La porte disparut quand Mazarin la claqua derrière Charles.
Il se tenait au beau milieu du sentier sylvestre qu’il avait aperçu depuis le seuil. Il ne prêta aucune attention à la forêt qui l’environnait et, sans perdre de temps, il secoua la manche gauche de son uniforme pour en extirper le smartphone de l’éminence. Il observa l’appareil et appuya sur le bouton latéral qui en alluma l’écran. Les explications du cardinal s’avéraient utiles. Un pavé numérique apparut sous les mots Veuillez entrer votre code PIN.
De son vivant, il avait ouvert un grand nombre de coffres-forts sans avoir besoin d’outillage. Les hommes ont toujours aimé avoir le choix dans la date, pensa-t-il en pouffant de rire. Pris de scrupules, il se ravisa. Heureusement que sa femme ne l’entendait pas, car elle lui aurait fait de gros yeux réprobateurs. Elle détestait les contrepèteries, trop salaces et misogynes à son goût. Charles ne put retenir une larme en songeant à Louise. Il souhaita qu’elle soit au Paradis comme elle le méritait. Il se ressaisit, essuya sa joue et se remémora son entretien avec ce stupide ecclésiastique alcoolique. Quelle était sa date de naissance ?
– Un, quatre, zéro, sept, un, six, zéro et deux.
Code erroné.
Il réfléchit et visualisa les moments où le cardinal tapotait ses pouces sur l’écran. Le code ne se composait pas de huit chiffres, mais de six.
– Un, quatre, zéro, sept, zéro, deux.
Code erroné puis Dernière tentative.
– Zéro, neuf, zéro, trois, six et un la date de sa mort, formula-t-il sans ressentir la moindre hésitation.
« Plouc ! », le téléphone se déverrouilla. Chaque fois qu’il résolvait une énigme avec facilité, Charles éprouvait son fameux sentiment d’autosatisfaction. Durant sa jeunesse, il avait appris à le masquer pour tromper ses interlocuteurs. Pour autant, il ne s’empêcha jamais de se considérer comme supérieur aux autres. Il ouvrit l’application du répertoire et écrivit Napoléon dans le champ de recherche. Aucun résultat n’apparut sur l’écran. Bonaparte n’en donna pas plus.
Bonobo, un contact. Simple.
Il cliqua dessus et, imitant Mazarin, porta l’appareil à son oreille. Il entendit plusieurs sonneries sourdes.
– Mazou ! décrocha Napoléon 1er sur un ton ironique. Que me voulez-vous, petite raclure de fond de cul ?
– Votre Majesté, c’est moi. Charles Schulmeister.
– Monsieur Charles ! Quel bonheur de vous parler, mon vieux !
– C’est un sentiment partagé, votre Majesté.
– Veuillez me pardonner, enchaîna Bonaparte, j’ai cru que c’était ce connardinal. Ha, ha, ha ! Je ne peux pas l’encadrer et j’imagine que c’est réciproque. Je constate que vous n’avez pas perdu de votre esprit d’initiative, vous lui avez dérobé son téléphone ! Ha, ha, ha ! Il doit se faire dessous lui !
Chaque fois qu’il éprouvait de la satisfaction, l’Empereur versait dans l’euphorie démesurée.
– Il nous est interdit d’égarer un tel objet, continua-t-il souriant, sous peine de recevoir huit mille deux cents coups de fouets administrés par un monstre à douze bras. Ah ça, il va en baver le Mazarin ! Vous savez, ici ils ont…
– Votre Majesté, l’interrompit Charles, je préfère que nous poursuivions cette conversation face à face. Pouvez-vous m’indiquer une marche à suivre ? Je me trouve en terrain inconnu, sur un sentier au beau milieu d’une forêt et…
– Il vous a mis au Neuvième Cercle ? Mais quel sombre sot ! Vous méritez au moins le Second, si ce n’est le Premier.
– Vous me flattez, votre Majesté, répondit Charles désintéressé par la dérive du sujet. Puis-je me permettre de réitérer ma question ?
– Ha, ha ! Dans l’action, hein mon vieux ! Droit sur l’objectif ! J’ai toujours apprécié ce trait de caractère. Baladez-vous un peu, vous verrez c’est instructif. Je viens vous chercher dans cinq minutes.
– Très bien. À tout de suite, votre Majesté.
