapitres qui à été le plus DIFFICILE a faire. Beaucoup de détails, de lore, pas mal d'éléments pour faire avancer l'intrigue, le tout condensé dans un amas de description. Je pense avoir enfin trouvé le bon rapport fluidité/description, je suis à peu près satisfaite.
Cependant, certains points sont peut être toujours étranges; en exemple, je re-décrit certains personnages, mais avec un nouveau point de vue ; je ne sais pas si cela fait trop redondant, où si ça passe crème (pour une personne autre que moi).

Nota bene: le mot pagurus apparaît dans ce chapitre pour la première fois. Le pagurus est dans mon univers une maladie imaginaire (très semblable au cancer). Mais comme cette maladie, dans mon univers, peut se guérir de façon qui serait impossible dans la vraie vie, j'ai préféré inventer cette maladie (plutôt qu’étiqueter "cancer"). Voilà.

Austère. C’est l’adjectif qui qualifiait le mieux le hangar planté à l’adresse que Rose avait donné. Edmond et Lucie observaient le bâtiment ; on était mardi, il était 19h30.

   L’entrepôt était perdu au beau milieu de la zone industrielle du port, pas loin du Cargö, qui en était la salle de spectacle. Tout laissait croire qu’il s’agissait d’une ancienne usine spécialisée dans la conserverie de poisson ; les grandes pancartes représentant des boites en fer avec un clupéidé souriant dedans ; du matériel de pêche délabré et abandonné sur le côté ; en déplaçant les yeux en hauteur, l’écriteau sur la façade ne fit que confirmer ces spéculations : « Bouvard et fils, conserverie de sardine », écrit en jaune sur fond bleu, dont la peinture complètement passée et délavée donnait un faux air d’apocalypse. La porte en fer gris, rouillée, lugubre, était assez large et haute pour laisser passer un tracteur. Elle était coulissante, et dans son quart gauche était découpée une porte plus petite, permettant de faire rentrer une personne.

   L’hésitation les emparait. L’enceinte était peu éclairé, seul un spot illuminait partiellement la façade. Eux même ne voyaient presque pas leurs visages. Il n’y avait aucune activité autour, et les bâtiments voisins semblaient plus où moins sans vie. S’il y avait une activité secrète à l’intérieur, au moins elle pouvait le rester.

   Lucie se plaça derrière Edmond, lui pressant gentiment le bras, le poussant vers la porte.

   — On se lance ? lui demanda-telle avec une toute petite voix.

   D’un hochement de tête, il approuva, et s’approcha de l’appentis, qui s’entrebâilla sous le grincement des gons, la lumière éclatante des néons à l’intérieur les éblouissant plus fortement à chaque centimètre d’ouverture. Bien moins dépenaillé que l’extérieur, l’intérieur était en nuance de blanc et d’autres couleurs claires, aménagé, propre et ordonné, comportant en son sein plusieurs pièces plus où moins fermées. Un rapide coup d’œil permettait d’apprécier la fabrication maison et en grande partie faite de matériaux de récupération des lieux. Et si on y regardait de plus près, tout était en fait du matériel chiné ; des ordinateurs en passant par les peintures et les clous. Deux rangées de pilonnes en béton maintenait la structure du toit, haut, presque cathédralesque. L’ensemble ressemblait au QG d’un méchant dans un film de James Bond, en version bon marché.

   Au milieu du bâtiment, dans une sorte de salon ouvert où il y avait un bureau en fer bleu, des tabourets et un canapé clic-clac vert avec mousse apparente, se tenaient Rose, un homme blanc portant des lunettes carrées et une blouse blanche qu’Edmond semblait avoir déjà vu, un homme à la peau d’ébène avec une moustache parfaitement taillée en un rectangle sec et arborant un grand imperméable beige ; enfin, debout à côté de Rose, sa petite amie, la jeune et sublime femme rousse. Ils se retournèrent d’un bloc quand Lucie et Edmond entrèrent dans le bâtiment avec timidité.

   Un sourire malicieux s’esquissa sur les lèvres de Rose alors qu’ils s’approchèrent d’eux. Son stratagème avait parfaitement fonctionné.

