8. action (Marthe)

Le douzième carillon allait bientôt sonner. Marthe, à bout de souffle, retira sa flûte de son menton. Ceux qui disaient qu’il s’agissait d’un métier de fainéants n’avaient décidément jamais essayé ! Elle avait joué aussi longtemps qu’elle le pouvait, elle avait même gagné quelques centimes. Mais là, elle était épuisée.

Gardant sa flûte bien visible – c’était son alibi, après tout – elle sortit de sa besace la tourte qu’elle s’était achetée le midi-même. Petit luxe qu’elle s’offrait pour se donner du courage. Cet en-cas lui avait coûté bien plus cher que les quelques pauvres piécettes récoltées, mais après tout, elle n’était pas ici pour gagner de l’argent.

Ding… Ding… Ding…

Le carillon sonna. Bientôt, elle serait fixée.

Elle mâcha sa bouchée, sans se presser, les yeux rivés sur la porte de service de la maison d’en face. Ils n’allaient pas tarder à sortir… du moins, ceux qui sortiraient. Elle n’eut pas beaucoup à attendre. La porte s’ouvrit pour laisser passer un garçon à la tête blonde d’une dizaine d’années. C’était probablement un humain. Mais Marthe n’eut pas le temps de s’en assurer, car l’enfant s’empressa de déguerpir. Quelques instants plus tard, c’était au tour d’une fillette de race gnome aux cheveux tressés, rapidement suivie par un adolescent plus âgé. Il ne restait plus que le petit avec une cicatrice sur la joue… Non, celui-là finit aussi par sortir. Il pleurait, mais il était bien libre et vivant.

Marthe rangea sa flûte, ramassa son chapeau – elle avait gagné vingt-trois centimes de glandor – et prit la route du temple. Ce n’était pas le temple de l’avenue des Chanteurs, où elle allait prier toutes les octaines, mais celui d’un quartier moins excentré de la ville : le quartier des arènes. Le nom avait de quoi faire peur ; heureusement, les arènes étaient de l’histoire ancienne, il n’y avait plus de combats depuis longtemps et ces sinistres édifices avaient été reconvertis en théâtres ou en cours d’armes.

Dans tous les cas, ce n’étaient pas les arènes qui l’intéressaient, mais le vieux temple montagnard appuyé contre l’une d’elles. Elle passa entre les colonnes et ouvrit la porte. Elle était la première. Elle n’avait plus qu’à attendre les autres… Enfin, s’ils arrivaient. Et si l’un d’eux avait été chassé avant la fin du service ? Ou pire : emprisonné ? Qu’allait-elle faire s’il manquait l’un de ses coéquipiers ? Submergée par l’angoisse, Marthe s’accroupit sur les pierres froides du temple ; elle enserra ses mollets de ses bras, et enfouit sa tête dans ses genoux. Ce câlin à elle-même l’apaisa un peu. Un peu seulement. Elle restait morte d’inquiétude. À un moment ou à un autre, elle s’effondrerait. Mais il fallait que ce soit le plus tard possible, il fallait qu’elle tienne jusqu’à la fin de l’expédition. Si toutefois celle-ci avait lieu…

« Marthe ? Que fais-tu par terre ! J’ai failli te manquer. »

Elle releva la tête. C’était Lune. La tante de Hérisson. Une de ceux qui avait accepté de l’aider. Si Lune était venue au temple, cela signifiait que tous les enfants de l’équipe du couturier, qu’elle était chargée de surveiller, étaient ressortis de la maison. L’enfant enlevé était donc dans l’équipe de Mandragore. Enfin, à supposer qu’il y ait bel et bien eu un enlèvement… Après tout, Nous Savons aurait très bien pu cesser son vil trafic en voyant les autorités poser des questions.

« Marthe ! Mais que fais-tu, bon sang ? Tu ne peux pas te laisser abattre ! On doit rejoindre Mandragore, on a besoin de toi ! »

Lune avait raison. La jeune femme semblait d’ailleurs elle-même au bord de la panique. Alors Marthe rassembla son courage et se leva.

 

Un demi-battement plus tard, elles arrivaient au manoir des anémones. Mandragore était là, tapi dans la pénombre, feignant de fumer. En réalité, l’encensoir qu’il tenait à la main n’était pas rempli des herbes aromatiques dont les fées appréciaient des vapeurs, mais uniquement de bois vert. La fumée n’était qu’un prétexte. Marthe et Lune s’adossèrent à ses côtés.

