( À chacun sa place)

Dans la salle déjà presque remplie, la chaleur est montée d'un cran. Liam est plutôt calme, il regrette un peu le départ de Nelcha, retourné retrouver son comparse en coulisse. Contre toute attente Karkinolass a décidé de débuter par la première partie de soirée, soit disant désireux de profiter des forces toujours fraiches de leur batteur avant qu'il ne se fatigue à jouer pour les secondes mains de Ten'shi.

En vérité, certain se demanderont si la prestation de ten'shi n'aurait pas plutôt incité les autres à choisir la première place. La programmation leur paraissant ainsi beaucoup plus cohérente. Aucune peur de leur part concernant le niveau musical et la pratique. Même si Steph estime qu'ils sont loin d'être prometteurs niveau originalité, Kakinolass n'a en revanche, sur les points techniques, rien à envier, bien au contraire, aux membres de Ten'shi. Surtout ce soir, au vu du handicape que ces derniers se trainent avec tous ses changements de dernières minutes, dû à l'absence du bassiste.

Karkinolass est un groupe cent pour cent métal, pas de musique électronique, et aucun rapport avec la culture japonaise. Ten'shi cumule musique métal, électro, ambiance gothique et chant japonais. X-Tales pour sa part, ne contient aucun musicien, en revanche, il présente un chant mélodieux, un son expérimental et synthétique très électronique également,accompagnés de beaucoup de clins d'œil à la culture japonaise et goth, notamment dans le visuel. En conclusion, c'est plutôt dans une logique harmonieuse, qu'ils ont délibérément choisi de céder leur place. L'ensemble devenu homogène permettra au publique d'évoluer sur les différents thèmes sans pour autant casser l'ambiance.

 

Pendant que les métaleux arrivent enfin sur scène provocant de suite une vagues de cris parmi leur fans assignés et visiblement assez nombreux, Liam quitte la salle pour rejoindre l'étage. Il a déjà pu apprécier le jeu de ce groupe pendant les balances et il n'est pas particulièrement fan de ce genre de musique. D'autre part, il se trouve être assez inquiet, Marie devrait déjà l'avoir rejoint. Lui confier le soin de se rendre chez lui, récupérer son caméscope, n'était pas forcément une bonne idée. Il s'inquiète de savoir si les informations qu'il lui aura laissées pour le retrouver étaient suffisantes. Liam est loin d'être bordélique et dans son cent cinquante mètre carré tout est rangé à sa place, cela dit, il n'est pas sans savoir que parfois une indication mal formulée peut induire en erreur et le duplex est grand.

La jeune fille ne répond pas à ses SMS. Il aurait fallu y aller lui-même, seulement l'idée ne lui étant venue qu'au dernier moment, il n'a pas pu prévoir. Filmer le concert de Ten'shi pour que Yann puisse le visionner, s'est imposé en sortant de l'hôpital. Steph s'étant montré pressant, le blond n'a pas osé effectuer un détour par chez lui avant de venir. Quémander son aide à Marie, lui semblait dès lors le mieux.

Liam traine un peu de nouveau le long du zinc, seul cette fois. Il tourne en rond, mate la populace qui bien qu'éclectique, est plus souvent tatouée et en cuire, qu'en costar. Au bar deux serveurs se partagent les clients, l'un chevelu, l'autre tondu, les deux ont l'œil brillant et le verbe facile. La carte attire son œil, il a rarement vu un aussi incroyable choix de vieux Rhum et de whisky. Il se laisserait bien tenter. Se tournant, dos au comptoir, il admire la superbe décoration atypique patinée par le temps. On dirait un bazar d'objets rétro et de meubles vintages dans le pure style fifties*. La lumière sommaire donne une ambiance chaleureuse. Des murs tapissés de jolies filles, toutes nues, en croisent d'autres décorés de tous les alcools imaginables, de quoi tenter n'importe qui. Le sol tremble un peu, la musique du sous-sol remonte jusqu'ici. Dans la rue, le voisinage du bar ne doit guère apprécier.