   Accrochés à l’hameçon.

   Bien moins impressionnante que lors de son petit interlude avec lui, ses habits sombres contrastaient tout de même avec la clarté l’entourant. Sa queue de cheval serrée à la perfection dégageait un peu plus la satisfaction sur sa bouche, et sa mèche frontale tombante lui donnait l’air enfantin. Les accueillant comme il se doit, elle fit quelques pas vers eux et leur adressa à chacun une poignée de main chaleureuse.

   — Contente de te voir Eddy, dit-elle. Et tu dois être Lucie je présume ?

   Lucie hocha maladroitement la tête. Rose continua :

   — Venez, je vais vous présenter aux autres.

   Elle effectua un demi-tour calibré, et de sa démarche féline, les emmena jusqu’au canapé, où les trois autres attendaient patiemment leur arrivée. Le premier à se mettre en avant fut l’homme en blouse. 

   — Je vous présente Laurent. C’est notre scientifique et notre informaticien, il travaille dans un laboratoire à la faculté de Caen.

   Ah ! C’était donc ça le visage familier ! pensa Edmond.

   — C’est lui qui se charge de faire des analyses lorsqu’on en a besoin.

   De taille moyenne, d’une banalité morfonde, il ressemblait à n’importe quel rat de laboratoire. Impossible à distinguer dans une foule. Ses cheveux châtains étaient coupés en brosse, sa barbe inexistante, ses yeux marrons foncés. L’homme à la peau noire était tout son contraire ; grand, massif, son crâne chauve reluisait à la lumière. Sa moustache et son visage vide d’expression le rendait aussi austère que l’extérieur du bâtiment ; pas le genre de type à qui l’on cherche des noises. Il paraissait aussi beaucoup plus vieux que les autres.

   — Lui c’est Pierre. C’est un ancien inspecteur qui s’est reconverti en détective privé. Il en faut bien un dans chaque équipe non ?

   Pierre lui donna un coup de poing amical dans l’épaule. Rose fit semblant d’avoir mal.

   Enfin, la jeune fille rousse, sachant que c’était son tour, s’avança d’un pas léger, dégageant une chaleur revigorante, ses lèvres roses dessinées en un sourire on ne peut plus équivoque.

   — Et voici ma… concubine, Sophie. Notre cordon bleu.

   Pouvant enfin l’observer de plus près, Edmond soulagea sa curiosité. Ses cheveux étaient sûrement les plus beaux du monde, d’un roux cuivré lisse comme de la soie, tombant négligemment jusqu’en bas du dos ; la lumière elle-même semblant glisser dessus. Ses yeux émeraude changeaient de couleur en fonction de la luminosité, tendant vers le marron clair à la pénombre. Surplombés de sourcils épais aux courbes acerbes, son regard était sérieux, voir sévère. Enfin, la commissure basse de ses lèvres engageait un air boudeur lorsqu’elle ne souriait pas, exacerbant un contraste étrange ; sans sourire, sa beauté devenait froide, implacable.

   Son corps élancé mais pas uniforme était mis en valeur par une combinaison bleue en satin, son allure était chic, ses gestes calmes et posés. Elle devait avoir une détermination sans faille. Le couple qu’elle formait avec Rose était miroir. Mais il comprenait tout à fait qu’elle soit tombée sous son charme.

   — Je vous montre les lieux d’abord ? proposa Rose, ce qui fut suivit d’une approbation fébrile.

   D’un pas joyeux, elle se dirigea dans la partie sud-est ; la première pièce était complètement hermétique, le Placoplatre paraissait être le seul neuf ; la porte était la seule disposant d’une serrure ; à l’intérieur, des tas de machines compliquées et plutôt datées s’exposaient dans une organisation scientifique ; il s’agissait d’un petit laboratoire, parfaitement éclairé par des néons à la lumière bleutée. Après qu’ils aient fait rapidement le tour, Rose les emmena à la pièce suivante. A contrario, elle était complètement ouverte, sans plafond, et deux trous rectangulaires occupaient la place des portes. Un amoncellement d’armes en tout genre juxtaposaient de vieilles armoires en bois ; des cibles, des punching-balls et différents mannequins en mousse peuplaient un sol recouvert d’un tatami usé jusqu’à l’os. Rose fixa un Edmond éberlué, et lui fit un clin d’œil :

   — Si tu es décidé, tu risques de passer du temps ici.

