Au citoyen Pierre, fils de Vent
Étudiant en deuxième année, filière administration, district 8 de la région des Montagnes
Considérant les trente-cinq battements de cours que vous avez manqués,
Considérant que la raison avancée, à savoir des suspicions de fraude de l’entreprise Nous Savons, s’est finalement avérée infondée,
Considérant le peu de soin porté à votre enquête préliminaire,
Considérant votre affiliation manifeste au culte montagnard,
Considérant votre liaison suspecte avec la non-citoyenne Marthe,
Considérant les origines ennemies de ladite non-citoyenne,
Conformément à l’article 8, alinéa b, du code des fonctionnaires et apprentis fonctionnaires,
Suite à la réunion du conseil de discipline du 120e jour, 16e année, 8e empereur, Ve dynastie,
A été décidée la sanction suivante :
EXCLUSION DÉFINITIVE DE L’UNIVERSITÉ
Le professeur principal : professeur Glace, fils d’Ours, ce 120-16-8-V
Le scribe : maître Pluie, fils de Fauvette, ce 120-16-8-V
Le baron : seigneur Épicéa, fils de Loyal, ce 121-16-8-V
Pierre fixait le courrier sans comprendre. Exclusion définitive de l’université. Exclu. De l’université. Lui, Pierre. Exclu. Définitivement. Pas un avertissement, pas des points en moins, pas un redoublement, non. Exclusion définitive.
Pourquoi ?
Trente-cinq battements de cours ? Le temps qu’il avait passé sur le dossier Nous Savons n’avait empiété que sur ses révisions ! À la rigueur, il avait manqué les cours de musique, mais ceux-ci étaient facultatifs. Il y avait bien les deux journées pendant lesquelles il avait été malade, mais c’était près de six lunes auparavant…
Son enquête préliminaire sur Nous Savons ? Peut-être s’était-il effectivement trompé, il était prêt à l’admettre. Mais on ne pouvait pas dire qu’il avait bâclé son travail ! Il avait relevé une petite dizaine d’incohérences dans les archives, il avait recalculé les tarifs réels, ou en tout cas ce qu’il avait supposé être les tarifs réels, il avait même missionné une informatrice pour se faire embaucher là-bas. Alors peut-être avait-il commis une erreur, après tout il n’était qu’étudiant. Mais bâclé ?
Quant au reste des reproches qui lui étaient faits, Pierre devait avouer qu’il comprenait encore moins. Son affiliation manifeste au culte montagnard ? Il n’était pas affilié du tout au culte montagnard ! Qu’est-ce qui aurait pu laisser croire le contraire ? Son informatrice était visiblement une fervente pratiquante, mais si les administrateurs avaient été obligés de n’interagir qu’avec des fidèles de la religion impériale, il ne leur resterait plus grand-monde à administrer. Aurait-il dû supprimer de son rapport les informations récoltées par l’ogresse auprès des temples de la ville ? Peut-être ; mais dans ce cas-là, une simple remontrance aurait suffi. Quant à sa « liaison suspecte » avec la non-citoyenne Marthe, cela n’avait aucun sens. Leur relation n’avait jamais dépassé le cadre strictement professionnel. Ah, si ! Pierre était intervenu en sa faveur, lorsque son patron boulanger avait voulu en faire son esclave pour des prétextes fallacieux. En quoi était-ce une quelconque preuve d’une liaison entre eux deux ?
Au risque de médire, il avait l’impression que c’était leur enquête à eux qui était bâclée.
Mais il n’y avait aucun recours possible, et continuer à fixer les sponpoulpins dans la fontaine n’allait rien changer. Il savait ce qu’il avait à faire, ce n’était pas compliqué, il lui manquait juste la motivation. Alors il se concentra et réussit à se lever. Ensuite, les actions s’enchaînèrent mécaniquement. Traverser la rue, monter les escaliers, ouvrir la porte de sa chambre d’internat. Et commença à emballer ses affaires. Il n’en avait pas beaucoup. Après tout, les meubles, les draps et même ses uniformes appartenaient à l’université. Il récupéra ses vêtements de citoyen lambda, la tasse de porcelaine dans laquelle il buvait sa tisane le matin et son nécessaire de toilette. Il hésita cependant concernant ses notes de cours. Qu’allait-il faire de ses deux ans d’études ? Les laisser là pour permettre au prochain occupant de cette chambre de les consulter ? Les garder pour ne pas oublier ce qu’il avait appris ? À quoi bon ?
Pris d’une impulsion désespérée, il balança tous ses cahiers au feu. Le papier projeta une gerbe d’étincelles, dont aucune ne quitta l’âtre ; les flammes s’attaquèrent voracement à leur nouvelle proie et déchiquetèrent en un rien de temps les notes méticuleusement prises par l’étudiant. Pierre ne pouvait pas regarder ce spectacle plus longtemps. Luttant contre les larmes, il se précipita dehors, dévala les escaliers et se mit à courir dans la rue du capitaine Vert-de-Gris, droit devant lui, sans se retourner, comme si cela pouvait effacer le sacrilège qu’il venait de commettre.
