Cinquième rouleau de Kaecilius
Pour penser le plus clairement possible, je m’efforçai de respirer avec calme, comme me l’avait appris Annaeus au début de mon apprentissage. Ma sœur faisait les cent pas non loin du lit sur lequel nous avions couché le Démon blanc, toujours inconscient. Nous avions allumé de nombreuses chandelles afin de mieux voir. Son état était des plus inquiétants. Je craignais qu’il ne vît pas le soleil se lever.
« Le mieux est de retirer ton glaive », annonça Silvia, le doigt enroulé autour d’une longue mèche. Il s’agissait d’une habitude qu’elle avait prise lorsqu’elle réfléchissait. « C’est toi qui essaieras ensuite d’arrêter l’hémorragie. Il est hors de question que je touche sa blessure. As-tu vu la couleur de son sang ? »
Elle frissonna ostensiblement.
« Et si je n’arrive pas à le sauver ?
— Eh bien, il mourra, répondit-elle, comme s’il s’agissait d’une évidence. Je ne vais pas courir le risque d’être découverte pour sauver un esclave.
— Il s’agit du Démon blanc ! Ce n’est pas un simple esclave.
— Un esclave reste un esclave, Kae. Ne sois pas sentimental. Ce n’est pas ainsi que nos parents nous ont élevés. »
Je relevai la tête pour mieux la regarder. Elle n’avait pas changé. Nous partagions la même froideur, le même refus de la compassion. Nous avions appris à ne rien laisser paraître, si bien qu’il nous arrivait parfois de ne plus rien ressentir. Avais-je semblé aussi implacable dans mes échanges avec Lao ? Aussi cruel ? Ma sœur était comme un miroir que la Fortune me tendait. Je n’étais pas certain d’aimer le reflet que j’y découvrais.
« Un esclave est aussi un être humain », répondis-je, me souvenant de la leçon que Lao m’avait administrée plus tôt dans la soirée.
L’ironie de la situation laissa un goût amer dans ma bouche. Pendant ce temps, ma sœur s’agitait. Ses pas se faisaient plus rapides, ses gestes plus larges.
« Par les Dieux protecteurs de la maisonnée impériale, Kaecilius ! C’est un démon ! Je ne sais pas ce qu’il est, mais avec ce liquide de vermillon et d’or qui sort de sa blessure, je suis certaine qu’il n’est pas comme nous. Ma vie est quand même plus importante que la sienne, n’est-ce pas ? »
Elle s’approcha de moi, les sourcils froncés, puis laissa échapper un long soupir quand elle comprit que mon silence ne lui donnait ni tort ni raison. D’un ton plus calme, elle reprit la parole :
« Je sais que notre séparation s’est faite dans la douleur.
— Tu m’as abandonné…
— Tu as refusé de me suivre !
— C’est toujours la même histoire avec toi. Tu te moques de ma volonté ; je dois suivre la tienne.
— Tu es mon petit frère.
— Nous sommes jumeaux, Silvia. Nous avons le même âge.
— Je t’ai toujours considéré comme mon petit frère.
— Eh bien, cela ne t’a pas empêché de m’abandonner. »
Elle replia ses bras contre sa poitrine et m’observa un moment sans mot dire. Je me levai lentement du tabouret sur lequel je m’étais assis pour réfléchir. Tout en maintenant mon regard au sol, je lui dis :
« Annaeus doit être dans sa villa de Beau-Regard. Si je pars maintenant, je peux être de retour dans moins d’une heure. Prends soin du blessé en attendant. Ton petit frère te le demande. Quand nous serons de retour, cache-toi dans une pièce annexe, si tu ne fais pas confiance à celui qui a été le précepteur de notre père avant d’être le mien. »
Le Démon blanc s’agita. J’allai éponger son front recouvert de sueur. Il poussa un gémissement. Pour le réconforter, je lui murmurai quelques promesses et caressai l’idéogramme qu’il avait tatoué entre les deux sourcils. Comme ce geste tendre me mettait mal à l’aise, je retirai aussitôt mes doigts. Je ne sais s’il m’entendit ni si mes paroles réconfortèrent son esprit fébrile. Il s’agita une nouvelle fois, puis ses membres s’affaissèrent. Il avait de nouveau succombé à l’inconscience. Mes doigts tâtèrent son pouls erratique. Il était encore en vie, c’était l’essentiel.
Sans un mot, je quittai la chambre de Silvia. Celle-ci abandonna aussitôt son patient pour me poursuivre. On aurait dit une mouche à l’approche de l’orage : importune, agaçante, belliqueuse. J’aurais presque souhaité qu’elle fût une Lamie afin de me débarrasser d’elle pour de bon.
« Ton refus de nous rejoindre a beaucoup chagriné Mère. Combien de fois n’a-t-elle pas regretté d’avoir enfanté un garçon aussi égoïste !