L’Empereur avait coupé l’appel avant qu’il ait terminé sa phrase. Cet homme n’avait pas changé d’un iota depuis leur dernière entrevue, il y avait bien longtemps.
« Cui-cui ».
Le téléphone s’alluma et un ruban blanc apparut sur lequel on pouvait lire : Bonobo – « tkt jfé vite. Ptn on va séclaté mdr ».
– Ah ! s’exclama Charles qui ne sut comment interpréter cette phrase.
Un autre message surgit sur l’écran, Carte SIM bloquée, veuillez contacter votre opérateur, tout juste avant que de la fumée ne s’échappe de l’appareil. Le cardinal avait dû repérer sa disparition et déclencher quelque tour de magie. Schulmeister le jeta dans les buissons et vit alors un présentoir qu’il n’avait pas remarqué. Celui-ci contenait une pile de dépliants dont la première page portait les mots Bienvenue au 9e !
Il en saisit un exemplaire, l’ouvrit et le lut.
« Bienvenue au 9e ! » est le résultat d’une réflexion menée par la Fédération des Enfers et du Tourisme Éternel (FETE) au sujet de l’accueil des nouveaux arrivants aux Enfers.
Bien sûr, si vous aviez été accepté au Huitième Cercle, la présente brochure serait intitulée « Bienvenue au 8e ! » et reprendrait les deux premières phrases de cette présentation, celle-ci incluse, mais modifiée en conséquence.
Bien sûr, si vous aviez été accepté au Septième Cercle, la présente brochure serait intitulée « Bienvenue au 7e ! » et reprendrait la première phrase de cette présentation, car la seconde serait identique à celle ci-dessus, si ce n’est qu’elle aurait évoqué le Neuvième Cercle au lieu du huitième. La troisième phrase serait modifiée en conséquence.
Bien sûr, si vous aviez été accepté au Sixième Cercle (…)
Ce texte ne présentait aucun intérêt. Charles passa à la page suivante.
Vous voici donc au Neuvième Cercle des Enfers et nous vous remercions de votre confiance !
Cet endroit est une forêt, votre forêt. Elle sera votre Enfer privé et exclusif.
Pour que l’expérience qui s’offre à vous soit la plus riche possible, nous vous conseillons d’y mettre toute votre âme (votre cœur est resté dans le monde des vivants, lol).
Alors, pourquoi une forêt ?
Par ses racines, elle puise dans la Vie et de ses cimes, elle touche les Cieux. Elle est le symbole par excellence du lien transcendantal entre le Matériel et l’Esprit. Vous avez adoré le Matériel durant toute votre existence. Si vous êtes ici, c’est que vous avez négligé l’Esprit dans une large mesure.
Vous avez fait preuve d’une absence totale de dévotion envers votre unique créateur qui est Dieu et nous ne pouvons vous en blâmer, car Il s’en occupe à notre place ! Oui, Dieu a pensé à vous. Sa plus belle joie est de vous faire amèrement regretter de vous être détourné de Lui. Tel est le cahier des charges qu’Il nous a demandé de respecter pour notre plus grand plaisir.
Ici, vous allez tenter de Le chercher, mais vous ne Le trouverez jamais. Cela créera chez vous un profond sentiment d’abandon qui sera le pire châtiment que vous auriez pu connaître tant votre désespoir sera abyssal. Vous serez rongé de ne jamais pouvoir sentir Sa présence en vous.
Vous aviez tendance à camoufler la réalité pour davantage justifier vos actes aux dépens d’autrui ? Gouverné par l’individualisme, voire par votre égoïsme, vous pensiez être seul au monde ? Soyez heureux : ce sera désormais le cas pour l’Éternité.
Vous êtes sur un chemin à deux directions : l’une et l’autre.
Le libre arbitre auquel nous avons tous droit par la grâce de Dieu, vous permet d’opter celle qui vous conviendra le mieux. Décidez bien !
Eh oui, une fois engagé, vous ne pourrez plus revenir sur vos pas à moins de vouloir endurer de terribles douleurs physiques comparables à celles qu’éprouve une créature écorchée vive. Mais encore une fois, faites votre choix, vous êtes libre !
Profitez de votre mort en plein air. Ici, vous serez satisfait par une ambiance riche en illusions d’optique à une résolution Full HD 18K et par notre tout dernier système sonore certifié THC Ultra 3D Space EX.
