Dette

Par Elore

Dolcett n’a pas réagi. Son visage tuméfié est retombé sur le côté, j’ai pris appui sur mes jambes vacillantes pour me relever, foncer vers elle et ses cheveux trempés, ses yeux larmoyants sous l’ondée.

Lola n’avait jamais été aussi belle.

Mes mains se sont tendues en avant, enserrant son visage alors que je trébuchais sur quelqu’un, me mettait à son niveau. Et c’est à croire que mon cœur voulait sortir, vu sa façon de battre.

J’ai voulu, j’ai tellement voulu plonger mon visage dans son cou pour mieux sentir son odeur, mais le désespoir dans son regard m’a arrêtée. Souffle court, haletant, j’ai suivi ses larmes jusqu’à ses genoux, où gisait une tête familière.

Je ne sais pas pourquoi son nom des rues m’est venu en premier. Dans un souffle, j’ai laissé échapper son matricule.

- ... Steel ?

Mon frère avait le visage ensanglanté et le regard trouble, nimbé de cette assurance insupportable qui avait été son arme pendant longtemps. Une tâche sombre a attiré mon regard, j’ai vu qu’elle grignotait ses vêtements de plus en plus vite comme un vortex qui menaçait de tout emporter.

La même que le soir du gala, mais plus vorace encore.

La plaie de trop, comme on l'appelait.

Ma respiration s’est accélérée. Mue par une panique soudaine, j’ai voulu y poser mes mains, tenter de stopper l’hémorragie. Un sanglot s’est échappé de la gorge de Lola alors que la main de Hakeem se levait faiblement, se posant sur les miennes.

- Arrête... ça sert à rien.

- Économise tes forces.

Entre le sang, la pluie et le sel, je peinais à voir la peine dans son sourire.

- Ferme-la. On va... on va panser ça. Et te ramener en lieu sûr, tu vas pas crever ici.

La main de Lola s’est accrochée à mon épaule.

- Raïra...

- Tu vas pas crever ici !!

Un rire silencieux a secoué les épaules de mon frère et j’ai senti le sang s’écouler de plus en plus vite.

- C’est fou ce que t’es bornée...

- Arrête de rire, putain.

- Ok, si tu arrêtes de pleurer.

Sa main s’est recroquevillée dans une tentative de m’arrêter. Alors que le sang grignotait tout, j’ai compris que mon frère allait m’échapper. Alors que la réalisation me frappait, il a saisi l’une de mes mains avec une force étonnante.

- Raï... j’ai plus beaucoup de temps.

Son regard a happé le mien, et j’ai été horrifiée d’y lire la plus tranquille des déterminations.

Mon grand frère était serein, plus que jamais.

- Après tout ce que tu as vécu... je te devais au moins ça. Protéger ta belle... te permettre cette vie...

Il s’est figé, a commencé à tousser. Animée par une panique abyssale, j’ai serré sa main comme pour la broyer, comme si je pourrais le retenir.

- ... vous devez partir. Loin d’ici... vous devez... construire quelque chose loin de cette putain de ville.

J’ai secoué la tête comme une enfant, essuyant rageusement l'eau qui brouillait son image. Un sourire étrange s’est dessiné sur ses lèvres, l'expression d'une tendresse qui m’a ramenée des années en arrière.

Soudain, son débit de parole s’est accéléré. À l’élan d’urgence qui a traversé ses prunelles, j’ai compris qu’il n’en avait plus pour très longtemps.

- ... j’ai merdé avec toi, Raï. Et je ne cherche pas le pardon, je pense que... que ce n’est pas possible.

- Dis pas ça !

Je sanglotais, pathétique comme jamais, alors que je lui mentais :

- Je te pardonne tout.

Il a ri, une fois de plus.

- Promettez de prendre soin... du chien...

Hakeem a à peine prononcé cette dernière syllabe que son visage s’est figé, perdant le reste de ses couleurs. Avec horreur, j’ai vu la lueur de ses yeux s'immobiliser puis disparaître. De longs frissons ont commencé à me parcourir, douloureux comme des lames. Et je le jure, à cet instant la main de Lola sur mon épaule suffisait à peine à me rattacher, me rappeler que j’avais encore quelque chose à perdre.

 

Peut-être que si j’avais été une meilleure personne, le destin m'aurait accordé plus de temps pour le pleurer.

Mais je n’étais pas une bonne personne et soudainement, la main de Lola s’est levée.

Sa voix a tremblé, animée d’une colère qui ne lui ressemblait pas.

- Pas un pas de plus.

 

Forcément, le monde ne pouvait pas s’arrêter de tourner. Dans le reflet des yeux de Lola, j’ai vu une silhouette. Mon instinct de survie a annihilé toute tristesse, me poussant à prendre appui sur l’asphalte alors que je me retournais, sortant mon propre flingue pour le pointer devant moi.

Le regard de Dolcett est passé de Lola à moi et ce n’est qu’à ce moment que j’ai vu qu’elle tenait une arme qui ne lui appartenait pas. La réalisation a dû le frapper en même temps que moi : on le tenait.

Enfin, le meneur du Nœud était à ma merci.

J’ai jeté un œil à Lola, lui ai fait comprendre que j’allais me lever. Elle a hoché la tête et a tenté de raffermir sa prise. Je me suis relevée très vite, ai fait quelques pas sur le côté.

- Rain, tu-

- À genoux.

