Le lendemain matin, ils se rendirent sur la place principale de la ville où ils se mêlèrent à la foule. Leurs vêtements neufs, toujours aussi ordinaires que leurs vêtements de voyage, les noyaient parfaitement dans le fleuve brun que formait alors la population de Maràvie. Ils souhaitaient repartir le plus vite possible ; ils se séparèrent donc en plusieurs petits groupes. Àstrid et Antoìne se chargeaient de la nourriture, deux des gardes impériaux s’occupaient de l’eau et Màrc se retrouva avec Mùrielle en quête d’un boucher au stock suffisamment conséquent pour nourrir leurs wyvernes. Le dernier garde impérial surveillait Ròbin à l’auberge.
Màrc bailla à s’en décrocher la mâchoire et pressa le pas pour rester à la hauteur de Mùrielle. La veille au soir, il s’était attardé avec Antoìne dans la salle commune de l’auberge. Ils s’étaient mêlés aux conversations, circulant de table en table. Le stratège impérial avait payé des tournées à tout-va et sa bourse rebondie avait sans peine attiré la sympathie des invités. Elle déliait les langues, aussi. Ils n’avaient pas eu besoin de poser des questions directes : la rumeur était sur toutes les lèvres. Des corps de ferme avaient été incendiés récemment ; des témoignages parlaient d’une immense ombre obscurcissant le ciel. Les gens étaient divisés. Certains croyaient dur comme fer au retour du dragon, tandis que d’autres étaient persuadés que les paysans, sous l’effet du choc, avaient les souvenirs confus, et qu’il s’agissait d’incendies comme les autres. Màrc et Antoìne avaient prêté grande attention à tous les témoignages et écouté tous les avis, se faisant discrets, encourageants, compatissants ou railleurs selon la nécessité. Ils étaient parvenus à la même conclusion : Finnòdon se dirigeait vers les Terres Sauvages.
Pour Màrc, ça n’était pas surprenant : juste avant les Terres Sauvages se trouvaient les champs du Rònan. Finnòdon, qui y avait combattu, devait avoir une forte connexion avec l’endroit. Ce qui étonnait davantage le dresseur de wyvernes, c’était sa trajectoire. Selon les témoignages recueillis, le dragon n’avançait pas vite et survolait parfois les mêmes agglomérations à quelques heures d’intervalles. Antoìne supposait qu’il était gêné par la météo, mais Màrc doutait que son manège irrégulier soit dû à une cause aussi simple. Il aurait aimé pouvoir se plonger dans ses livres, mais la fatigue du voyage ne lui en avait pas donné le temps. Il avait dormi comme une masse.
— Et là ?
Mùrielle lui désignait un étal plutôt grand et bien fourni. L’étagère croulait sous le poids de la viande séchée et une carcasse était suspendue à une poutre par un crochet en fer. Les mouches lui tournaient autour avec furie, mais ça n’empêchait pas le boucher, un homme à l’air jovial et aux vêtements blancs couverts de sang, d’en distribuer des parts à ses clients.
Màrc et Mùrielle s’approchèrent et s’insérèrent dans ce qu’ils estimaient être le début de la file d’attente. Le dresseur de wyvernes jeta un regard en biais à l’élémancienne. Perdue dans ses pensées, elle regardait ses pieds.
— Ça va ?
Il dû répéter la question pour avoir son attention – le brouhaha ambiant n’aidait pas.
— Oui, répondit-elle d’un ton évasif.
— Je sais que ces derniers jours ont été mouvementés, insista-t-il. Avec l’attaque…
Mùrielle émit un grognement d’avertissement et éluda la question :
— C’était le cas pour tout le monde.
Màrc n’insista pas. Un groupe de clients s’écarta de l’étal et ils avancèrent de quelques mètres. C’était bientôt à eux. La matinée s’avançait, ils n’allaient sans doute pas pouvoir quitter la ville avant midi. Ce n’était pas plus mal : à la fin du marché, ils mêleraient leur convoi de wyvernes aux véritables marchands pour passer les portes. Ils attireraient encore moins l’attention qu’à leur sortie de Vandrenèj.