— Moi ? Égoïste ? dis-je, d’une voix glaciale. Est-ce que tu crois que je suis resté pour moi ? Que j’ai supporté les caprices de notre oncle, ses fantaisies cruelles, les humiliations quotidiennes, pour mon petit confort ? »
Dans mon dos, elle émit un petit ricanement. Le chuchotement de ses pieds nus sur le sol s’accéléra quand mes grandes enjambées mirent davantage de distance entre nous. D’un ton hautain, elle me demanda :
« Et ce n’était pas le cas ? »
Mes mains se mirent à picoter. Je serrai mes poings, ralentis ma cadence. Elle aurait mérité que je me retourne et la gifle. Peut-être aurait-elle compris que certaines questions ne doivent jamais être posées. Je m’arrêtai pour respirer profondément.
Je suis l’eau calme que le vent impétueux jamais n’agite en profondeur.
Je suis calme comme l’eau. Calme profondeur.
Profondeur pacifiée. Le vent impétueux n’existe pas.
J’adressai un sourire poli à ma sœur, le même que je réservais aux courtisans du Palais des Harmonies dont je voulais me défaire au plus vite. Je tenais une chandelle qui créait des ombres vacillantes autour de nous. J’avais espoir que, projetées sur mon visage, elles métamorphosent ce sourire poli en rictus inquiétant et que Silvia arrête de me suivre.
« Crois-tu que je vais épouser Sophia Domitillia parce que je me suis découvert une passion pour les belles femmes de bonne famille ? Je m’assure qu’aucun malheureux accident ne vous arrive jamais. Vous êtes vivantes parce qu’Aelius sait qu’il peut faire de moi son pantin tant qu’il garantit votre sécurité. Et tu es prête à gâcher toutes ces années de sacrifice en revenant à Alba précipitamment ?! »
La seule réaction que j’obtins de ma jumelle fut un plissement contrarié de ses lèvres, qui disparut presque aussitôt et fut remplacé par un sourire. Un sourire charmant, mais qui, je le savais, cachait mal le fiel qu’elle s’apprêtait à déverser sur moi.
« Répète-toi ce que tu veux pour te donner bonne conscience, Kae. Tu es resté, car tu espères devenir un jour Empereur. »
Comme il était facile de détester les membres de sa famille ! Comment était-il possible de les aimer et de les haïr à égale mesure ?
« Je n’ai jamais eu cette ambition. C’est la tienne, corrigeai-je. Je souhaite simplement qu’on me laisse tranquille.
— Ah ! Kaecilius le Vertueux ! s’exclama-t-elle d’une voix sarcastique. Qui aime vivre retiré dans son jardin. Je pensais que tu avais laissé tomber ce masque après mon départ.
— J’effectue mes devoirs de prince, Silvia, articulai-je lentement, comme si je m’adressai à un serviteur simple d’esprit. Tu confonds mon sens des responsabilités avec une ambition malsaine. Arrête ces enfantillages. Nous savons toi et moi que tu me connais bien mieux que cela. »
Je me remis en marche. Agacé, je traversai à grands pas la salle de réception principale.
« Il est hors de question que je me mette en danger pour lui, affirma-t-elle de nouveau, au cas où j’eusse pu oublier ce détail.
— Retourne donc à l’Île des Cinq-Bêtes. Tu n’as rien à faire dans notre capitale.
— Je suis venue empêcher ton mariage. »
Je connus un moment d’hésitation. Je tournai ma tête vers elle. Sa silhouette était à moitié mangée par les ombres.
« Pardon ? Et comment pensais-tu y parvenir ? Je croyais que ma future épouse avait fui, mais dois-je maintenant en conclure que tu l’aurais enlevée, ou même pire… éliminée ? »
Je ne voyais pas bien son visage, mais j’aurais pu parier qu’elle venait de lever les yeux au ciel, comme si j’exagérais.
Toutefois, je savais de quoi elle était capable.
« Mère refuse que ce mariage ait lieu. L’idée d’une alliance avec le clan des Domitillii lui déplait certainement. Comme à son habitude, ajouta ma sœur non sans une pointe d’amertume dans la voix, elle n’a pas souhaité partager le fond de sa pensée avec sa fille. Je suis venue ici pour faire connaître sa volonté, et rencontrer Sophia Domitillia dans l’espoir qu’elle renonce à ce projet. Tu es bien trop têtu pour nous servir à quoi que ce soit. Je n’ai pas été mandatée pour me débarrasser d’elle… Nous n’avons aucun intérêt à mettre fin à sa vie.
— À moins que cela ne puisse aider Mère à récupérer la couronne impériale. »
Je descendis les quelques marches qui nous séparaient du péristyle. Les bruits nocturnes d’Alba me parvinrent étouffés. Elle me rejoignit.