Il n’a pas fait le fier, a su s’incliner au moment opportun. Prudemment, ses jambes se sont pliées alors qu’il se trouvait un chemin entre les corps, levait les deux paumes. J’ai fait quelques pas pour lui faire face, pendant que Lola restait derrière lui. Même la pluie ne pouvait pas apaiser l’extraordinaire lourdeur de l’instant, l'électricité qui parcourait le moindre de mes nerfs.

J’allais lui faire la peau.

J’allais lui faire la peau.

- Alors, qu’est-ce que ça fait de se retrouver à terre ?

J’ai aboyé, à vif, et Dolcett n’a pas bronché. Il s'est contenté d’énoncer, calmement :

- Si tu m’achèves, mes hommes ne te lâcheront pas.

D’un geste de côté, j’ai désigné le charnier.

- Quels hommes, Dolcett ? Tu as tout perdu, ici. Comme nous.

Un ricanement discret, absurde, lui a échappé.

- Tu crois que tous mes alliés sont morts ? J’ai les bras longs, Rain. J’ai de quoi vous hanter peu importe où vous irez. De la famille, des amis. Je vous conseille de ne pas me tester.

- Ta gueule !

Ma voix est montée dans les aigus et il m’a fallu faire appel à tout mon self control pour ne pas tirer un coup d’avertissement. Un silence a suivi mon cri, brisé par la voix de Lola.

- On fait quoi, alors ?

Je m’attendais à ce que Dolcett réponde, mais elle lui avait posé une colle. Quand le silence est devenu trop insoutenable, j’ai craqué :

- Je ne peux pas te laisser partir, Dolcett. Pas après ce que tu as fait aux miens... pas sans rien.

L’expression de son visage tuméfié s’est modifiée, doucement. Même à quelques mètres, je pouvais sentir les rouages de son cerveau tourner.

- Que voulez-vous ? Votre prix sera le mien.

Pour la première fois depuis qu’on l’avait coincé, mon regard est remonté vers Lola.

J’avais tant voulu que tout cela se termine.

En crochant mon regard au sien, je me suis rappelée que je le voulais toujours.

 

Un échange silencieux, puis mon regard est revenu se planter dans celui de Dolcett.

- Que vaut ta parole ?

Il m’a répondu sans bravade, mais sans peur :

- Autant que ma détermination, petite. Si mes hommes étaient encore en vie, ils pourraient te le témoigner.

J’ai voulu reprendre, mais une hésitation étrange a cloué ma langue. C’est Lola qui a déchiré le silence, imposant sa condition.

Tout ce qui comptait encore.

- Laissez-nous partir sans chercher à nous retrouver, et on vous laissera la vie sauve.

Il y a eu un temps, le monde s’est suspendu. Accrochée aux lèvres de Dolcett, je l’ai vu hésiter. Son regard est passé de ma cicatrice aux corps sous la pluie et - d’un coup - la tension dans ses épaules s’est relâchée.

- Ce sera tout ? Vraiment ?

J’ai lutté pour hocher la tête, gorge nouée.

- Ce sera tout. Tu as eu ce que tu voulais, non ? Tu t’es vengé. Mais...

Ma voix a tremblé, je m’en suis immédiatement voulu.

- ... je suis fatiguée. Je pense que toi aussi.

Il a hoché la tête, lentement. Avant d’énoncer :

- Je vais me débarrasser de mes armes restantes, et vous pourrez vous en aller. Mais si on se recroise... je ne promets rien. C’est clair ?

J’ai hoché la tête.

- De même.

Sa main a plongé à l’intérieur de son veston et il a laissé tomber la lame qui m’avait charcutée plus tôt, ainsi qu’un pistolet. Puis ses paumes se sont de nouveaux levées, le laissant attendre dignement alors que Lola récupérait ses armes. Elle a ensuite baissé la sienne, mais je n’y suis pas arrivée.

Quelque chose m’empêchait de capituler.

Il lui a fallu plusieurs pas pour me rejoindre, poser sa main sur mes bras. Appeler mon vrai nom, doucement, alors que des larmes traîtresses coulaient de nouveau sur mes joues.

- Raïra...

- J’y arrive pas, Lola, je te jure que j’essaie.

Très doucement, ses bras se sont refermés sur moi, amenant avec eux une chaleur cruelle. J’ai immédiatement eu envie de m’y perdre.

- ... c’est fini, je te jure que c’est fini.

- Et s’il essayait de nous tuer ?

- Il a eu sa vengeance.

À travers le brouillard, la voix de Dolcett a confirmé. Pourtant il m’en fallait plus pour lâcher mon arme.

- Hakeem.... j’ai perdu Hakeem à cause de lui, Lola.

Mes mains ont tremblé.

- ... j’ai tout perdu...

- Tu m’as, moi.

Sa main s’est posée sur les miennes et y a exercé une force. Sa gentillesse, mêlée à mon épuisement, m’ont fait baisser mon arme.

 

Dans cet instant figé, rien d'autre ne s'est passé.

 

La main libre de Lola est passée dans mon dos, y traçant des cercles réconfortants.

- Je suis fière de toi.

J’ai hoqueté, suffoquée par ce que je ne parvenais pas à dire. On s’est éloignées doucement, laissant dernière nous le chef du Nœud. Et je m’accrochais à Lola avec une force terrifiante, je n’arrivais pas à croire que tout était terminé.

 

Et j’avais raison, j’avais tellement raison de me méfier.

 

Il me restait encore une épreuve, à la limite du charnier.

Sous forme d'une main qui s'est élevée du champ de bataille et m'a attrapée par la cheville.

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