   Même Lucie avait la bouche ouverte, observant un sabre au tranchant vif accroché au mur. Ils sortirent par la deuxième porte, se retrouvant au nord du hangar, dans ce qui semblait être un garage débordant d’outils, mais dépourvu de voiture.

   — Vous n’avez pas de véhicule ? demanda Edmond.

   Rose haussa les épaules.

   — Non, hélas. Je me déplace à pied, où j’utilise parfois mon C15. Mais c’est dangereux de faire ça pour être tout à fait honnête. On va remédier à ce problème au plus vite.

   Elle fixa Laurent de ses yeux noisette, qui fit semblant de ne pas comprendre.

   Enfin, Rose leur montra la partie ouest du bâtiment, avec au nord, une salle de vidéo-projection, des tas et des tas de cartons poussiéreux entassés sur des étagères métalliques qui composaient les archives, et enfin, au sud, une dernière pièce totalement fermée, se révélant être un dortoir, avec deux lits confortables, une kitchenette, une douche et des toilettes. La visite terminée, ils se retrouvèrent tous au salon centrale pour discuter de la situation, Rose les invitant à s’assoir sur le canapé, leur proposant une bière qu’elle sortit d’un petit frigo à côté, et s’assit sur un tabouret en face d’eux, les coudes sur les genoux. Quand l’audience fut attentive, elle expliqua la situation :

   — Voilà le topo, commença-t-elle. Nous avons une secte qui s’attaque à nos églises depuis quelques mois maintenant, et ce à chaque pleine lune. Ils ne font qu’ouvrir des tombeaux. Pour l’instant, précisa-t-elle. La police s’en contrefiche totalement, car il n’y a pas de dégradations concrètes. Il n’y a pas d’enquête ouverte.

   Edmond et Lucie écoutaient attentivement, ne l’interrompant pas, humectant leurs lèvres sur les goulots en verre.

   — Cependant, continua Rose, qui s’était levée et avait commencé à effectuer de grands gestes tout en marchant, j’ai assez d’expérience pour détecter que quelque chose cloche. Il faut que j’arrive à enquêter plus en profondeur. Mais ils sont forts, ils s’enfuient rapidement et ne laissent aucun indice. Seule, je n’y arrive pas. C’est là que tu pourrais me venir en aide.

   Elle s’arrêta et le fixa intensément.

   — Le don que tu as reçu, nous pouvons t’apprendre à le maîtriser. Je peux t’entraîner. Ensemble, nous pouvons devenir une équipe de protection de cette ville. Qu’est ce que tu en dis ?

   Edmond attendit quelques temps avant de répondre ; il sentait les prunelles de Rose qui ne le perdaient pas du regard, l’empêchant de bien penser. Une décision comme cela ne se prenait pas à la légère. Il était totalement dans l’inconnu.

   — C’est tentant, dit-il, le poing un peu crispé, je veux bien essayer, mais je me pose la question : en quoi cela me concerne-t-il  vraiment ? Je veux dire, concrètement, une secte, n’est pas une menace pour moi où pour les gens de la région ? Qu’est ce que je peux apporter ? L’humanité n’a jamais eu besoin de super-héros, non ?

   Rose lui sourit et se rassit lourdement sur le tabouret, prenant une grande lampée de boisson avant de rétorquer.

   — Et c’est là que tu te trompes. Ce n’est pas parce qu’on ne le voit pas et que l’on en parle pas, que cela n’a jamais existé. Beaucoup de conflits, de batailles, de faits divers ont été résolus grâce à des gens comme nous. La plupart du temps, nous agissons contre des éléments nous ressemblant : suprahumains, surnaturel. Mais agents de l’ombre. Nous restons à l’état de légendes, et c’est bien mieux ainsi.

   Edmond et Lucie eurent des visages interrogateurs.