Les fauteuils, tous déjà pris ne laissent au blond qu'une seule alternative, s'il désire s'assoir : le fût de bière vide, au regard de la mauvaise stabilité de la chose, Liam hésite.

 

*

 

- J'ai fais aussi vite que j'ai pu, désolée. Je suppose que tu as dû tenter de me joindre, ma batterie m'a lâchée annonce une voix dans son dos.

- Marie, tu l'as trouvé ! remarque-t-il de suite en se retournant sur la jeune fille déjà caméra au poing.

- Ça n'a pas commencé ? s'inquiète-t-elle.

- Non, on a eu une chance de cocu, un des groupes a décidé de débuter en premier à notre place.

Marie remarque la façon dont Liam a conjugué avec « on » la situation du groupe dont il n'est qu'à peine un membre.

- Yann a raison, ce gars là se voit vraiment au dessus des autres ! Tu crois quoi mon gars ? Que parce que tu l'as décrété tu fais « partie » de l'histoire ? Au fait, une question me taraude, de quelle façon es-tu devenu leur manager ? l'interroge-t-elle curieuse d'avoir sa version.

- C'est Yann qui m'a proposé aux autres.

- Ha oui ? Tien donc, ça m'étonne de lui.

- En vérité c'était une de ses blagues idiotes pour se foutre de moi, vu qu'il joue un peu trop en finesse, personne n'a compris qu'il s'agissait d'une moquerie. Les autres, qui ont tendance la plupart du temps, à écouter ses conseils, ont du coup retenu ma candidature à l'unanimité, sauf une voix... la sienne.

Elle pouffe de rire.

- Bon, au moins Liam admet la vérité. Ha bha ça, c'est bien lui tien ! s'amuse-t-elle.

- L'idée m'a plu et j'ai vraiment eu envie de participer, toutefois ça nous a valu une dispute assez virulente.

- Je n'en doute pas, quand les choses ne se déroulent pas parfaitement, Yann est capable de faire preuve d'une assez grande bêtise.

- Disons qu'il peut être effrayant et parfois, il va vraiment loin...

- Ne me dis pas qu'ilt'a frappé ? Un grand gaillard comme toi ?!

- Il m'a pris par surprise et il n'y a pas que ça.

- Il s'est passé quoi dans ce cas, pour que tu le trouves effrayant ? Tu me le dis si je suis trop curieuse.

- Il m'a poussé à...

- Quoi donc ?

Liam fixe ses pieds assez gêné.

- À répondre, par la violence.

- Ho... j'ai compris.

- Je m'en veux, ça ne m'était jamais arrivé. Jamais je n'avais frappé quelqu'un, en plus il était malade. Je ne rejette pas la faute sur lui. J'aurais dû me contrôler. Je n'ai vraiment aucune excuse. Mais qu'il fasse tout pour que ça arrive, ça, c'est terrifiant.

Marie éprouve un peu de compassion pour Liam. Elle sait à quel point Yann réussit dans son rôle de peste.

- Je me doute que tu m'as entendu dans la chambre tout à l'heure, lâche-t-elle.

- Pardon ? fait-il semblant de rien.

- En vérité, je n'ai rien contre toi. Je pense sincèrement que Yann et toi, ça ne marchera pas, c'est tout. En tout cas pas dans ces conditions.

Liam se ferme, il aimerait qu'elle se taise, lui dire de s'occuper de ce qui la regarde, il n'a pas envie d'entendre les arguments qu'elle a à avancer. Il se contente de détourner les yeux. Elle poursuit.

- Il a besoin d'aller jusqu'au bout de son histoire avec Gabriel même s'il n'y a aucune chance que ça marche. Et ensuite, il lui faudra forcément prendre du recul. La seule chose qui résulte de ça, c'est que vous vous blesserez mutuellement. Ça à déjà commencé d'ailleurs.

- Je suis certain que s'il me laissait une chance, je réussirais à prendre soin de lui, je l'aime.

Le dernier mot vibre dans sa gorge.

- Liam, tu es exactement celui qu'il lui faut, tu es simplement arrivé trop tôt.

