À l’abri sur Ione

Par Rachael

Extrait de l'abécédaire des planètes : Ione/Rayonnement

Ithéus pourrait n'être qu'une ville moyenne, capitale d'une planète mineure à la population négligeable. Il n'en est rien : cette agglomération d'à peine dix millions d'habitants rassemble ce que l'humanité compte de meilleur en matière de scientifiques, entrepreneurs, artisans et artistes. La jeunesse la plus prometteuse y fréquente ses universités à la réputation d'excellence.

Du haut de son demi-milliard de citoyens, Ione l'excentrique, l'indépendante, nargue des planètes cent fois plus peuplées qu'elle, rangées sous la bannière de la Fédération.

 

****

 

Naelmo ne sut pas quoi penser de l'arrivée sur Ione. Elle s'était figuré que sa première impression serait marquante. Son père avait évoqué les souvenirs de son débarquement ici, à huit ans : né sous les éclairages artificiels de Chuoo, il était tombé amoureux d'Ione en découvrant son ciel, un vrai ciel avec des nuages pommelés, des oiseaux qui déchiraient l'air de leurs coups d'aile vigoureux et surtout l'immensité du firmament nocturne où papillotait une infinité de lucioles.

Mais Naelmo se situait dans une autre perspective : après Hevéla, Relwann, Oolkyuth et les autres, la planète lui parut ordinaire, une sphère blanche et bleue aux larges océans tapissés de nuages. À son débarquement à Ithéus, la capitale, elle trouva la température un peu trop fraîche, la gravité un peu trop faible, la lumière un peu trop agressive et le ciel... le ciel un peu trop pâle. Pas à la hauteur de ses attentes. Certes, l'odeur lui plut - iode marine mélangée à des senteurs de résineux -, mais ce fut la seule impression vraiment positive de cette arrivée.

D'autres priorités lui occupaient l'esprit : revoir ses parents - rien à faire, elle pensait toujours à Théola et Delum comme à « ses parents » - et éclaircir les mystères entourant sa naissance. Kaelán lui avait promis la vérité, pleine et entière.

La vérité ?

Elle attendrait.

Une fatigue intense saisit Naelmo dès son débarquement : un relâchement de tous ses sens, une extinction de son esprit surmené, une descente dans le puits sans fond de l'épuisement.

Tout le poids de l'univers sur les épaules, elle sombra.

 

****

 

Hébétée, Naelmo contemplait les nuages qui se poursuivaient dans le ciel laiteux au-dessus de son lit. Enfouie sous une couette moelleuse, elle ne s'extirpait du sommeil que pour mieux s'y enfoncer de nouveau. Des rêves pâles vinrent la visiter. Tout s'y mélangeait en images à demi transparentes : les canyons d'Oolkyuth, la forêt d'Hevéla, les paysages des autres planètes parcourues avec Talie. Dans ces décors, des ombres s'agitaient et s'affrontaient. À chaque réveil, elle se sentait plus fatiguée, hagarde, fiévreuse. Condamnée à replonger dans ses cauchemars, elle appela à l'aide ses parents, Talie, son père : ils y défilèrent, solides remparts autour d'elle, pour expulser les fantômes de ses songes.

Quand elle s'éveilla, les idées enfin claires, Kaelán se tenait auprès d'elle, répandant autour de lui une aura chaude et douce. Plus d'intrusion de silhouettes menaçantes, de disparus obsédants ou de vivants aux esprits trop bavards. Envolés, les mauvais rêves et avec eux les souvenirs oppressants des récents événements. Elle y pensait à présent de manière détachée, sans la panique ou l'angoisse des derniers jours. Elle aurait presque souri de son urgence à contacter Shielfen si elle n'avait autant adoré leurs retrouvailles.

Sereine, enfin.

À l'aise au cœur de la bulle qui les contenait, elle et Kaelán.

Depuis leur réunion sur Oolkyuth, son père lui ouvrait enfin son esprit, et cela changeait tout. Tout.

Là-bas, l'inquiétude dans son esprit, la rage et la confusion, c'était pour elle. Ici, cette sollicitude, cette tendresse, pour elle aussi. Disparue, la froideur de leurs premières rencontres.