   — Ce que veut dire Rose, appuya Laurent, c’est qu’on évite la chasse aux sorcières en restant cachés.

 

 

   Il y eut un silence durant lequel Edmond cherchait ses mots, les engrenages de ses méninges pratiquement visibles, la mécanique étant un peu grippé.

   — Je ne comprends pas, finit il par dire. Il doit forcément y avoir une trace ! Des gens comme nous, c’est une aubaine ! Aujourd’hui il devrait y en avoir impliqués dans la police, les conflits, les guerres !

   Rose se contenta de hausser les épaules.

   — Accords de Nagasaki. Longue histoire que je ne compterais pas ce soir. Les gouvernements ne peuvent utiliser de suprahumains comme arme. Et les suprahumains doivent se contrôler, se réguler entre eux. Nous ne nous occupons que des affaires suprahumaines. Et c’est pour cela que je ne prends pas cette secte à la légère, j’ai des suspicions concernant leur but.

   — OK, déclara Edmond, ça veut dire que votre job c’est…

   Pierre entra à son tour dans la conversation de sa voix rocailleuse :

   — Que si un suprahumain dégénère dans le chaos, c’est à nous de nous en occuper. Ce qui est, je te rassure, assez rare.

   — Et vous n’êtes que tous les trois ? demanda soudainement Lucie qui avait vaincu sa timidité.

   — Dans la région, oui, admit Rose. Alors même si les incidents sont rares, en général, ça bouge.

   — La vie doit être mouvementée…

   — Elle l’est, se joignit en dernier Sophie, affalée au fond d’un fauteuil.

   Elle prit la main de Rose, pour lui signifier qu’elle lui pardonnait quand même. Tout en faisant un clin d’œil à Lucie, elle continua :

   — Mais on s’y fait à leur train de vie.

   Les joues de Lucie s’empourprèrent. Edmond plongea la tête dans ses mains, réfléchissant. Des fourmillements dans les poignets lui rappelèrent son pouvoir naissant. Il avait un potentiel, un grand potentiel. Mais aucune connaissance dessus, donc peu moyen de l’exploiter au maximum tout seul. A côté, Lucie, curieuse et libérée, lui rappela qu’il pouvait accomplir de grandes choses. La question parut alors évidente :

   — Et vous ne vous occupez pas des personnes en détresse ?

   Les lèvres de Rose se muèrent en un nouveau sourire, une satisfaction sur sa façon de penser.

   — Si bien sûr, quand cela nous tombe dessus, nous y allons. Il m’arrive même parfois de me brancher sur les radios de la police. Mais que je sois claire, ce n’est pas notre priorité.

   L’hésitation gambada plus loin. C’était une chance, une chance unique. Et même si l’avenir était incertain, cela semblait être la bonne solution. Et il se sentirait utile. Oui, le choix était fait. Il releva les épaules.

   — Ai-je le droit à une période d’essai ? demanda-t-il.

   — Bien sur, répondit maternellement Rose

   — Et quand commencerons-nous ?

   — Dès que possible. Nous allons d’abord tester ta condition physique et faire des analyses, pour pouvoir exploiter au maximum tes capacités. Si tu le veux bien.

   Elle se leva et l’invita à la suivre avec Laurent. Sophie, elle, avait quelque chose à demander à Lucie.

 

   Ils retournèrent dans le laboratoire, où Laurent indiqua à Edmond de s’assoir sur un siège, très vraisemblablement un vieux fauteuil de dentiste, moelleux et confortable, pendant que lui s’afférait à chercher du matériel médical au fin fond d’un tiroir : tensiomètre, stéthoscope, et des seringues stériles. Une horrible sensation parcourut la colonne vertébrale d’Edmond.

   — On va juste vérifier que tout est « normal », lui dit Rose d’une voix douce, se voulant rassurante. Les autres qui ont eu un don à la suite de ces météores n’ont jamais eu de problèmes de santé. Mais on n’est jamais trop prudent.