« C’est Frimas, chuchota-t-il sans quitter la maison des yeux. Tous les enfants sont sortis, sauf lui.

- OK, continue à surveiller. On va se mettre un peu plus loin, Lune et moi, pour ne pas se faire repérer. »

Il semblait admis par tous que c’était Marthe qui donnait des ordres. Après tout, c’était son idée. Et même si elle était la plus jeune du groupe, elle était aussi la seule originaire du Royaume des Ogres, et donc, la seule à avoir reçu une formation militaire. Oh, ce n’était pas grand-chose, juste les réflexes de base pour se protéger, ou la conduite à tenir si jamais son village se faisait attaquer. Mais Lune, Mandragore et les autres natifs de l’Empire ne savaient même pas comment se protéger d’un tir de baguette magique… Alors la jeune fille de quinze ans s’était retrouvée à la tête des opérations, et toutes ces responsabilités ne faisaient que décupler son angoisse.

Puis Marthe pensa à son chat. La nuit tombait, et la pauvre bête devait miauler à la porte sans comprendre pourquoi on ne lui ouvrait pas. Peut-être resterait-il toute la nuit sur le seuil, peut-être s’en irait-il de lui-même, peut-être se ferait-il chasser par les voisins dérangés par ses miaous. Pourquoi pensait-elle au chat alors que plusieurs enfants étaient en jeu ?

Soudain, un bruit. La porte s’était ouverte. Deux hommes sortirent du manoir ; ils étaient habillés de gris sombre, l’un costaud, l’autre fin comme une brindille, mais tous les deux de grande taille.

« Eh toi ! Qu’est-ce que tu fiches planté devant la maison ?

- Je fume, répondit Mandragore. C’est la rue, messeigneurs, c’est à tout le monde.

- C’est la rue, mais c’est devant la fenêtre de notre dame, et tu lui gâches la vue, dit le gros. Déguerpis, le gueux, tu n’as rien à faire ici !

- En plus, ton fumoir est complètement à bout, ajouta le maigre. Ça ne sent plus rien, c’est juste les dernières fumées. Depuis combien de temps es-tu là ? Je jurerais t’avoir vu au carillon précédent !

- Je profite jusqu’à la dernière bouffée, improvisa le faux fumeur.

- Eh bien va en profiter ailleurs, reprit le maigre, on ne veut pas que tu viennes salir notre rue avec les cendres de tes mauvaises herbes.

- Et si on te revoit, on appelle un agent ! T’as pas l’air net, comme gars. »

Mandragore haussa les épaules et partit, balançant nonchalamment son encensoir d’une façon que Marthe ne jugea pas franchement convaincante. Il était à deux doigts du cliché de l’espion qui met les mains dans ses poches en sifflotant. Au moins était-il parti dans une direction opposée à leur cachette, à Lune et elle ; ainsi n’attirait-il pas l’attention sur elles. Puis il tourna dans une ruelle, et Marthe le perdit de vue. Qu’allait-il faire ? Allait-il rentrer chez lui, laissant les filles terminer seules ? Ou bien rester dans les parages pour rejoindre ses coéquipières dès que l’occasion se présenterait, au risque de se faire prendre, de finir en prison et elles avec ? Marthe n’avait aucun moyen de lui donner des directives, et de toute façon, elle ne savait même pas quelle option était la meilleure. Cette équipée était, de toute manière, une idée complètement folle. Quelle chance avaient-ils, à trois, de retrouver les enfants disparus ? Même empêcher l’enlèvement de Frimas semblait compromis !

 

Elle n’eut toutefois guère le temps de tergiverser, car à peine Mandragore hors de leur champ de vision, les deux hommes retournaient à la maison. Le temps de cligner des yeux, et ils ressortaient de nouveau ; mais cette fois-ci, le plus massif des hommes gris portait sur son dos un chargement volumineux. Marthe plissa les yeux pour mieux voir… Hélas, il s’agissait d’un sac. Impossible de savoir ce qu’il contenait. Toutefois, il avait la taille requise pour transporter un enfant. Elle se tourna vers Lune et hocha la tête. Elles allaient les suivre.