Le boucher prenait son temps pour échanger des banalités avec ses clients et l’attente fut plus longue que ce que Màrc n’avait estimé. Lorsque ce fut enfin leur tour, l’allée derrière eux s’était clairsemée et ils pouvaient distinguer les étals d’en face entre les passants, devenus plus rares. Mùrielle laissa Màrc passer commande auprès du boucher, qui l’accueillit avec un grand sourire.
— Éleveur, pas vrai ? dit-il en désignant le fouet qui pendait à la taille du dresseur.
Màrc acquiesça prudemment et lorsqu’ils s’éloignèrent de la boutique, ils étaient chargés de plus de paquets qu’ils ne pouvaient en transporter. Les wyvernes étaient bien sûr capables de chasser par elles-mêmes, mais Antoìne voulait les garder près du convoi en permanence. Leur qualité de wyvernes orphelines les rendait imprévisibles, et même si Màrc partageait de moins en moins son avis car il avait appris à les connaître, il devait bien avouer qu’il s’agissait d’une mesure plus que raisonnable.
Chargés comme jamais, Màrc et Mùrielle prirent le chemin de l’auberge. Les gens s’écartaient pour les laisser passer. Mais Mùrielle s’arrêta soudain et Màrc faillit lui rentrer dedans.
— Qu’est-ce qu’il fait là ?
Màrc se pencha par-dessus ses colis pour suivre la direction que Mùrielle, les mains prises elle aussi, lui indiquait de l’épaule. En face d’eux, de l’autre côté de l’allée, une taverne locale avait monté une terrasse provisoire. Les serveuses faisaient circuler des chopes de bière qu’elles prélevaient d’une jolie pile de tonneaux entreposée non loin du comptoir, des plateaux de fromage et des assiettes de charcuterie.
— Salut !
Màrc sursauta lorsqu’Àstrid arriva derrière eux, chargée de plusieurs paquets de nourriture qui ne semblaient pas la gêner. Màrc parcourait toujours la terrasse des yeux et son regard finit par tomber sur ce qui avait attiré l’attention de Mùrielle. Assis en face d’un homme vêtu d’une armure de chevalier-wyverne, Antoìne était plongé dans une discussion animée.
— Qui est-ce ? demanda Màrc.
Àstrid haussa les épaules :
— Une connaissance, répondit-elle.
Màrc surpris le regard de Mùrielle, qui les observait, les sourcils froncés.
— Vous savez, poursuivit Àstrid, Antoìne est originaire d’ici. Il a énormément d’amis dans la noblesse de Maràvie et dans le corps de chevalerie local. Je pense qu’il essaye d’en savoir plus sur l’attaque que nous avons essuyé l’autre jour…
Antoìne fit soudain glisser une bourse rebondie en direction de l’homme, qui s’en empara d’un geste sec.
— Et là, il achète son silence.
— Si c’est un allié, pourquoi avoir besoin de le faire ?
La réflexion de Mùrielle se perdit dans le ronronnement de la foule, mais Màrc vit Àstrid pincer les lèvres. Si elle avait entendu, elle ne répondit pas. Antoìne et l’homme se levèrent et échangèrent une poignée de main. Ils arboraient le même sourire satisfait.
— Allons-y, fit Mùrielle. J’en ai marre de porter ces trucs.
— Je vais l’attendre, répondit Àstrid.
Màrc suivit Mùrielle alors qu’elle s’enfonçait dans la foule d’un pas vif en jetant des coups d’œil derrière eux, comme pour s’assurer qu’Antoìne ne les avait pas surpris. Le dresseur de wyverne avait la désagréable impression qu’il venait d’assister à une scène qu’il n’était pas censé voir.
***
Ils reprirent la route en même temps que les exposants venus au marché et joignirent leur convoi aux leurs pour sortir de la ville. Le temps était demeuré clair toute la matinée, mais les nuages étaient revenus s’amonceler dans le ciel. Ils étaient blancs et bas et les wyvernes s’en accoutumaient avec bonne volonté : après des jours de pluie et plus de douze heures enfermées dans une écurie, elles avaient hâte de reprendre leur vol.