   Edmond fit un signe fébrile de la tête. Bien que les aiguilles n’était pas une phobie, dans cet environnement là, il y avait de quoi se poser des questions. Laurent releva sa manche, appliqua un coton imbibé d’alcool et préleva un peu de sang, sans effectuer le moindre mal. Chaque prélèvement était précautionneusement mis dans un tube, et les seringues et aiguilles consciencieusement brûlés dans un incinérateur.

   — Quand on aura fini d’analyser ton sang, on fera subir la même chose à tous tes prélèvements, lui expliqua Rose. On limite tout risque que quelqu’un se les accapare.

   — A cause de mon pouvoir ?

   — Oui. On ne veut pas qu’une seule goutte ne tombe entre de mauvaises mains. Pour certain dons, des utilisations sont possibles ; par exemple mon sang permet à quelqu’un de régénérer comme moi.

   Edmond ouvrit de grands yeux.

   — Mais… mais… c’est formidable ! Tu pourrais être une cure pour tout ! Tu pourrais soigner des pagurus !

   Rose sourit à sa remarque, et essuya doucement avec un autre coton désinfecté son bras entre deux prises.

   — Oui, en effet, mon sang soigne les pagurus. Mais la contrepartie est rude. Si par exemple, plus vieux, je te transfuse un peu de mon sang, tu seras soigné, et tu retrouveras un peu de jeunesse pendant quelques jours. Mais au bout d’une semaine, il te consommera de l’intérieur, et tu mourras dans d’atroces souffrances.

   Edmond déglutit. Rose rigola tout en appliquant un coton sec cette fois-ci, et un sparadrap par dessus. Laurent n’avait plus qu’à ranger les échantillons, et indiqua à Rose qu’elle pouvait aller chercher la suite. Edmond se pencha vers lui quand elle fut assez éloignée.

   — C’est vrai ce qu’elle a dit ?

   — Oui, sourit-il. Elle appelle cela un baroud d’honneur. Et à ta prochaine question, oui, elle en a déjà fait l’expérience.

   Les veines d’Edmond cette fois-ci se glacèrent. Rose avait dû vivre des choses horribles !

   Ils se dirigèrent ensuite vers une table où Rose avait disposé des bâtons en métal les uns à côté des autres. Il y en avait un gris clair, un plus foncé, un orange, un argent foncé et un pratiquement noir. Edmond s’approcha, et sous l’autorité de Rose, commença à caresser les différents métaux de sa main.

   — Le but est de tester lequel est le plus conducteur, expliqua Rose, tout en appliquant des électrodes sur son torse, reliées à une sorte d’oscilloscope.

   — Amuse-toi.

   Appréciant dans sa paume chaque bâton l’un après l’autre, Edmond soupesait le poids, ressentait les picotements, la chaleur, les deux étant totalement différents pour chacun des matériaux. La chaleur pouvait être rude et longue avec des picotements lents, presque imperceptibles ; parfois, elle était vive et aigüe, accompagnée de fourmillements aussi intenses que des coups d’électricités. Ces deux caractéristiques reflétaient l’onde de choc qui ressortait du bâton quand il utilisait son pouvoir. Plus la sensation était lancinante, et plus l’onde était puissante et sourde. En contrepartie, elle mettait un temps extrême à sortir. C’était le cas pour l’étain et l’acier. Pour le fer, plus vif, l’onde était rêche, avec un son de tonnerre.  A contrario, les autres métaux dont les picotements étaient intenses comme le cuivre et l’aluminium proposaient des ondes rapides, mais moins puissantes, au claquement plus discret. A la fin du test, Edmond en retenu deux : l’étain pour l’onde la plus puissante, et le cuivre pour son rapport rapidité/puissance, qui, bien que moins forte, était tout de même efficace. Le surpoids du métal noir et la relative discrétion de l’orangé le firent finalement opter pour ce dernier. Rose approuva d’un signe de tête, et Laurent réfléchissait déjà à la fabrication de l’arme.

  

   A l’autre bout, les yeux smaragdins de Sophie analysaient l’attitude frêle de Lucie, assise à côté sur le canapé.

   — Tu étais dans la rue à ce que Rose m’a dit ?

   — Oui je l’étais, répondit Lucie, baissant timidement les yeux et rougissant.