À ceci près qu’ils se dirigeaient vers elles. Si elles attiraient leur attention, ils feraient le lien avec Mandragore et ce serait fichu ! Une idée traversa l’esprit de Marthe, et sans perdre de temps, elle embrassa Lune sur les lèvres. Heureusement, Lune comprit et passa ses bras autour de sa taille, comme si elles étaient dans une étreinte amoureuse. Était-il courant, dans les beaux quartiers, de voir deux filles profiter d’un dernier baiser au clair des étoiles ? Marthe ne le savait pas. Mais elle entendit les deux hommes passer à côté d’elles sans s’arrêter. Visiblement, elles n’avaient pas l’air suspectes.

Une fois le danger passé, Marthe relâcha sa partenaire.

« Désolée, bredouilla-t-elle.

- Non, c’était une bonne idée », répondit Lune en évitant toutefois son regard.

Enfin, ce n’était pas le plus important. Il fallait suivre les types et repérer où ils emmenaient Frimas. Les enfants avaient besoin d’elles.

 

Sans grande surprise, les ravisseurs sortirent de la ville. Ils traversèrent un champ, puis s’engagèrent dans la forêt. Entre la nouvelle lune et les branches qui masquaient les étoiles, on n’y voyait plus grand-chose. Heureusement, le sentier qu’ils empruntaient n’était pas complètement abandonné, et Marthe réussissait sans trop de mal à les suivre. C’était plus difficile pour Lune, qui avait l’habitude de la ville.

Les hommes finirent par ralentir. Le glougloutement d’une eau vive et les quelques reflets brillants indiquaient un ruisseau. Le premier trafiquant, le maigre, s’affaira à traverser. L’entreprise n’avait pas l’air aisée : Marthe n’y voyait pas grand-chose, mais elle entendait des cailloux tomber à l’eau, des branches se casser, et le type jurer dans sa barbe. Comment diantre l’autre allait-il bien pouvoir passer avec Frimas sur le dos ?

Elle eut très vite sa réponse. Le porteur se tenait d’un côté, son acolyte de l’autre ; alors à la une, à la deux, et le sac s’envola au-dessus du ruisseau. L’homme maigre le rattrapa, sans aucune délicatesse, mais au moins le petit n’avait pas fini à l’eau. Puis le deuxième ravisseur entreprit à son tour la traversée.

Sans attendre, Lune se glissa derrière lui et lui asséna une forte poussée dans le dos. Il perdit l’équilibre, cria, puis tomba dans l’eau en un plouf sonore. Le ruisseau était donc une rivière… Est-ce que Lune venait de tuer le trafiquant ? Mais cette question restait le cadet de ses soucis, car l’autre type, le maigre, de l’autre côté de l’eau, les avait vues.

Du moins avait-il vu Lune. Marthe, elle, était restée bien cachée derrière les arbres. Depuis sa cachette, elle vit l’homme mettre la main à sa hanche, puis faire un geste compliqué avec le bras…

Elle se boucha les oreilles, ferma les yeux et se recroquevilla sur elle-même. Cela ne l’empêcha pas d’entendre le grondement terrifiant de l’explosion, ni de sentir, à travers ses paupières closes, l’éclair aveuglant qui traversa l’obscurité de la nuit. Une baguette magique. Ils avaient des baguettes magiques. Ils étaient vraiment dangereux.

Bon, c’était visiblement une petite baguette magique. Ou alors son porteur ne savait pas bien s’en servir. Quoi qu’il en fût, Lune s’était relevée et lançait à présent des pierres sur le trafiquant. Marthe savait ce qui lui restait à faire. Silencieusement, elle entreprit de traverser le ruisseau. Ses réflexes des sentiers de montagne ne l’avaient pas complètement abandonnée, et elle réussit sans trop de difficulté. Elle récupéra le gros sac – c’était effectivement un enfant qui se trouvait à l’intérieur – le chargea sur son dos et, toujours le plus discrètement possible, s’enfuit dans les bois. Il ne lui restait plus qu’à prier pour que Lune s’en sorte.

Dieu seul savait comment elle réussit à retrouver le chemin de la ville. Seule avec Frimas sur son dos, dans une forêt qu’elle ne connaissait pas, le cœur battant et le ventre presque vide, elle manqua plusieurs fois de s’effondrer. Heureusement, il n’y avait pas de bêtes sauvages dans ce bois à une lieue à peine de la ville. Elle réussit aussi à trouver un endroit pour traverser le ruisseau, mais elle termina tout de même avec les chaussettes trempées. Enfin, tremblante et épuisée, elle s’écroula sur le seuil du temple des arènes.

