Lydie trouve la vie vraiment injuste.
Elle se sent bête d’avoir cru avoir ce qu’il faut pour être heureuse. Un mari. Deux enfants. Trois petits-enfants. Mais, cela ne suffit pas.
Cela ne suffit plus quand l’état de santé de son mari et de sa fille déclinent à vue d’œil.
Elle se demande si Gilles, son époux, la reconnaît toujours. Parfois, il la regarde d’un œil curieux. Comme s’il la découvrait pour la première fois. Et, Lydie ne supporte pas de le voir la scruter comme une intruse dans sa propre maison.
Elle sait qu’elle a le soutien d’Anton et de Michelle, ses enfants. Mais, elle n’ose pas trop s’appuyer sur eux. Elle ne veut pas paraître faible. Elle ne veut pas qu’ils se fassent du souci pour elle. Ils ont leur propre vie maintenant. Lydie ne veut pas les déranger plus que de raison.
Alors, elle porte un masque pour dissimuler ses peurs et ses angoisses. Elle brode, elle tricote, elle prépare des repas qui font plaisir à ceux qu’elle aime. C’est sa petite satisfaction personnelle.
Sauf quand Gilles oublie qu’il raffole du gratin de choux-fleurs de sa femme. Dans ces moments-là, elle a l’impression de brasser de l’air. De prendre part à une bataille dont la défaite a déjà été annoncée.
Mais, elle ne se voit pas renoncer. Elle ne peut pas. Même si cela lui coûte une quantité d’énergie considérable.
Lydie a toujours tant donné pour les siens. Sa fille aussi en a besoin. Comme Gilles, Michelle se bat contre la maladie. Un cancer qui lui a valu des séances de chimiothérapie et de dialyse. Puis, les reins et le foie ont commencé à montrer de grands signes de faiblesses. Il n’y a pas si longtemps, toute la famille a cru qu’elle allait mourir. Désormais, Michelle semble en passe d’avoir une greffe qui pourrait la sauver. Lydie essaie de s’accrocher à cet espoir. Malgré la peur de le voir s’envoler au loin.
Au fond, la mère d’Anton et de Michelle se doute que les gens se sont aperçus qu’elle n’est pas bien. Sans doute qu’ils comprennent, même. Qu’ils compatissent.
Pour autant, il n’est pas question de s’épancher. Si elle cède à l’apitoiement, aux larmes, si elle devient sensible à la compassion des gens, elle sait qu’elle ne s’en relèvera pas. Alors, elle supporte cette météo intérieure orageuse.
Lydie s’imagine comme cela : un nuage au-dessus de la tête, avec une pluie diluvienne dont chaque goutte percute violemment le dessus de son crâne pour la désarçonner, la mettre à terre.
Cet orage et cette nuit ne cessent jamais de la harceler depuis que l’Alzheimer de Gilles a été décelé.
Dès que Lydie met un pied dehors, elle se dit que les autres doivent la dévisager. Elle, cette pauvre femme déprimée sur qui la vie a décidé de s’acharner.
Elle ne désire la pitié de personne.
Elle ne se pose même plus la question de savoir si les passants qu’elle croise sur sa route sont heureux ou pas.
Aucun étonnement quand elle voit une jeune femme sous un parapluie alors que le ciel est bleu azur sans aucun nuage.
Aucune réaction quand elle rencontre des enfants fouler la neige en claquettes.
Elle porte son masque. Elle fait ce qu’elle peut pour faire face.
Même si elle n’est plus que l’ombre orageuse d’elle-même.