Du grand spectacle ! Nous avons dépensé sans compter, si vous voyez la référence.
Nous vous souhaitons le pire des Enfers !
Un bref courant d’air brûlant caressa soudain les mains de Charles et le dépliant s’enflamma entre ses doigts. Il s’en débarrassa d’un geste brusque et agacé. Il marmonna en Alsacien au sujet de cette brochure dont le ton et le contenu lui laissèrent l’impression d’une bêtise insondable qui faisait écho à l’attitude déplacée du cardinal. Les choses de l’au-delà semblaient bien moins sérieuses que ce à quoi il s’attendait. On pouvait même déclarer qu’il régnait aux Enfers une stupidité ambiante qui poussait à la réflexion et à l’incrédulité. Depuis son décès et son arrivée, rien ne ressemblait aux concepts qu’il avait appris. S’il s’était préparé à ce moment, il regrettait d’y être et se demanda s’il avait bien fait de venir ici. Charles détestait ne pas maîtriser les circonstances et son environnement. Sa conversation avec Napoléon 1er avait éveillé ses doutes et il espéra que l’Empereur tiendrait parole de ne pas tarder à le chercher. En l’attendant, il allait suivre sa suggestion et se promener un peu, sans trop s’éloigner.
Le chemin de terre, couvert de feuilles jaunes et orangées, était large d’à peu près trois mètres et tournait au loin dans un virage caché par la faible pente de la forêt qui descendait de droite à gauche. Charles se retourna dans la direction opposée et constata avec trouble son exacte symétrie. Cette observation s’évanouit aussitôt sans qu’il en prenne conscience, l’endroit captait toute son attention. De magnifiques arbres parsemaient les bois et Charles en reconnut les essences sans difficulté. Des hêtres bordaient en majorité le sentier et, dans le relief du lieu, se mêlaient à des ormes, des chênes, des merisiers et des épicéas. Le soleil dardait de-ci de-là ses rayons au travers de la frondaison qui, par sa maturité, indiquait un printemps bien avancé. On entendait les chants de pinsons, ponctués par celui de mésanges charbonnières et de fauvettes à tête noire. L’air portait dans sa douceur le parfum des arbres et de l’humus, et renvoyait Charles aux souvenirs de sa douloureuse enfance quand la Schwarzwald lui offrait refuge. La nature lui prodigua un réconfort à nul autre pareil lors des épisodes les plus tristes de sa vie. Aussi, se mit-il en route avec grand plaisir.
Après quelques pas, il se demanda ce qui aurait pu l’empêcher de rebrousser chemin et se retourna pour constater qu’une brume épaisse le suivait. Il crut y déceler des mugissements, sans que cela l’inquiète outre mesure. Une sorte d’inconscience légère l’engagea à se dire qu’il avait bien fait de ne pas se rendre de ce côté. Cela n’aurait rien changé et, de toute manière, il ne l’aurait pas voulu, bien au contraire. Fort de ce curieux raisonnement, le premier de sa perte d’esprit, il reprit sa randonnée le long du layon tout en sifflotant l’Allegro con brio de la 25e Symphonie de Mozart, son air préféré du compositeur. Les lèvres pincées, il en modulait la mélodie et continua à contempler cette forêt. La beauté des arbres le subjuguait, leurs silhouettes robustes traduisaient les nombreuses années qu’ils avaient traversées. Charles possédait cette culture saxonne des bois. Il s’identifiait souvent à ses ancêtres du Moyen-Âge. En cet instant, il songea à l’Irminsul, ce gigantesque tronc symbole de splendeur et de puissance, que Charlemagne détruisit pour mieux christianiser le peuple qui l’adorait. Cette pensée lui donna l’envie de communier avec un hêtre massif dont les racines solides et noueuses soulevaient la terre du sentier.
À peine posa-t-il sa main sur l’écorce que de terrifiantes images assaillirent son esprit. Il se vit déchiqueté par des démons sans peau, démembré par des créatures à mâchoire de squale, disloqué par des monstres dont la chair coulait du sol vers le ciel. Cela porta son œil vers les cimes et l’horreur l’envahit. La canopée était surplombée par une voûte céleste incandescente où une multitude d’ombres inquiétantes s’agitaient. Elles volaient comme si elles nageaient dans un magma de sang, hurlant leur indicible souffrance. En un instant, leur mouvement tumultueux s’arrêta. Elles abaissèrent sur Charles un regard de haine tels des molosses enragés prêts à le dévorer. Les ramures des arbres se tendirent vers lui comme des tentacules monstrueux proches de le saisir. Dans un cri, il se jeta à terre et crut connaître ses derniers instants.