 

Ding… Ding… Ding… Ding…

Déjà le quatrième carillon ? Marthe se réveilla en sursaut. Elle allait être en retard ! Elle se redressa et remarqua le décor autour d’elle. Un très haut plafond avec une charpente, des murs de pierre, deux rangées de matelas alignées sur un sol de pierre. Elle se trouvait au temple. Alors elle se souvint. Elle n’avait plus besoin de retourner chez Nous Savons. Elle avait été renvoyée, et elle avait décidé de reprendre elle-même l’enquête abandonnée par l’administration. Le petit Frimas était bien à côté d’elle, il dormait à poings fermés malgré les conditions inconfortables du temple. En revanche, elle ne vit pas Lune. Allait-elle bien ? Ou avait-elle sacrifié sa vie pour sauver l’enfant ?

« Le bonjour, Marthe ! la salua le frère Valentin. Lune est à l’hospice, ajouta-t-il immédiatement. Elle est gravement blessée, mais elle s’en remettra. Nous n’avons pas revu Mandragore. »

La jeune fille hocha la tête, rassurée. Elle s’assit un peu plus confortablement sur son matelas et résuma brièvement au frère la soirée de la veille. Valentin entreprit ensuite de lui donner des détails sur l’état de santé de Lune ; mais à peine avait-il commencé qu’ils furent interrompus par un cri d’enfant.

Immédiatement, Marthe se boucha les oreilles.

Frimas et elle n’étaient pas les seuls à avoir passé la nuit au temple. Dans la religion des montagnes, les temples servaient aussi de refuge aux vagabonds et aux démunis. Ce matin-là, dans le temple des arènes, ils étaient une bonne vingtaine. Dont un très jeune enfant, presque encore un bébé. Son père le prit dans ses bras pour le réconforter.

« Je suis désolé, dit-il à Marthe.

- Ce n’est pas la peine de l’être, répondit-elle aussitôt. Je suis sensible au bruit, mais il est parfaitement normal pour un bébé de pleurer.

- Elle est sage d’habitude. Mais nous avons été attaqués par les Fleurs des Montagnes hier, notre maison a brûlé, nous avons dû fuir, et ça l’a terrorisée.

- Oh ! Toutes mes condoléances. »

Le bébé, bercé par son papa, avait fini par se calmer. C’était ce qui arriverait à cette famille, Marthe en était convaincue. La situation était difficile pour le moment, mais ils parviendraient à se reconstruire. Après tout, comme disait le proverbe, les fleurs des montagnes parvenaient toujours à survivre, même sur les sols les plus arides. Certes, c’était un proverbe ogre, et ceux-ci étaient des lutins. Mais les lutins n’étaient pas forcément moins bien lotis que les ogres. Ils étaient plus petits, plus faibles peut-être, mais en contrepartie, ils avaient besoin de moins de nourriture. Et les fées ne les haïssaient pas. Cela pouvait aider.

Puis elle se souvint que l’homme avait lui aussi parlé de fleurs.

« Si ce n’est pas indiscret… Que veux-tu dire quand tu dis que vous avez été attaqués par des fleurs des montagnes ?

- Tu ne les connais pas ? C’est ainsi que se nomment les ogres des districts 9 et 10 qui se rebellent contre l’Empire. Ils cassent, brûlent, pillent, détruisent, tuent, et ne laissent derrière eux que tristesse et désolation. Comme si c’était de notre faute si l’Empereur a fait exécuter le barbare qui leur servait de roi ! Quels sauvages, ces ogres. Enfin, je ne dis pas cela contre toi. Les ogres de l’Empire sont civilisés.

- Je viens du Royaume des Montagnes », répondit Marthe, glaciale.

Elle savait qu’elle aurait dû montrer de la compassion pour cet homme ; mais elle ne supportait pas que l’on insulte feu son roi.

« Sa Majesté Raphaël IV n’était pas un barbare. Il a donné sa vie pour son peuple, pour mettre fin à la guerre qui a été déclenchée par VOTRE empereur.

- Surveille tes paroles, Marthe ! »

C’était le frère Valentin.

« Je sais que tu es une fille bien ; alors ne m’oblige pas à te mettre dehors pour avoir manqué de respect à l’Empereur.

- L’Empereur n’est pas Dieu, siffla-t-elle entre ses dents.

- Mais les temples n’ont pas vocation à être un bastion de hors-la-loi. Alors ne dénigre plus jamais l’Empereur, et surtout, surtout, tiens-toi à l’écart des indépendantistes et de tous ces extrémistes sans foi ni loi ! Notre religion est une religion de paix.

