9. Cerise

Chère Jade,

J’espère que tu te portes bien, ainsi que Tiphaine. Je suis content de pouvoir dire qu’ici tout le monde va pour le mieux. Hermine est revenue de son séjour chez vous avec plus d’énergie encore qu’elle n’en avait en partant, ce que je n’aurais pas cru possible. Oncle Jasmin est d’humeur beaucoup plus légère depuis son retour. Tu le connais aussi bien que moi : il n’allait pas dire à Hermine à quel point son absence lui pesait au risque de lui faire écourter ce premier voyage auquel elle rêvait depuis si longtemps. Je ne voulais pas non plus faire rentrer Hermine plus tôt que prévu, mais j’ai tout de même pris soin de lui faire sentir que son retour était attendu. Oncle Jasmin aurait difficilement supporté qu’elle prolonge son séjour. Je crois bien que son amour pour elle s’est démultipliée depuis le décès de Tante Gaëlle. J’ignore comment il réagira quand Hermine repartira pour le tour du monde qu’elle prévoit. Certes le projet n’est pas encore d’actualité, elle n’a que dix-huit ans après tout, et beaucoup de choses à préparer pour faire de ce voyage une réussite. Cela ne m’empêche pas d’appréhender un peu. J’espère qu’Hermine le ménagera, ce n’est pas sa spécialité dernièrement, même si je vois qu’elle essaie.

C’est Oncle Jasmin à vrai dire, qui m’a conseillé de t’écrire. Il a remarqué qu’Hermine et moi passions moins en moins de temps ensemble. Je ne le vis pas aussi mal qu’il a l’air de le croire. Contrairement à lui, la solitude ne me fait pas peur, au contraire. En outre, je suis loin d’être seul. Même s’il reste surtout dans la serre ou dans son bureau, Oncle Jasmin quitte rarement la maison. Même si elle passe le plus clair de son temps à se promener dehors ou à écrire, Hermine n’est jamais loin non plus. Enfin, la famille de Léon est plus proche que jamais de la nôtre. Madame Manuela gère la maison et toutes les affaires que Jasmin peine à prendre en charge. J’essaye d’apprendre un peu l’administration auprès d’elle, mais c’est très ennuyant et tellement chronophage. Son mari, Monsieur Leslie, me sollicite régulièrement pour ses lectures. Nous allons aussi marcher ensemble sur la plage une fois par semaine, chacun avec notre canne, à un rythme qui ferait bouillonner Hermine d’impatience. Quant à ce cher Léon lui-même, il jongle admirablement entre son travail d’ouvrier agricole, ses études de botanique et de zoologie, et les visites intempestives de ma cousine.

Léon et moi avons passé de bons moments ensemble tandis qu’Hermine était sur le continent avec toi. L’hiver est une période calme pour les agriculteurs et une saison propice à des discussions confortables près du feu de cheminée. Nous avons notamment parlé ensemble d’Hermine. J’ai appris de Léon ce que j’avais déjà plus ou moins observé par moi-même : il n’arrivait pas à déterminer si ses sentiments à l’égard de ma cousine étaient ceux que l’on éprouve pour une véritable amoureuse ou simplement pour une amie d’enfance qui lui est précieuse. Ce qui est amusant, c’est que ma cousine de son côté ne s’est jamais posé la question, ou alors simplement le temps d’une soirée, puis le doute s’évaporait. Cela m’a d’autant plus étonné de voir mon ami se tracasser à ce sujet. Je ne dis pas qu’il a tort : donner à Hermine une réponse dont il ne serait pas convaincu lui-même ne pourrait que les blesser tous les deux par la suite.

Puis au cœur du printemps, ma cousine est revenue et il n’a plus été question de moi pour l’une ou l’autre de ces tourterelles. Je ne leur en veux pas, mais je ne peux pas dire que ce soit agréable d’être tenu à l’écart. Ils ne font même pas exprès, un seul regard échangé entre eux et je suis tout bonnement oublié. Les doutes de Léon se sont dissipés aussi sûrement que ceux qu’avaient pu avoir momentanément sa fidèle soupirante. Pas plus tard qu’hier, je les ai vu s’embrasser sous les cerisiers. Hermine est venue toquer à la porte de ma chambre le soir-même pour me raconter. Quand je lui ai révélé que je les avais surpris à leur insu, elle en a profité pour ramener le sujet sur moi et m’a demandé si cela m’avait donné envie d’embrasser quelqu’un aussi. Je peux bien te dire ce que je lui ai répondu, à savoir que les cerises bien mûres au-dessus de leurs têtes me faisaient bien plus envie, et que les voir tous les deux comme des amoureux, à défaut de m’étonner, m’a beaucoup embarrassé.

Tu es peut-être surprise par la tournure des évènements. Sache que je ne l’étais pas. En réalité, Hermine me pose régulièrement des questions sur ma situation amoureuse, ou plutôt sur mes attentes romantiques de la vie, comme elle dit. Je crois plutôt que c’est elle qui attend : depuis notre enfance elle guette le moment où nous pourrons en discuter ensemble avec le même enthousiasme. J’apprécie qu’elle s’intéresse à moi, et elle se montre toujours très compréhensive, mais ces conversations ne sont vraiment pas aussi passionnantes que celles que l’on pourrait avoir en parlant d’autres choses.

Je me demande maintenant comment tu as vécu le fait que tes amis Jasmin et Gaëlle deviennent un couple alors que tu restais seule. Je parle de l’époque où tu n’avais pas encore rencontré Tiphaine, bien sûr. Mais peut-être que tu as eu d’autres relations avant dont je ne sais rien. Mes interrogations sont indiscrètes, je te demande pardon, je crois que ma cousine commence à déteindre sur moi. Il vaut sans doute mieux que je m’arrête là avant de m’égarer davantage.

J’espère que je ne t’ai pas trop ennuyée, je n’ai pas le talent d’Hermine pour écrire des lettres ; ce qui n’enlève rien au plaisir que j’en ai.

Je t’embrasse,

Basile