« Évidemment, reconnut-elle, en baissant la voix. La révolte des Domitillii serait une occasion merveilleuse de nous débarrasser de notre oncle. Mais quand j’ai rencontré Sophia, j’ai aussitôt compris que je ne pourrais pas facilement l’éliminer. Après avoir dansé et bu à outrance durant le Festival de la Fécondité, sache qu’elle m’a accompagné ici de son plein gré. Nous avons longuement… discuté, puis nous sommes allées nous coucher. Cela devait être le milieu de l’après-midi. J’ignore où elle se trouve maintenant. Peut-être est-elle allée dormir dans une autre pièce de la villa, ou s’est-elle enfuie quand elle a remarqué votre présence. Peut-on lui en vouloir ? Après tout, tu as essayé de me tuer dans mon sommeil. Je ne me serais pas attardée si j’avais été à sa place. »
D’un geste machinal, je réajustai les plis de mes vêtements, prêt à affronter le monde qui se trouvait à l’extérieur de notre villa maudite. Je m’approchai d’elle afin de pouvoir chuchoter.
« Quand je serai revenu avec Annaeus, quitte au plus vite cette villa et Alba. Je dois sauver le Démon blanc.
— Pourquoi se donner tant de peine ? »
Elle voulut s’écarter de moi, mais je saisis son poignet et la forçai à me faire face. Elle écarquilla les yeux, surprise par mon geste.
« Tout d’abord, car il a sauvé ta vie, Silvia. Et ensuite, car le Fils du Ciel veut cet esclave. Voilà pourquoi nous sommes partis à la recherche de Sophia Domitillia. Je dois l’épouser afin que l’Empereur puisse récupérer ce bien si précieux à ses yeux.
— Si c’est le cas, voilà une raison supplémentaire de le laisser mourir. »
Je resserrai ma grippe, mais elle n’eut aucune réaction.
« De toute manière, ta future épouse compte affranchir ce Démon blanc, continua-t-elle. Elle considère qu’il a mérité sa liberté après tant d’années de servitude. Notre oncle est un idiot. Il ne mettra jamais la main sur cette créature. »
Sous l’effet de la surprise, je lâchai son poignet. Un sourire satisfait déforma le pli naturel de ses lèvres. Depuis notre enfance, elle avait toujours aimé avoir le dessus sur moi. Et même si elle avait dû reconnaître durant notre adolescence que sa force physique n’était pas comparable à la mienne, elle avait trouvé d’autres moyens pour me prouver sa supériorité ; par exemple, en étant mieux renseignée que je ne l’étais.
« Cela ne sert à rien que tu t’épuises à le sauver. Le résultat sera le même. Notre oncle, sous le coup de la rage, te punira, car il a toujours besoin d’une victime expiatoire. Tu pourrais même y perdre ta vie. »
Elle prit ma main dans la sienne, releva la tête afin que nos regards se rencontrent. Caressée par la brise, la flamme de ma chandelle vacilla. Je déglutis.
« Viens avec moi, Kaecilius. Allons retrouver Mère. Elle sera tellement joyeuse de voir ton beau visage. Vis avec nous. Nous trouverons un moyen de mettre fin au règne de cet usurpateur. »
Je fermai les yeux pendant un bref instant. La fatigue – ma sœur, aussi, certainement – m’avait donné mal à la tête.
« Je ne suis pas un traître, pas plus que le Fils du Ciel n’est un usurpateur.
— C’est un despote incompétent. Nous devons placer la couronne sur une tête plus sûre. Après ce qu’il a fait à Père, comment peux-tu le servir avec autant de zèle ? »
Je retirai ma main.
« Je n’accorde aucun crédit aux rumeurs, Silvia. Il n’avait aucun intérêt à se débarrasser de lui. Ne le comprends-tu pas ? »
Elle m’adressa un sourire triste avant de déclarer :
« Tu joues à un jeu dangereux, mon frère. La vie est une série de choix. Tu ne peux voler en compagnie du phœnix et au même moment gouverner les eaux avec le dragon. Choisis un camp ; choisis celles qui t’aiment et veulent ton bonheur. »
Je secouai la tête.
« Je t’en prie, Silvia, ne m’oblige pas à faire respecter la loi serienne. Je ne veux pas être ton délateur. Retourne auprès de Lao. Prends soin de lui jusqu’à ce que je revienne avec mon maître, qui saura le sauver. C’est un esclave, mais sa valeur est trop importante pour qu’on le perde aussi bêtement. Une heure, c’est tout ce que je demande. Puis, dès que je serai revenu, disparais pour de bon. Je te promets que je ferai tout mon possible pour que Mère et toi puissiez revenir à Alba librement. C’est, après tout, le but de ce mariage dont personne ne veut. »
Nous étions parvenus à la porte dérobée du jardin. Sans un dernier regard, je quittai la villa familiale pour m’engouffrer dans la ruelle. Je murmurai une prière aux genii locorum du quartier pour que Lao fût toujours en vie à mon retour. Je ne sais qui de sa blessure ou de ma sœur était la plus grande menace.
Je déteste les bullies.