Il s’arrêta à bout de souffle. Il n’avait pas couru très loin. Pourtant, il était déjà dans un quartier qu’il ne connaissait pas. Il fallait dire qu’il n’avait pas l’habitude de partir se promener. L’internat, l’administration, le marché et une poignée de restaurants suffisaient à son ordinaire. Là, il se trouvait au milieu d’un quartier résidentiel avec de jolies maisons en briques et d’élégants petits jardins. Il n’avait jamais mis les pieds ici.
Il pouvait faire demi-tour et rejoindre la rue du capitaine Vert-de-Gris. Seulement, il n’avait pas envie de faire demi-tour. Pas maintenant, pas tout de suite. Alors il continua tout droit.
Il finit par arriver à une place au centre de laquelle se trouvait un petit square. Il s’assit sur un transat et regarda autour de lui. Un atelier de couture proposait des retouches sur les vêtements usés. Plus loin, il remarqua un bar. Le bar n’était pas une mauvaise idée, un bon verre de quelque chose ne pourrait lui faire que du bien. Un lait de monoptère, un bon lait de monoptère bien chaud. Mais la carte n’en proposait pas. Il y avait bien du jus d’anémone, mais seul le jus d’anémone de chez Renard valait le coup. Sinon, on servait de l’eau pétillante, cette arnaque à paillettes qui était très jolie à regarder mais immonde à boire. Ou bien des boissons alcoolisées. Oh, et puis pourquoi pas après tout ? Pierre n’était plus à l’université, l’alcool ne lui était donc plus interdit. Il hésita à commander un cidre.
Puis il se dit que tant qu’à faire, autant tester l’hydromel. Un demi-glandor. C’était cher. Mais c’était juste pour tester. Le patron lui tendit une tasse de liquide ambré. Pierre le porta à ses lèvres et en but une gorgée. Hum ! C’était délicieux. Chaud, doux, sucré…
Mal à la tête. Pierre se réveilla avec cette seule sensation. Mal à la tête. Plaça ses avant-bras devant son visage. Tu m’étonnes que j’ai mal à la tête, avec ce soleil. Laisse-moi tranquille avec mon mal de tête. Quelle heure était-il ?
Allongé sur un tas de foin. Comment ? Pourquoi ? Son sac avec ses affaires. Il se souvenait vaguement d’être parti de l’université. Ensuite, le bar, l’hydromel, et puis…
Et puis rien. Juste le réveil dans le foin avec le mal de tête. Il comprenait, maintenant, pourquoi l’alcool était interdit aux fonctionnaires. Une tête lourde comme du plomb. Et plus aucun souvenir de ce qu’il avait fait.
Prudemment, Pierre tenta de se redresser en position assise. Sa tête tournait. Il avait l’impression d’avoir un bilboquet à la place du cerveau. Il renonça et se laissa retomber sur le dos. Le mouvement trop rapide déséquilibra le bilboquet, la balle tomba du bâton et rebondit dans tous les sens contre les parois de son crâne. Il n’avait jamais eu aussi mal à la tête depuis le jour où son père l’avait emmené à un concert de musique humaine.
« Notre petit étudiant est réveillé ? »
Cette phrase lui sembla aussi bruyante que six cornemuses. Il se recroquevilla sur lui-même et gémit.
« Eh bien, on dirait que l’alcool lui a fichu un coup ! Faucon, tu as ta potion ? »
Moins fort, suppliait Pierre dans sa tête, incapable d’émettre le moindre son.
« Tiens, dit une deuxième voix, bois ça. »
Une main se glissa derrière ses épaules, l’aida à se redresser ; une tasse se colla contre ses lèvres, et un liquide amer s’infiltra dans sa bouche. Docilement, Pierre avala le breuvage, puis retomba dans le foin.
« Ah oui, il est bien défoncé. Écoute, on va te laisser dormir. Tu as une cruche sur ta droite, et si tu te décides à te lever, on sera dans la cour de derrière. »
Pierre grogna et se cacha de nouveau le visage. Il faudrait interdire le soleil. Il s’imagina qu’il avait de grandes oreilles qu’il pouvait placer devant ses yeux, comme les sponpoulpins. Puis il visualisa des tentacules solidement accrochés à son tas de foin, pour que personne ne puisse l’en tirer, et une barrière de piquants infranchissable pour le protéger du monde extérieur. C’était parfait. Il réussit à fermer les yeux et replongea dans un léger sommeil.
Il avait un peu moins mal à la tête. Il ouvrit les yeux. Le soleil était levé, il faisait grand jour. On devait être le lendemain. Il se trouvait dans une sorte de grange, allongé sur un tas de foin. Les murs de pierre et la charpente de bois massif indiquaient une propriété plutôt cossue, bien loin du manoir, mais largement au-dessus de la bicoque.