   — Ce n’est pas une honte, répondit Sophie d’une voix chaleureuse. Des tas de raisons peuvent t’y avoir poussé, et je ne te ferais pas l’affront de te demander pourquoi, ni ne me mêlerait de ton passé.

   Lucie releva doucement les yeux et un maigre sourire de remerciement s’invita sur ses lèvres.

   — Par contre, si tu as besoin d’aide, continua-t-elle, si tu veux retrouver une identité, tu n’hésites pas. Rose et Pierre peuvent te créer de nouvelles cartes et des papiers.

   — C’est très gentil à vous, murmura Lucie, ses pommettes rosissant un peu plus.

   Ce n’était sûrement pas légal, mais au moins, c’était une solution. Gardant un petit temps d’attente, Sophie continua :

   — Est-ce que tu peux te trouver un travail ? Tu as des diplômes ?

   Lucie baissa encore plus la tête, regardant ses genoux, les joues maintenant cramoisies. Elle n’avait rien.

   — Je… je suis dans la rue depuis longtemps et… je n’ai rien de tout cela. Je suis…

   Sophie n’attendit pas la fin de la réponse, et appuya amicalement sa main sur son épaule. Elle observa une nouvelle fois Lucie, analysant sa posture, son visage, son physique. Derrière son accoutrement hétéroclite, elle avait du potentiel.

   — Tu as déjà servi dans un restaurant ? demanda-t-elle avec un large sourire.

   Lucie releva ses yeux humides dans lesquels brulait soudainement une lueur d’espoir.

   — Oui, deux été de suite, pourquoi ?

   Sophie se redressa quelque peu, regardant son interlocutrice bien en face.

   — Parce que… je manque d’une serveuse. En t’observant, je me dis que tu ferais bien l’affaire. Ce n’est pas le meilleur métier du monde, mais si ça te dit, je suis prête à t’engager.

   La chaleur que dégageait Sophie se répercuta sur Lucie, et débordante d’une joie soudaine, cette dernière lui sauta dans les bras, entourant la jeune femme pas très à l’aise.

    — Mer… merci ! Je serais à la hauteur !

   Peu habituée à ces élans d’affection, Sophie ne sut comment réagir et lui tapota maladroitement l’épaule. Ressentant sa gêne, Lucie s’éloigna en douceur, de nouveau honteuse.

   — Pardon, je me suis emportée, dit-elle.

   — Non ce n’est rien, répondit Sophie en s’époussetant l’épaule. Je ne suis juste pas vraiment habituée.

   — Vos amis ne vous font pas de câlins ?

   — Je n’ai pas… Sophie ne finit pas sa phrase, un peu rouge à son tour, et enchaîna :

   — Quand es-tu disponible ?

   — Dès demain si vous le voulez !

   Lucie souriait de plus belle, pour se vendre. Sophie le lui rendit, amusée, et tapota sa jambe en signifiant que c’était parfait.

   — Pourquoi vous êtes si gentille ? demanda Lucie.

   — Tu peux me tutoyer si tu veux ! s’esclaffa Sophie. Et si nous voulons qu’Edmond nous aide, il faut bien que nous vous aidions nous aussi non ? Et puis, tu as l’air serviable, et tu es jolie, alors tu seras parfaite pour ça. Je te rassure, tu ne travailleras pas que le soir, tu auras du temps libre avec lui.

   Lucie fit une moue interloquée.

   — Euh… vous êtes bien ensemble ?

   — Non-non ! s’exclama Lucie. Pour… pourquoi tu dis ça ?

   — A ta façon de le regarder, de rester derrière lui, je ne sais pas, j’ai cru, dit Sophie. Je suis désolée.

   — Je ne… Il a été très gentil avec moi, répondit Lucie d’une voix timide. Il est la seule personne avec qui je me sens en sécurité aujourd’hui, mais je ne le connais que depuis quelques jours.

   Sophie fit mine d’acquiescer, mais elle n’y croyait guère.

   — Et de toute façon… poursuivit Lucie, je ne peux plus être avec quelqu’un.

   — Tu ne peux plus ? Parce que ? demanda Sophie, soudainement très curieuse.