- Tu lui as soutenu complètement le contraire, il y a à peine deux heures et demie !

- Je lui ai dit ce qu'il avait besoin d'entendre.

- ...

- Que ce soit pour Gabriel ou lui, leur histoire n'est pas terminée. Quant au jap, Uzu est arrivé au beau milieu d'une bataille, comme un cheveu dans la soupe. Pour Gabriel tous les chemins sont bons pour fuir, que ce soit ses sentiments ou ses responsabilités, les choix lui font peur. Malheureusement pour lui, Yann est têtu à défaut d'être endurant.

- Gabriel aime Youdzeu.

- Je ne l'ignore pas et je compte bien là-dessus.

- Tu lui disais blanc, désormais à moi, tu dis noir. Tu ne souhaites pas qu'ils se remettent ensemble finalement ?

- Ça n'arrivera pas, en tout cas certainement pas de la manière dont Yann en rêve. Parce que si Gabriel n'est pas capable d'aimer Yann convenablement,  j'estime que Yann est encore moins apte à s'occuper de Gabriel. Gabriel doit se rende compte de la chance qu'il a d'avoir ce nouveau petit copain et Yann souffrir suffisamment afin qu'une fois pour toute, il tire un trait sur lui. Tu ne tiens pas à ce qu'il te choisisse par dépit, si ?

- C'est horrible de souhaiter la souffrance de quelqu'un non ? Surtout celle de son meilleur ami.

- Alors je suis horrible sans doute. Pense ce que tu veux. Moi, je crois que parfois un bon coup de pied au cul vaut mieux qu'une centaine de caresses dans le sens du poil. S'il lui faut ça pour admettre...

*

 

Deux ans et demi plus tôt, treize novembre deux mille sept, Paris s'éveille, comme dans la chanson.

 

Yann contemple un instant le lever un peu timide du soleil avant de descendre quatre à quatre les marches de l'escalier extérieur. Il traverse rapidement la coure intérieure et débouche dans la rue en manquant de bousculer la gardienne déjà bien affairée. Il court, malgré son avance, ignorant si c'est pour se réchauffer du froid mordant de ce matin ou pour donner une bonne raison à son cœur de cogner si fort dans sa poitrine. Il n'a presque pas dormi de la nuit. Il l'espérait cette place en brigade, il n'empêche que son arrivée subite risque bien de ne pas plaire à tout le monde. Il ne connait même pas ses collègues qu'il prend sitôt la place de l'un d'eux et chamboule déjà toute la cuisine.

Le bout de ses doigts pique et ses épaules sont glacées, quand il s'engouffre enfin dans le boyau du métro. Mais déjà il sait qu'il va avoir chaud avant même son arrivée derrière les fourneaux et que cette chaleur là, va le suivre jusqu'au soir. Chaleur dont la seule échappatoire lors du service, tiendra à chercher des ingrédients dans les chambres froides ne profitant que du simple soulagement d'avoir l'occasion de se rafraîchir à peine quelques secondes, attendu qu'à aucun moment, on ne peut fuir la température élevée du lieu. Yann se souvient de la salamandre, cet appareil de cuisson électrique permettant de torréfier les différentes variétés de fruits à coque, de griller le pain ou de maintenir au chaud les assiettes dressées. Il l'a distingué dans un coin lors de sa journée d'observation. Il y a aussi les plaques chauffantes où mijoteront les nombreux plats, les potages et les jus de viandes. Ainsi que le four à convection forcée, cette grande armoire extra-terrestre, utile pour les cuissons vapeur, puis, les feux à gaz sur lesquels cuiront vivement tous poissons et pièces de viande. Sans oublier les dessertes chauffantes où seront stockées les assiettes en attentes. Ces assiettes que l'on doit sortir avec une manique tellement elles sont « bleues », sans parler du four et du chalumeau. La sueur lui vient rien qu'à y réfléchir tandis qu'il n'est pas même sorti de son wagon sous-terrain.