Mais il était déjà mort.
Un silence profond envahit l’endroit et, devant lui, il vit avec épouvante comment la forêt changea d’aspect. Elle devint terne, grisâtre, froide et fantomatique. Un vent glacial se leva et fouetta le visage de Charles d’une bourrasque de terreur au parfum de meurtres barbares. En un instant, il se sentit seul et sans défense, éprouvant une peur inédite. En larmes, à genoux, le corps ramassé, le front contre le sol et les mains jointes, il pria.
Il pria Dieu et ne perçut en lui que le vide.
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Aucun son ne parvenait plus à ses oreilles. Il demeura prostré un long moment et sombra dans son propre abîme.
La conversation avec Mazarin lui revint accompagnée du sentiment que sa vie ne lui avait servi aucune leçon. L’ensemble de son récit, et le ton qu’il employa en particulier, traduisait toute la prétention qui l’animait de son vivant. L’ecclésiastique avait relevé qu’il ne démontrait aucun regret de ses actions. En réalité, il avait adopté depuis longtemps une manière de conter sa propre légende. Bien souvent, il l’habillait d’un orgueil destiné à dépeindre un personnage impressionnant et sûr de lui, et même décédé, il avait cédé à ce travers. À défaut de confesser ses péchés avec humilité, à commencer par le premier, il avait échafaudé l’une de ses manœuvres derrière lesquelles il cachait les mensonges qu’il s’adressait régulièrement. Jamais, il ne s’était pardonné la disparition, et la mort certaine, de son frère Johann. De nombreuses fois, il éprouva une lourde culpabilité qu’il ne partagea avec personne, pas même avec sa propre femme. Personne n’avait jamais su qu’il avait enfermé ce pauvre gamin dans le grenier à grains d’un meunier meurtrier.
Il entendit alors des voix s’adresser à son esprit. Les arbres lui parlèrent :
– N’aurais-tu pu trouver meilleur moyen d’attirer sur toi le regard de tes parents qu’en précipitant ton frère vers une mort cruelle ? Ton intelligence, siège de ta prétention, n’aurait-elle pu mettre en œuvre un stratagème plus vertueux ?
– Non ! s’écria Charles. Je n’étais qu’un enfant. J’ignorai que…
– Est-ce de cette manière que tu te dédouanes de son meurtre ? Quelles en ont été les circonstances, les détails ? Quelles atrocités a-t-il subies avant son assassinat ? Quelle sépulture son bourreau lui a-t-il offerte ? Un trou et de la chaux ? Souviens-toi de son cercueil que tu savais vide de sa dépouille. Souviens-toi de la détresse de ta mère quand on l’enterra. Du bouleversement de ton père qui s’accusa de ta culpabilité.
– Ils… ils m’ont aimé ensuite ! balbutia Charles.
– Avaient-ils le choix ? Que savais-tu de leurs difficultés ? Ont-ils eu plus belle jeunesse que la tienne ? Auraient-ils pu t’accorder ce qu’ils ne possédaient peut-être pas ?
– Ils offraient plus d’amour à mes frères et à ma sœur ! Oui, ils étaient capables de sentiments, ils m’en ont interdit !
– Leur as-tu demandé avant de les juger ? Et quand bien même, Johann était un enfant comme toi, innocent comme toi, méritait-il que tu te venges sur lui ? As-tu sollicité Dieu qu’il te vienne en aide ?
Charles connaissait la réponse. Le refus de toute chose émanant de son père allait jusqu’à feindre les temps de prière.
– Est-ce là ton excuse ? Reporter la faute de tes choix sur ton père ? La vérité, ta vérité, tient dans ton sentiment de supériorité. Tu pensais valoir plus que tous tes frères et sœurs réunis, tu n’acceptais pas d’être considéré autant qu’eux. Tu étais jaloux ! Non content de te détourner de Dieu, tu as imité Caïn ! Comme lui, tu as osé retirer une vie pour façonner le monde à l’image que tu souhaitais. Tu t’es pris pour Dieu !