Une mystérieuse porte s'était déverrouillée, lui découvrant ce dont elle avait jusqu'ici douté : elle comptait pour lui.

- Lumière... trop forte.

La vitre au-dessus d'elle s'opacifia, obéissant à une injonction mentale. Dans une demi-pénombre confortable, elle ouvrit les paupières sur le visage familier.

- ... ?

Ils se comprenaient sans même utiliser de mots, avec leurs émotions. Il avait suffi de presque rien pour y parvenir : l'approfondissement de leur contact avait suffi. Là, si Naelmo avait dû poser une phrase sur ses interrogations, cela aurait donné à peu près cela : « Qu'est-ce qui m'est arrivé ? »

Kaelán y répondit de manière plus structurée :

- Tu as vécu beaucoup d'évènements depuis quelques mois. Je crois que ton corps et ton esprit avaient une immense soif de repos. Peut-être as-tu également rejeté l'influence d'Ezfra. Tu as eu de la fièvre et tu as dormi pendant trois jours.

- Je n'ai pas été mise dans un caisson ?

- Ce n'était pas une maladie ordinaire. Pas comme ton empoisonnement sur Hevéla. Et il n'y a pas de traitement contre l'entrée dans l'adolescence.

- Oh !... Théola et Del ? Ils sont arrivés ?

- Pas encore. Le temps de te requinquer, ils seront là.

Elle ferma les paupières, déjà fatiguée. Une mélodie à la guitare emplit la pièce d'un son doux lorsque Kaelán chanta pour elle, une longue ballade dans cette langue qu'elle reconnaissait et dont elle saisissait des mots, des phrases. Naelmo pénétra dans ses propres souvenirs pour y contempler l'image d'une lune jaune solitaire, éclairant un sentier de montagne en pleine nuit. Elle se rendormit, les yeux plongés dans ceux de cette lune au visage rieur.

 

****

 

Naelmo remonta vite la pente, sous le regard tendre de Kaelán. De nouveau sur pied, elle explora la grande propriété de son père.

Deux siècles auparavant, une extension de la ville ainsi que de sa barrière de protection avait englobé une douzième colline le long du littoral. Un architecte audacieux y avait conçu des villas extravagantes pour habitants fortunés, au milieu d'un parc aménagé pour fournir des points de vue incroyables sur la mer et donner accès à une plage privée tout en bas. Après diverses péripéties dont une vingtaine de tempêtes, ce qui restait de ce domaine avait été racheté par Kaelán. Rénové, il constituait son refuge au cœur d'Ithéus, laquelle comptait maintenant plus de trente collines et avait étendu son emprise sur la majorité des plaines environnantes.

Talie disparaissant le matin bien avant le réveil de Naelmo, celle-ci goûta une solitude tranquille, paressant au bord de la piscine et se dorant sous les rayons bienveillants du soleil. Pas si mal, ici, finalement... Elle arpenta le domaine en s'émerveillant des végétaux si particuliers d'Ione. Elle tourna autour des amples troncs argentés d'arbres centenaires, ressemblant à des piliers trapus et chauves. Cela faisait partie de la stratégie de l'évolution ici : aucun arbre élevé n'aurait résisté aux tempêtes. En conséquence, rien ne poussait au-delà d'une dizaine de mètres de haut. Les troncs aussi solides que l'acier s'étendaient en largeur, en formant d'improbables châteaux forts qui emprisonnaient branches et feuilles à l'intérieur. Les premiers colonisateurs s'en étaient inspirés pour construire leurs abris anti-tempêtes ou les premières maisons forteresses sur les collines d'Ithéus.

D'autres végétaux déployaient des tactiques différentes, en enfonçant profondément leurs racines dans la terre et en étant prêts à sacrifier les tiges aériennes élancées qui ondulaient joliment au gré de la brise. Tout cela dessinait un paysage étonnant, ne ressemblant pour Naelmo à rien de connu. Tout était indigène. Aucune des plantes amenées par les humains depuis leurs planètes d'origine n'avait survécu en plein air : toxines ou bactéries hostiles dans le sol, tempêtes, la biosphère se défendait efficacement contre les envahisseurs. Un peu comme Hevéla, pensa Naelmo.