 

À son arrivé, si l'étuve, en ce premier jour est bien au rendez-vous, ça n'est, au contraire, pas la chaleur humaine qui étouffe l'équipe qui l'accueille. S'il l'on peut parler d'un accueil. Yann ne s'attendait pas à ce que la brigade voit son arrivée d'un très bon œil, il était pourtant loin de s'attendre à prendre une pareille claque au sens propre comme au figuré.

 

Des expressions hermétiques et des regards de biais du second de cuisine, aux réflexions en messe basse entre les commis, des ricanements du chef rôtisseur aux pics acerbes du pâtissier, presque rien ne lui est épargné en la matière et ce, dès la première heure. Yann sait par expérience que trouver sa place est difficile surtout dans les conditions par lesquelles il a été parachuté là. Il vaut mieux pour lui, se faire petit, garder son calme, feindre l'ignorance et surtout taire son insolence naturelle. Ce qui pour cet intrigant maladif est loin d'être une chose aisée.

Il se contente pendant les deux premières heures d'exécuter méticuleusement son travail, le nez baissé sur son ouvrage. Il se félicite d'avoir étudié les déplacements et l'ordre des choses. Au moins, il n'est pas dans les jambes de ses « collaborateurs ». Ils ne sont déjà pas très amicaux, il n'ose imaginer leurs réactions en d'autres cas.

- Si tu es en avance sur tes accompagnements, tu peux aider Sébastian, lui lance le chef de l'autre côté de la cuisine.

Yann surpris, relève la tête et bredouille, lorsqu'il comprend que tous les yeux sont posés sur lui.

- Qui... qui ça moi ?

- C'est bon j'ai pas besoin, assure un peu tendu le second à qui est proposé cette aide.

Yann a appris que désobéir à un ordre du chef n'est en règle général pas permis mais l'ambiance étant déjà tendue, le second ne semblant pas prêt à le laissers'installer à son côté, il hésite. Moment de flottement dont Thomas, jeune commis ambitieux, profite pour se mettre en avant.

- Moi, je peux chef !

Une rumeur de mécontentement gronde, que ce jeune homme au chignon serré ne prend nullement en compte, traversant la cuisine rapidement, il vient se placer à la gauche du second sans attendre la réponse.

Alors que Yann s'imagine la question réglée, une voie s'élève. 

- Nan mais on croit rêver là ! Et aucun troufion ne louche sur ma place aussi pendant qu'on y est ? proteste vivement Adrian, le chef de partie garde-manger, avant de sortir en claquant la porte.

Un soupir accompagne l'œillade noire que le chef envoie à Yann, personne ne bouge.

 

De nouvelles réclamations de plats se font entendre, tous le monde, sauf Adrian sorti, se remet à la tache. Yann un peu perdu baisse de nouveau la tête quand Gaëtan, simple plongeur à la mine avenante, passe derrière lui.

- J'te conseille d'arranger les choses, si tu ne veux pas que ça empire, lui glisse à l'oreille, ce petit blond à l'air franc, aux lunettes en cul de bouteille et au corps un peu enrobé.

- Quoi ?

- Ou bien envoie y Thomas ! Active-toi vite, ça pue le roussi là, ajoute-t-il.

La réflexion tourne dès lors très vite dans la tête du rouquin. « Les ordres d'un supérieur doivent être respectés, point à la ligne. » C'est pourtant une chose qu'il a bien apprise. Il prend son courage à deux mains et va vite remettre à sa place ce commis un peu trop « gourmand ».

- Thomas c'est ça ?

Les yeux verts du jeune commis se tournent vers lui, hautain.

- Thomas, je crois que tu n'es pas à ta place, affirme Yann fermement.

- Et tu comptes faire quoi ?

- Je vais te demander de retourner là-bas...

Le chef de cuisine s'en mêle, les coupant sans même lever le nez.

- Avant, Thomas tu vas prévenir Adrian que s'il ne revient pas à son poste très vite, je m'occupe d'aller le chercher par la peau du cul.

 

La bombe est désarmée avant même que Yann n'est réellement compris les tenants et les aboutissant de cette mini crise. Il doit une fière chandelle à Gaëtan à qui il sourit.

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