Le convoi tentait à tout prix de rattraper Finnòdon avant qu’il ne passe la frontière avec les Terres Sauvages. Il était ralenti par le chariot, mais Antoìne poussait leur nouveau cheval de trait, qu’ils avaient récupéré à Maràvie, à son maximum. Le lendemain de leur départ de la cité, dans l’après-midi, Finnòdon se montra dans les nuages.
Màrc fut le premier à l’apercevoir. Il ressembla d’abord à un gros oiseau indistinct dans le lointain, mais le dresseur de wyverne comprit tout de suite qu’il ne s’agissait pas d’un volatile ordinaire. Sa silhouette grossissait à vue d’œil – il se dirigeait vers eux – mais ce qui l’alerta davantage fut le comportement des wyvernes. Elles montraient une nervosité extrême, moins fluides en vol ; elles grondèrent en montrant les dents et faisaient de temps à autre claquer leurs mâchoires dans le vide. Màrc leur parla pour tenter de les calmer, un œil sur le dragon et un autre sur le convoi, en contrebas. Il attendit que Finnòdon soit suffisamment proche ; il voulait être sûr qu’il se dirigeait bel et bien dans leur direction pour ne pas susciter de faux espoirs ou lancer le convoi dans une course qu’ils n’avaient aucune chance de remporter. Au loin, il repéra une petite construction – deux tours qui se faisaient face – et supposa qu’il s’agissait d’un avant-poste abandonné.
Il finit par faire perdre de l’altitude à sa wyverne pour venir se placer à la hauteur du chariot.
— Il est là, dit-il.
Antoìne se redressa sur son siège et Àstrid pâlit. Le stratège tira sur les rênes pour arrêter le chariot, mais Màrc ne lui laissa pas le temps de donner un premier ordre. Il avait une idée en tête.
— Je vois un poste de guet abandonné, pas loin. J’aimerais essayer d’appréhender le dragon avec ma flûte de dressage.
Il serra les dents, attendant la réponse. Leurs deux semaines de voyage lui avaient donné matière à réfléchir. Le plan d’Antoìne tenait la route sur le papier mais restait extrêmement hasardeux. Il avait étudié les livres de dressage de dragons qu’il avait emmenés avec lui. Il voulait croire qu’il était possible de récupérer Finnòdon en évitant une confrontation directe. Antoìne fronça les sourcils.
— Après sept ans livré à la vie sauvage, vous pensez réellement qu’il va être réceptif ?
— Oui, répondit Màrc en s’efforçant d’être convainquant. Si nous pouvons régler ça sans prendre de risque… ça vaut le coup d’essayer.
— Ce serait pratique, en effet. Très bien, allez-y. Faites-vous accompagner par la demoiselle chevalière.
Màrc secoua la tête.
— Je préfère y aller seul. Ce sera moins menaçant pour Finnòdon.
— Menaçant ? C’est un dragon.
Sans laisser au stratège le temps de reconsidérer sa décision, Màrc s’esquiva et ordonna aux autres wyvernes d’atterrir auprès du convoi. Il talonna sa propre monture pour l’encourager à s’éloigner.
Malgré la réticence de la bête, ils arrivèrent très vite à l’avant-poste abandonné. Deux tours étaient dressées l’une en face de l’autre, seules au milieu des reliefs très doux de la plaine. Ils avaient traversé le fleuve Erì le jour de leur départ de Maràvie ; il n’y avait rien à des kilomètres à la ronde et Màrc se demanda un instant ce que les tours pouvaient bien garder.
Il fit atterrir sa wyverne sur le toit conique de l’une d’entre elles. Elle dérapa sur les tuiles d’ardoise, s’ébroua et poussa un caquètement mécontent et anxieux. Màrc se tint le plus droit possible pour la laisser trouver une position stable sur le toit. Il savait qu’elle ne demandait qu’à fuir ; il la sentait presque se battre contre son instinct pour suivre ses ordres et ne pas se dérober. Son attachement à lui, développé durant leurs longues journées de vol solitaire, l’emportait. Pour l’instant.