Cette dernière phrase porta un coup à Charles. Il n’aurait jamais connu la paix au sujet de la mort de son frère, sans avoir accablé ses parents de reproches. Il avait inhumé sa responsabilité au plus profond de lui-même, par lâcheté et pour trouver le moyen de continuer à vivre. Oui, il avait bel et bien sacrifié le jeune Johann à plusieurs reprises en enfouissant son souvenir quand il venait le hanter. Le sentiment de culpabilité remonta en lui, vif et brûlant à le tordre de douleur. Son front contre la terre sombre et les feuilles ternes, il pleura en implorant son frère de lui pardonner. Une fois encore, il joignit les mains et pria Dieu. Il ne perçut que le vide, le désespoir et l’obscurité.
– Charles ? l’appela une faible voix d’enfant.
Il leva la tête. D’une manière fantastique, le tronc d’un merisier vrilla lentement sur lui-même, dévoilant le visage de Johann, captif de son écorce lisse et d’un gris fade. Les traits tirés par le tourment, son frère prononça à nouveau son prénom. Il semblait perdu quelque part dans le noir, seul en un lieu de terreur, conscient d’un danger mortel qui le menaçait. Il répéta les mots que jadis il avait criés depuis le grenier à grains dans lequel il était prisonnier.
– Charles ? Aide-moi… où es-tu ? Pourquoi m’as-tu enfermé ici ? J’ai peur, Charles…
– Johann ! hurla-t-il. Tends-moi la main !
En réponse, une branche de l’arbre lui colla une gifle avant que son écorce se cannelle à mesure que la souffrance empreignait le visage de l’enfant. Il s’étouffa en silence et se figea soudain dans le déchirement des fissures de son enveloppe de bois. Malgré sa joue douloureuse, Charles se précipita sur le tronc et l’enserra, mais il était trop tard. Johann était mort dans le supplice et la solitude sans qu’il puisse le secourir. Il pleura et pria encore, mais ses mots sombraient dans l’abîme qu’aucune présence divine n’éclairait.
– Tu es seul, Charles. Dieu n’est plus en toi, tu L’as chassé il y a longtemps. Tu es l’unique fautif, car tu L’as renié. Où est Dieu, Charles ?
– Charles ?
Plus loin sur le chemin, un autre merisier se mit en mouvement de la même manière que le premier.
– Johann ? cria Charles et courant vers lui.
Le temps qu’il le rejoigne, l’écorce avait vieilli aussi vite que la détresse de l’enfant était profonde. L’incrédulité s’empara de Charles, à plus forte raison quand branche lui balança une claque.
– Tu aurais pu le libérer, mais tu as préféré l’abandonner à son sort dans le seul souci de lui prodiguer une prétendue leçon. Tu n’as souhaité que te venger. Voudrais-tu le sauver maintenant ? Que peux-tu faire par toi-même ? Que peux-tu faire sans le secours de Dieu ? Que peux-tu faire quand tu as privilégié ton jugement plutôt que le Sien ? Tu as refusé qu’Il te donne la main. Tu t’es pris Dieu, Charles.
– Charles ? Où es-tu ? Aide-moi…
Il bondit vers le merisier qui se tournait au bord du chemin et qui scandait son prénom. Il arriva trop tard et mangea une baffe. Un autre l’appela et lui mit une torgnole, puis un autre qui décocha une calotte et encore un qui le talocha. À chaque tentative de l’atteindre à temps, Charles sentit s’ouvrir un peu plus la faille qui le déchirait tandis que ses joues s’échauffaient. Cruelle ironie, Johann signifiait Dieu fait grâce et Charles comprit qu’en abandonnant son frère, il avait renoncé à toute miséricorde. Il ne pouvait réparer sa faute, impuissant à sauver son frère, et il n’eut de cesse de prier, d’implorer l’aide de Dieu, Son pardon, mais il ne perçut que Sa terrible absence. Un étau de culpabilité l’enserra à l’étouffer. Ses si précieuses facultés intellectuelles, celles qui lui servirent à se jouer de tant de situations et de personnes, celles-là ne lui étaient d’aucune utilité. Il ne valait rien !
– Tu t’es pris pour Dieu, Charles. Où est Dieu ? Comment le trouveras-tu ? lui répétait la forêt à mesure que son frère implorait son secours d’arbre en arbre qui, chacun, le giflait.
