Si peu de temps pour vivre
Les pompes funèbres « Dormance & Cie », installées en bordure du vieux cimetière d’Ossenoir, étaient célèbres pour leur discrétion, leur silence, et leur odeur persistante de cire froide et de fleurs fanés. À l’arrière, dans la salle de thanatopraxie, Claire Sépulcre, une femme austère et méticuleuse, réparait les morts avec l’amour qu’on donne aux secrets.
Ce soir-là, on lui amena le corps d'un enfant.
Émile. Huit ans. Mort par noyade dans les marais au nord d’Ossenoir, non loin du vieux manoir de Malebrume. La mère, hébétée, n’avait dit qu’une phrase : « Il était si curieux. Il aimait courir partout… »
Claire déballa doucement la housse funéraire. L'enfant semblait... vivant. La peau était encore chaude. Le teint clair. Aucun signe de macération. Aucun bleuissement. Aucune rigidité.
Et ses yeux... Ses yeux ouverts paraissaient suivre les mouvements.
Claire fit venir le médecin légiste.
— Il est cliniquement mort. Ce que vous voyez est un réflexe nerveux. Rien d'autre.
Mais Claire n'était pas convaincue. Elle l’avait vu cligner des yeux.
Elle décida de veiller le corps cette nuit-là.
Minuit passa. Seule dans la salle de préparation, baignée d’une lueur bleuâtre, Claire rédigeait quelques notes. Puis, un grincement. Léger. Humide.
Elle leva les yeux.
Le petit corps avait tourné la tête vers elle.
— … Madame ?
Claire laissa tomber son stylo. Le son était fluet. Enfantin. Elle ne rêvait pas. Son cœur battait si fort qu'elle en entendait le tambour dans ses oreilles.
— Émile ?
Les yeux de l’enfant s’embuèrent de larmes épaisses et noires, qui coulaient lentement sur ses tempes.
— Je... je veux pas être mort. Il m'a poussé. C'était pas un accident. Il m'a dit que j'étais trop curieux.
— Qui, Émile ? Qui t'a fait ça ?
— Je jouais près du marais, près du manoir. Il est sorti de la brume. Il avait un manteau long, et des yeux qui brillaient comme des flammes. Il portait des gants en cuir. Il sentait... bizarrement.
Claire sentit la nausée monter. Le petit corps tremblait, sans respirer.
— Il m’a demandé ce que j’avais vu. Il a souri quand j’ai dit que j’avais entendu les cris. Il m’a dit que je parlais trop. Et il m’a poussé. La vase est entrée dans ma bouche. J’ai senti mes poumons se remplir. J’ai vu les silhouettes dans l’eau. Il y avait d’autres enfants. Ils flottaient. Bougeaient encore.
Claire recula d’un pas.
— Tu veux que je t’aide ?
— Oui. S'il vous plaît. Il faut l'arrêter. Il va recommencer. Il fait partie du marais maintenant. Il les enterre dans la tourbière. Il dit qu’il les garde pour plus tard. Il aime… quand ça gigote encore.
Claire hocha la tête. Son regard se voila de larmes. Une terreur ancienne, primitive, grimpait en elle.
Mais soudain, la température chuta.
Un givre noir se forma sur les carrelages, grimpa le long de la table en acier. Les murs semblèrent gémir, distendre les sons comme à travers un liquide. L'enfant écarquilla les yeux.
— Il arrive ! Fuyez ! FUYEZ !
Un hurlement retentit, comme venu du fond des âges. Claire sentit l'air se contracter, devenir dense et hostile. Une brume noire suinta des conduits d’aération, rampa jusqu’à la table.
Des mains d'ombre apparurent, griffues, longues comme des lianes, tentant d’agripper Émile. Elles laissaient des traînées de moisissure là où elles passaient. L’une d’elles traça un mot sur le sol : TAIS-TOI.
Claire recula, glissa sur le givre, se releva tant bien que mal. L'enfant hurlait. « Madame ! MADAME ! AIDEZ-MOI ! »
Mais il était trop tard. Un voile obscur engloutit la table. Des cris étouffés, d'autres voix d’enfants, jaillirent de la brume comme une chorale perdue dans l’oubli.
La lumière s’éteignit. Le silence retomba. Épais. Absolu.
Claire s’échappa en courant, les jambes flageolantes, le souffle court. Elle traversa la rue, hurla seule, sans réponse. Elle passa le reste de la nuit dans une église vide, les mains gelées, le cœur battant comme un tambour de guerre.
Le lendemain, revenue avec les secours, elle trouva la salle vide.
La table de préparation était recouverte d’eau. L’eau était encore tiède.
Pas de corps. Pas d'empreintes. Juste un message griffé sur la vitre, accompagné d’un dessin d’enfant, trempé dans le sang :
"Il est à moi maintenant."
Claire resta longtemps figée. Puis, lentement, elle tourna les yeux vers le marais.
Et jura de retrouver le monstre qui tuait les enfants d’Ossenoir.
A la prochaine,
Scrib.
C'est vrai qu'en y repensant cette phrase est assez glauque...
A bientôt ^^
Je vais commencer par une petite remarque. "Je jouais près du marais, près du manoir. Il est sorti de la brume. Il avait un manteau long, et des yeux qui brillaient comme des flammes. Il portait des gants en cuir. Il sentait... la mort". je trouve que le "il sentait la mort" est peut-être en trop dans le vocabulaire d'un enfant de huit ans. Peut être juste mettre la peur qu'il a eu en voyant cette chose le faire tomber.
Sinon on sent que les histoires d'ossenoir commence à prendre une nouvelle tournure. Des gens vont agir.
je continue :)
Contente de voir que la suite te plaît toujours :-)
Tu as raison pour l'enfant, à vouloir écrire certaines choses on en oublie le personnage qui parle ! J'ai donc fait une petite modification, merci ! ;-)