Pierre entreprit de descendre de sa couche improvisée. Ses pieds nus – qu’avait-il fait de ses chaussures ? – se posèrent sur le sol de terre battue. Sa tête tournait un peu, mais il gardait l’équilibre. Une cruche d’eau l’attendait bel et bien, posée à même le sol. Il but à grandes gorgées, avant de s’asperger le visage avec la fin. Ah, cela faisait du bien !
Il commençait à retrouver quelques souvenirs de ce qui s’était passé cette soirée-là. Au bar, il avait bu une première tasse d’hydromel. Le liquide sucré l’avait réconforté, alors il en avait commandé un deuxième. L’heure tournant, d’autres personnes s’étaient installées à sa table, plusieurs tournées s’étaient enchaînées, il en avait offert plusieurs. Après quoi…
Après quoi deux gars étaient arrivés, s’étaient disputés avec ses voisins de table, puis avaient emmené Pierre avec eux. Deux gars ? Un ogre aux cheveux châtain clair, et un humain brun avec un gros nez. L’un d’eux s’appelait Faucon, et ils parlaient de lui en disant « le petit étudiant ». Pierre ne se serait pas attendu à tant de prévenance de leur part. Peut-être les avait-il mal jugés ?
« On sera dans la cour de derrière », avait dit Obélisque ; alors faute de meilleure chose à faire, le « petit étudiant » sortit de la grange.
Il se trouvait bien dans une sorte de ferme, à la campagne, mais pas trop loin tout de même de la ville qu’il voyait se dessiner à l’horizon. À pieds, il devait y avoir cinq ou six battements de trajet. Mais de toute évidence, ce n’était pas à pieds qu’ils se déplaçaient, puisqu’une voiture à deux chevaux se trouvait garée devant la propriété. Pas de chevaux en vue pourtant ; ils devaient être au pré.
Pierre entreprit de contourner la ferme. Comme annoncé, il arriva dans une petite cour, au sol planté d’herbe, dans laquelle Faucon et Obélisque faisaient des pompes.
« Allez, c’est l’avant-dernière série ! Un, deux trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze, quinze, seize.
- Ouf ! S’il te plaît, laisse-moi souffler un instant avant la dernière.
- Pas trop longtemps quand même, tu risquerais de te refroidir. »
Tout à leurs exercices, ils n’avaient pas encore remarqué Pierre. Celui-ci se demanda s’il devait les rejoindre ; mais il n’avait jamais été capable de faire des pompes, encore moins seize d’affilée. Par ailleurs, les deux hôtes avaient retiré leur haut, et Pierre n’avait aucune envie de les imiter.
« Allez, on s’y remet. C’est la dernière ! Un, deux, trois… »
Le décompte d’Obélisque était d’une incroyable régularité. Cela rassurait Pierre. Si les mathématiques fonctionnaient, alors le monde tournait dans le bon sens.
« Quatorze, quinze, et seize ! »
Faucon se laissa tomber sur le sol, visiblement épuisé. Obélisque, lui, se releva et attrapa une serviette. Son dos et ses épaules dégoulinaient de sueur. Il prit une cruche, but avidement, puis se retourna et aperçut enfin Pierre.
« Eh ! Mais qui voilà ? Salut petit ! Ça y est, tu as récupéré ? »
Décontenancé, le « petit » bredouilla un mélange désorganisé de « oui, ça va, et vous ? », de « merci de m’avoir hébergé » et de « que s’est-il passé, au juste ? ».
« Eh bien, on dirait qu’il est encore dans les vapes ! » rit Obélisque.
Pierre s’efforça de mettre de l’ordre dans ses pensées.
« Pardon, c’est juste que je suis un peu perdu. Je vous remercie de m’avoir accueilli, mais comment suis-je arrivé ici au juste ?
- On t’a trouvé dans le bar à Cuda, ivre comme une girafe des marais, attablé avec une bande d’arnaqueuses qui te poussaient à leur payer tournée sur tournée. On t’a tiré des griffes de ces sorcières et on t’a ramené ici. Mais qu’est-ce qui a bien pu pousser un étudiant ultra coincé comme toi à aller dans un bar, en premier lieu ? »
Pierre réfléchit. Puis se souvint. Et, probablement sur le coup de la fatigue et de l’alcool, il fondit en larmes.
« Je ne suis plus étudiant. J’ai été renvoyé sous des prétextes fallacieux. Juste parce que j’ai essayé d’aider une fille.
- Ah, les filles ! Le poison de notre société. Au moins, tu n’es plus dans cette administration pourrie. Et tu n’as nulle part où aller, je suppose ?
- Chez mes parents. Je n’ai pas vraiment envie, mais il faudra bien.
- Tu peux rester avec nous. On va t’apprendre à devenir un vrai homme, et tu pourras prendre ta revanche sur le système qui t’a renvoyé. »
Pierre les fixa, les yeux écarquillés.
« C’est vrai ? Vous feriez cela ? »