Ils l’amenèrent de plus en plus loin sur le chemin et à travers le temps. Les heures s’égrenèrent sans qu’il en tienne le compte, mais il ressentit l’immensité de l’éternité qui posait un voile sur sa raison. Avec le premier crépuscule arriva le froid. Il mordit Charles en profondeur, aussi loin qu’il allait dans les bois et dans la nuit, aussi loin que l’appelait Johann, aussi loin qu’il cherchait à trouver Dieu pour sauver son frère défunt. Il en traqua la chimère sans repos, le corps endolori, les joues battues et les pieds meurtris, car les Converse ne sont pas des chaussures adaptées à la randonnée. Une bise glaciale porta les appels de Johann et les incessants murmures Où est Dieu ? Il poursuivit le spectre de son frère, adressa de désespérées prières au Seigneur durant toute la nuit et du matin jusqu’au soir du lendemain. Trouve Dieu, cherche-Le.
Les jours et les nuits devinrent des semaines. Malgré les baffes dans la gueule, une irrationnelle obsession le rongea, il devait trouver Dieu pour sauver Johann. Il se persuada qu’Il était au bout du chemin. Les racines des hêtres envahirent celui-ci à mesure que Charles avançait, entravant ses pas et le faisant trébucher. Trouve Dieu, cherche-Le. À de maintes reprises, il se rattrapa aux troncs des arbres les plus proches qui, à son simple toucher, l’assaillaient d’images terrifiantes, celles de démons coulant sur lui, l’écorchant et le démembrant. Trouve Dieu, cherche-Le. Il hurla de nombreuses fois, mais la voix désœuvrée de Johann n’eut de cesse de couvrir ses cris.
Durant des mois, une indicible peur le pénétra et consuma son être tandis que chaque apparition fantomatique torturait son esprit, suscitant l’infime espoir que Dieu lui vienne en aide, aussitôt suivi par la détresse insondable de Son absence, cinglante comme une claque. Trouve Dieu, cherche-Le. Les ramures des épicéas fouettaient son visage d’horribles beignes et de délires qui, l’un après l’autre, brisaient un peu plus sa raison. Pour les éviter, il n’eut de choix que de courber l’échine tel un pénitent. Il y avait toujours une branche qui trouvait son chemin jusqu’à ses joues. Trouve Dieu, cherche-Le.
Les mois se succédèrent en années, en un rythme ralenti à son extrême longueur et à d’innombrables échos. Trouve Dieu, cherche-Le. Charles avançait au milieu des racines de hêtres qui grignotaient le sentier et le couvraient d’obstacles aussi tortueux que l’épreuve qu’il subissait. Sans cesse, les épouvantables merisiers se tordaient et projetaient à l’infini l’image de Johann. Trouve Dieu, cherche-Le. Plus d’une fois, Charles s’était frappé le crâne contre leur tronc pour se mutiler. Plus d’une fois, il avait gratté à mains nues leur écorce pour en libérer son frère, sous les attaques irréelles de démons et sous les mandales à répétition. Ses doigts et son visage n’étaient que sang et chair défaite. Trouve Dieu, cherche-Le. À force de prières, ses genoux apparaissaient nus au travers de son pantalon usé. Sa silhouette reflétait ses tentatives de contrition qui restaient lettre morte. Qu’il était vide ! Vide de lui-même, dénué de tout talent, de toute ressource, de toute possibilité. Trouve Dieu, cherche-Le. Incapable de sauver le frère qu’il avait condamné. Vide de Dieu, abandonné par son Créateur vers lequel il s’était enfin tourné. Trop tard.
Pendant des décennies, Charles vécut sa mort dans la constante culpabilité d’avoir assassiné Johann, dans la solitude et l’absence du divin en lui et dans la peur la plus profonde des arbres. Il n’y avait plus de chemin et il n’aurait su dire, s’il s’était posé la question, depuis combien de temps. Le sol n’était qu’un enchevêtrement de racines noueuses et sombres. Les chênes serraient leurs fûts contre ceux des ormes pour rendre tout passage étroit. Les branches descendaient bas en voûtes rugueuses. Trouve Dieu, cherche-Le, encore et toujours. Son frère gémissait, l’appelait sans cesse jusqu’à ce qu’il s’approche pour se figer dans le bois, d’écorce en écorce, de prière en prière, d’injonction en injonction, de baffe en tarte à cinq rameaux. Trouve Dieu, cherche-Le, lui répétaient ses juges sylvestres. Ils vrillaient l’esprit de Charles en une spirale éternelle, mêlant ses suppliques tournées vers Dieu aux exhortations de Johann à le secourir. Il poursuivait deux images qui se confondaient ; il était Johann comme il était lui-même, tous deux abandonnés.