   Lucie coupa net, furieuse contre une entité inconnue, et changea de sujet. C’était un fait qu’elle refusait d’aborder.

   — Tu as déjà ton restaurant ? demanda t-elle l’air de rien. Quel âge as-tu ? Si ce n’est pas indiscret ?

   Sophie, bien que surprise par le changement brutal de conversation, se mit à parler de son affaire avec une certaine fierté.

   — Vingt-trois ans. J’étais une surdouée de la cuisine. J’ai fini mes études à seize, à dix-neuf j’étais déjà chef. Et…

   Baissant les bras, une plainte profonde sortit en un long souffle de sa bouche.

   — Il y a quatre ans, mon père est mort. J’ai touché un gros héritage. C’est là que j’ai rencontré Rose. C’est elle m’a conseillé d’ouvrir mon propre restaurant. Elle a eu raison. Cela fait deux ans qu’il est ouvert maintenant et, sans vouloir me vanter, il marche du feu de dieu. Rose m’a permis de ne pas couler.

   Elle ressentit les yeux interrogateurs sur ce dernier point.

   — Période difficile de ma vie, assuma-t-elle.

   Lucie ressentit une profonde compassion. Sophie, bien que beauté froide et embourgeoisée, était en son fond impactée de blessures. Un point commun qu’elles partageaient, même si leurs cicatrices avaient des origines différentes. Sous ses airs mélancoliques, la jolie rousse assura qu’aujourd’hui, tout allait bien.

   Rose, Laurent et Edmond revinrent alors du laboratoire. Sur son bras, Lucie remarqua le coton et le sparadrap.

   — De quoi vous parliez ? demanda Rose.

   — Du restaurant, mentit à moitié Sophie. Je fais en sorte de réussir à embaucher Lucie.

   — Ah, c’est que tu dois lui plaire alors Lucie !

   Lucie sourit à Rose. Passant derrière sa tendre, la guerrière l’entoura de son bras, et murmura quelque chose à son oreille, qui fit pouffer Sophie. Elles s’embrassèrent. Lucie remarqua l’amour débordant de leurs yeux. Une complicité sans nom.

   Rose m’a permis de ne pas couler.

   C’était sa bouée. Se tournant vers Edmond, elle inspecta son pansement minutieusement en essayant de ne pas lui faire de mal. 

   — Qu’est ce que vous avez fait alors ? demanda-t-elle. Ses yeux observèrent son bras, son torse, et divergèrent vers son visage. Ce n’était pas vraiment un tombeur. Il n’était pas grand. Il était maigre. Ses yeux ? Banal. Ses cheveux ? Bof. Ses sourcils étaient beaux. Il était différent. Elle se rendit compte qu’elle n’arrivait pas à détacher son regard, une fascination nouvelle la bloquait. La remarque de Sophie lui avait elle embrumé l’esprit ?

   — Lucie ?

   — Euh… oui quoi ?

   — Je ne sais pas, tu as eu l’air absent d’un coup. Je te disais qu’ils ont fait des analyses et qu’on a testé mon pouvoir.

   D’accord, fit-elle d’un signe de tête. Son regard était toujours fixé à lui, mais elle n’avait toujours pas l’air d’être là.

   — Je vais venir m’entraîner ici. Et toi alors, Sophie te prends dans son restaurant ?

   Toujours sans prononcer le moindre mot, elle fit oui de la tête.

   Le grincement des gons indiqua que Laurent venait de partir. Pierre n’était plus là depuis un certain temps. Le couple se rapprocha d’eux :

   — Bon, en tout cas, se fut un ravissement de faire votre connaissance, leur dit Rose guillerette. Edmond, je t’attends jeudi prochain.

   Il fit oui de la tête.

   — Et je voudrais savoir, ajouta Sophie, si vous êtes disponibles le jeudi soir d’après ?

   — Pour ?

   — Un dîner tous les quatre, chez nous.

   Lucie et Edmond s’échangèrent un regard, et répondirent à l’unisson :

   — Oh oui, ce serait avec plaisir !

   Rose jubila intérieurement. Recrue, check.

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