Le risque qu’il prenait était complètement fou. Une connerie suicidaire, aurait dit Ròbin. Mais il aurait regretté ne pas avoir essayé. Finnòdon méritait qu’on lui laisse une chance de revenir sans avoir besoin d’user de force. Il sortit sa flûte de son étui et se tint prêt.
Le dragon atterrit sur la tour d’en face. Des tuiles et même des pierres de grès se détachèrent du bâtiment. Des miettes de mortier dégringolèrent vers le sol et il sembla à Màrc que la tour ployait sous le poids de la bête.
Finnòdon se redressa de toute sa hauteur et considéra Màrc, dont le cœur battait à tout rompre, d’un œil mauvais. Ses ailes étaient déployées, sa poitrine était redressée et ses griffes agrippées aux pierres – il était impressionnant. Au contraire des wyvernes, il possédait une paire de membres supérieurs en plus de ses immenses ailes. Il était grand comme un immeuble à trois ou quatre étages et ses écailles miroitaient dans la lumière. Comme pour tous les dragons bénis par Fordä, l’Esprit du Feu, elles étaient cuivrées et parcourues de reflets prenant toutes les nuances de la couleur des flammes. Màrc vit les cicatrices qui zébraient son corps, compta cinq griffes cassées et trois griffes arrachées et repéra plusieurs trous dans la membrane de ses ailes.
Il était magnifique.
Le dresseur et le dragon s’affrontèrent du regard – pendant une seconde qui s’étira longuement pour Màrc, comme au ralenti, et qui lui parut durer une heure entière. Il se sentit comme happé par ses yeux ambrés et pendant un instant, il fut pris d’un doute. Devait-il vraiment reconduire le dragon à l’empire ? La pensée de son grand-père, seul chez eux, le ramena à la réalité.
La poitrine de Finnòdon fut parcourue d’un éclair orangé, mais Màrc fut plus rapide. Avant que le jet de flammes ne remonte le long de sa gorge, il porta sa flûte à ses lèvres et joua. Il avait répété pendant des heures, il connaissait les partitions par cœur, mais pendant un instant, devant la puissance brute qui émanait du dragon, il fut saisi par le doute.
Mais Finnòdon s’immobilisa. Il replia ses ailes, inclina la tête ; Màrc avait toute son attention. Il continua à jouer, sans s’arrêter, espérant étouffer l’étincelle de haine froide qu’il pouvait lire dans les yeux brûlants de la bête.
Ce fut un éclat de voix qui rompit le charme. Màrc ne comprit pas tout de suite ce qu’il se disait mais reconnut la voix d’Antoìne. Le convoi avait atteint les deux tours, les wyvernes étaient équipées et les cavaliers en selle. Poussés par Antoìne, ils décolaient, harnachés au filet qui cliquetait.
Finnòdon poussa un long cri et décolla. Bousculé par le souffle soulevé par ses ailes, la wyverne de Màrc glissa sur les tuiles et faillit perdre l’équilibre.
Eheh bien vu pour le titre de chapitre. Je suis un peu déçu ne pas avoir vu Saroumane xD
Plus sérieusement, ce premier contact avec le dragon permet de mieux prendre conscience du gigantisme de la créature. De ses blessures accumulés pendant ses décennies d'existence, de sa beauté mystique.
Evidemment, ça ne pouvait pas se finir aussi vite. Vilain Antoine xD Màrc risque d'être énervé, ces deux-là vont peut-être avoir une explication d'homme à homme^^
Hâte de voir quel plan va être échafaudé par le petit groupe pour réussir à capturer le dragon...
Quelques remarques :
"il leur faisait confience." -> confiance
"Chargés comme jamais," -> plus chargés que jamais ?
"qu’il ne s’agissait pas d’un volatil ordinaire." -> volatile
"au milieu des reliefs très doux de la pleine." -> plaine
"comme au ralenti, et qui lui parut durer une heure entière." ralenti + 1 heure entière ça fait un peu répétition
"ils décolèrent, harnachés au filet qui cliquetait." -> décollèrent
Toujours un plaisir à lire,
A bientôt !
Ah, c'est bon j'ai lu. Quel casse pied Antoine !!! En attendant, le suspens est insoutenable !