- Si c’est une religion de paix, alors pourquoi défendez-vous l’Empereur ? Il n’est pas un homme de paix, il m’a pris ma mère et mon père, et il cautionne les enlèvements d’enfants de Nous Savons.

- Et ce que tu as fait pour les enfants de Nous Savons est bien plus respectable que les violences commises par ceux qui se battent contre l’Empire. »

La discussion avait fait du bruit. Tout le monde dans le temple les regardait. Marthe sentait grossir la boule dans sa gorge, comme à chaque fois que l’on parlait du Royaume déchu où elle avait grandi. Elle ne voulait pas s’humilier à pleurer devant tout le monde. Alors, le plus dignement possible, elle marcha vers la porte et sortit du temple.

 

Sur le chemin de la maison, ses pensées continuaient de la poursuivre. Elle avait dit n’importe quoi au frère Valentin. Elle aurait dû mieux défendre son roi au lieu de s’enfuir comme cela. Elle aurait dû rappeler qu’il avait donné sa vie pour mettre fin à la guerre, que les auto-proclamées Fleurs des Montagnes feraient mieux de respecter son sacrifice, d’ailleurs les ogres des Montagnes ne s’attaquait jamais aux civils, elle aurait dû jurer que ces gens-là n’avaient rien à voir avec elle ou avec son peuple… Avec ce qu’elle avait dit, elle était bonne pour l’excommunication. Elle arriva chez elle. Le chat n’était plus là. Il était allé voir ailleurs et il avait eu raison. Elle monta les escaliers, se laissa tomber sur son lit usé et pleura toutes les larmes de son corps. Lorsqu’elle eut terminé, elle regarda dans le garde-manger. Elle avait faim, mais il ne lui restait plus que des navets. Crus, les navets. Il fallait qu’elle se trouve un autre travail. Elle avait été renvoyée de Nous Savons, et elle ne s’était pas présentée à la bibliothèque la veille, donc elle pouvait probablement dire adieu à son travail là-bas. Il lui restait tout de même une partie de l’argent de la vente de sa maison. Sur les 200 glandors, en quatre lunes, 12 s’étaient déjà évaporés. Bon, ce n’était pas critique. Après tout, l’argent servait à être dépensé. Alors, sur un coup de tête, elle prit un glandor supplémentaire et partit manger une fondue à l’hostellerie du Pic de Neige.

 

Le fromage lui avait remis les idées en place. En premier lieu, elle devait aller voir la sœur Rose. Celle-ci la rassura :

« Je connais le frère Valentin. Le temple des arènes fait très attention à sa réputation : il y a des gens riches à côté, qui sauteraient sur le moindre prétexte pour faire fermer le temple. C’est uniquement pour cette raison qu’il a réagi aussi vivement. Mais tu n’as pas blasphémé, et il ne te fera pas excommunier. L’Empereur n’est pas Dieu, il faut juste éviter de le dire trop fort.

- Merci, sœur, murmura Marthe.

- Par contre, il a raison concernant les Fleurs des Montagnes. Les fleurs sont là pour égayer le paysage et redonner de l’espoir aux gens, pas pour les assassiner.

- Le pire, c’est que je le sais très bien, soupira-t-elle. Je ne sais même pas pourquoi je suis allée le contredire alors que je suis d’accord avec lui.

- Parce que tu t’en veux toujours d’avoir quitté ton village du Val aux Carottes, répondit la sœur Rose. Tu n’as pas encore complètement admis que tu as eu raison, et tu essaies de compenser, comme si tu avais besoin de prouver que tu n’es pas une traîtresse. »

Marthe baissa la tête. La sœur avait raison.

« Comme pénitence, tu iras aider aux cuisines du sanctuaire du culte impérial.

- Du culte… impérial ? répéta Marthe, abasourdie.

- Exactement. Ils autorisent n’importe qui à venir donner un coup de main, et en général, ils les laissent récupérer les restes. Tu ramèneras ta part au temple pour la communauté. Et demain, tu iras t’excuser auprès du frère Valentin.

- C’est tout ?