Un jour tombèrent la nuit perpétuelle et le silence infini. La voix et le visage de Johann disparurent. Les arbres se turent et Charles se trouva seul au milieu d’eux.
Alors, il appela Johann. Il scanda son prénom, bouleversé de l’avoir perdu à tout jamais. Une irrépressible inquiétude succéda à son incrédulité et enserra son cœur à l’écraser d’une terrible réalité dont il refusa l’existence. Il le chercha entre les nœuds de racines, de branches et de troncs. Même les démons n’apparaissaient plus. Loin d’être soulagé, les gifles lui manquèrent, il éprouva tout le poids de la solitude. Il traîna sa carcasse cassée et son esprit brisé. Il cria à s’étouffer dans le soupir de la forêt qui ne renvoya aucun écho. Plusieurs fois, il dérapa sur le sol qui entravait ses pieds de sa traîtrise. Il attrapait Charles par la Converse, le projetait dans les mêlées de bois d’où il se relevait, le corps endolori, l’âme meurtrie. Dans de coûteux efforts, il reprenait sa folle quête d’une démarche boiteuse et traînante. J’ai perdu Johann, j’ai perdu Dieu. Il lui manquait jusque dans ses viscères. J’ai perdu Dieu. Il lui manquait au plus profond des méandres de son esprit. J’ai perdu Dieu. Il était seul, si seul et cela dura un siècle au bout duquel Charles ne fut qu’un être vide de sens.
Souvent, il ralentissait son pas et le brouillard épais lui caressait le dos d’une main glacée et terrifiante. J’ai perdu Dieu. Le frisson qui s’en dégageait le poussait à fuir au-delà de tout épuisement. Il avançait creusé par la privation du divin dont il souhaitait plus que tout éprouver la présence, en vain. J’ai perdu Dieu. Il ne voyait que des arbres tordus et serrés qui le cernaient de toute part. Il les craignait, sentait leur regard posé sur sa conscience déchirée dans un silence accusateur. L’absence de Dieu, l’absence de tout, l’assaillait à la manière opiniâtre des vagues de l’océan qui frappent la roche, cancer rongeant son for intérieur de remords. J’ai perdu Dieu.
Depuis des siècles, Charles parcourait cette forêt, décor hypnotique qui défilait à l’infini quand il arpentait un tapis mécanique au mouvement continuel. Les chênes, les hêtres, les ormes, les merisiers, tous étaient morts autour de lui. Johann était mort depuis l’éternité.
Au rythme redondant d’une pensée, la marche de Charles dura la perpétuité.
J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu.
J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu.
J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu.
J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu.
J’ai perdu Dieu.
J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu.
J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu.
J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu.
J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu. J’ai perdu Dieu.
Une porte ouverte lui frappa la gueule et il perdit conscience.
Tour rapide des coquilles : La nature lui (avait) prodigua (prodigué) un réconfort à nul autre pareil lors des épisodes les plus tristes de sa vie ; à plus forte raison quand (la) branche lui balança une claque ; Tu t’es pris (pour) Dieu, Charles.
Et enfin :
Joann... quelle histoire atroce. ça fait du bien de voir Charles fermer sa grande gueule écogentrique pour une fois, ça relancerait même une légère crise d'empathie pour lui. Très légère. Un soupçon. Ou plus, finalement, à mesure que les arbres et les torgnoles défilent et le laisse à l'abandon dans des abysses de souffrance.
Cette torture psychologique est très bien amenée et construite. On se sent désespéré, c'est vraiment très bien écrit.
Je ne suis pas sûre que la mention de la Converse ajoute quelque chose ici. Comme d'habitude, tu apportes une touche d'humour, mais cette fois, je trouve que les arbres gifleurs et cette (magnifique) phrase de fin suffisent ^^
Merci pour ton commentaire, once again :)
Je corrigerai les coquillettes.
J'ai aussi eu un doute au sujet de la Converse et j'ai préféré voir si cela fonctionne ou non. Je me laisserai le temps de la réflexion (certainement en passant par une modification).