- Cela me semble suffisant. »

 

Marthe passa donc l’après-midi à cuisiner pour les prêtres de l’Empereur. Ces gens étaient vraiment à des lieues de l’abnégation et de la piété des sœurs et frères montagnards. Les prêtres ne vivaient pas dans le luxe, pas à ce point ; mais l’Empire pourvoyait à leurs besoins, nourriture comme vêtements. En plus, leurs services n’étaient pas gratuits, et leurs fidèles riches pouvaient donner jusqu’à dix glandors pour se faire dire l’avenir ou pour se faire recommander à leurs fausses divinités. Au moins, la prochaine fois que Marthe voudrait critiquer l’Empereur, elle saurait quoi dire.

Mais l’expérience ne fut pas que négative. Les prêtres avaient accès, aux frais de l’Empire, à des denrées variées et de qualité. La préparation des plats était supervisée par un chef cuisinier professionnel, sévère, désagréable, mais très compétent. Marthe apprit donc à griller les insectes, à cuire la gelée, à confire les fleurs et à confectionner les boulettes de riz. Et après le travail, elle repartit avec un panier entier de petits pains au sucre. Elle en mangea un, donna les autres à la sœur Rose, puis se prépara une poêlée de navets en essayant d’appliquer ce qu’elle venait d’apprendre. Rien à faire : il n’existait aucune recette miraculeuse qui permettait de donner bon goût aux navets.

 

Le lendemain était le Jour du Seigneur. Au temple du quartier des arènes, le frère Valentin était occupé à ranger les matelas dans la remise. Marthe avait bien réfléchi à ce qu’elle voulait lui dire :

« Je suis désolée de m’être mise en colère hier matin. Je souhaite par ailleurs préciser que je ne cautionne en aucun cas le fait d’attaquer des civils. »

Le frère la regarda, ouvrit la bouche, puis la referma. Il ne dirait rien. C’était son droit. Marthe se dirigea donc vers la sortie. Elle avait fait ce qu’elle avait à faire ; pour le reste, elle ne se souciait pas de ce qu’on pouvait penser d’elle au temple des arènes. Après tout, elle était affiliée au temple de la rue des chanteurs. Mais alors qu’elle tendait la main vers la porte, celle-ci s’ouvrit en grand et un ogre bouclé faillit lui rentrer dedans.

« Oh pardon, je… Marthe ? C’est toi que je cherchais !

- Mandragore ! Mais que t’est-il arrivé ? »

C’était bien Mandragore, en effet. Mais le jeune homme solide et beau de figure était à présent sale et échevelé. Il avait l’air épuisé et ses vêtements étaient en loques.

« Marthe. Je sais où sont les enfants.

- Que veux-tu dire ?

- Je vous ai suivies, Lune et toi, l’autre soir. Je suis resté loin pour ne pas me faire prendre. J’ai vu quand vous avez sauvé Frimas. Et après, j’ai suivi les types qui devaient le récupérer. Il y a un endroit, dans la montagne Alfred, où se cachent des malfrats. C’est eux qui ont les enfants. Il y a ta sœur Isabeau, le neveu de Lune, mon Anaïs, et les autres, tous les autres. Ils sont en vie…

- Dieu soit loué !

- Mais ils sont très affaiblis, et maltraités. Ils les frappent, ils les forcent à…

- Stop ! N’en dis pas plus. Ils sont en vie, c’est tout ce que nous avons besoin de savoir. Maintenant, il va falloir les libérer. Tu saurais retrouver l’endroit ?

- Oui. Mais on ne peut pas y aller seuls. Ils sont nombreux, au moins une quinzaine. Et ils sont armés, ils ont des épées et des lances et des baguettes magiques.

- Combien ont des baguettes magiques ?

- Euh, je ne sais pas, au moins trois ou quatre…

- Très bien, nous devrons trouver au moins vingt-cinq volontaires. C’est le Jour du Seigneur ; parles-en à la prière et je ferai de même à la rue des chanteurs. On va aussi avoir besoin de couteaux et de bâtons et de toutes les armes que nous pourrons trouver. Et de chevaux, au moins un cheval, et une charrette… Ah non, c’est la montagne, les charrettes ne passeront pas. Alors des chevaux, des licornes, des ânes, même des monoptères s’il le faut. On leur tombe dessus par surprise, on récupère les enfants et on s’enfuit le plus vite possible.

- Ne faudrait-il pas plutôt prévenir la police ?

- La police ? Tu plaisantes ? L’administration féerique se moque bien de nous. Non, on doit s’occuper nous-mêmes de nos enfants. Libre à toi de compter sur les fées. Mais moi, j’irai délivrer ma sœur moi-même. On ne peut pas faire confiance aux administrateurs. »

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