Elle s'aventura aussi jusqu'aux flots vert émeraude tout en bas, plongea ses orteils dans le sable argenté de la plage et admira les vagues qui labouraient le rivage en grondant. La tiédeur de l'eau à peine salée la réconcilia avec la mer, elle en oublia la grève austère de Kamojo, siège de souvenirs pénibles. Elle passa des heures, un masque sur les yeux, à flotter sur le ventre, en épiant les petits animaux colorés de toute sorte qui s'affairaient devant son regard rêveur. Alors que les terres recelaient toutes sortes de formes de vie hostiles, la mer ne cachait aucun danger et nourrissait avec bienveillance les humains qui s'accrochaient aux flancs des collines côtières.

Quelques jours s'écoulèrent, à la fois lentement et vite, sans repères pour rythmer le temps. Naelmo se tenait dans un entre-deux où elle reprenait son souffle après les péripéties de ces dernières semaines et savourait une solitude confortable. Elle respirait à pleins poumons les senteurs aromatiques des forêts et de la mer, éprouvait la pesanteur particulière sous ses pieds, s'habituait à la teinte changeante du ciel. Détendue et consentante, elle se laissait doucement apprivoiser par Ione. Et par son père, qui malgré un emploi du temps toujours compliqué, la traînait partout où ils pouvaient être tranquilles ensemble. Son grand bureau à la Fondation, les hangars où dormaient les vaisseaux qui abolissaient les distances, le petit restaurant au centre-ville où on lui garantissait une absolue discrétion. Il l'emmena surtout dans la forêt qui prolongeait le parc ceinturant la ville.

- On ne risque pas d'être dérangés par la foule ici, précisa-t-il en arrivant au pied de la barrière de protection. Enfin, une fois qu'on sera passés de l'autre côté, bien sûr.

- S'il y a une clôture sécurisée, ce n'est pas parce que c'est interdit ?

- Ce n'est pas interdit, juste très dangereux. Mais pas pour nous.

Combien de surprises Kaelán lui réservait-il encore ?

- Curieusement, ces animaux ioniens qui ont évolué loin des hommes sont attirés par leur odeur ; les carnivores se montrent très agressifs. Alors les humains se protègent. Ce sont eux qui sont en cage, ici.

Il lui lança un clin d'œil complice avant de lui livrer les clés du mystère :

- Un secret de plus à partager : la forêt est notre fief, personne ne peut nous y suivre, nous seuls sommes capables de tromper les sens des prédateurs pour les observer en toute sécurité.

Certains animaux, dont les fameux Malkors, atteignaient la taille d'une petite maison et étaient habillés de carapaces indestructibles - toujours l'évolution. Ils avaient terrifié les premiers découvreurs de ce monde et poussé les envahisseurs à s'enfermer eux-mêmes à l'intérieur de barrières infranchissables. Celles-ci s'étaient étendues avec le temps, toutefois la planète restait largement vierge d'emprise humaine, inviolée à part une poignée de villes côtières et quelques pôles touristiques reliés par des voies aériennes au-dessus de la forêt sauvage.

Décidément, pensa Naelmo, le parallèle entre Ione et Hevéla ne semblait pas si stupide. La première s'était défendue presque aussi bien que la seconde contre les envahisseurs. Ils y étaient tout juste tolérés et encore devaient-ils se terrer dans leurs petites enclaves sans possibilité d'en sortir, sous peine de périr d'une mort rapide et violente.

Ses explications à peine finies, Kaelán lui tendit la main et la convia à défier la gravité en s'élevant au-dessus de la barrière :

- Viens, je vais te montrer comment tu peux t'inviter ici.

La forêt enchanta Naelmo. Elle se sentit privilégiée en découvrant ce que peu avaient la chance de voir : la végétation riche et étrange ainsi que la faune sauvage. Les animaux les ignoraient puisque Kaelán savait les rendre invisibles, elle et lui, à leurs sens. C'était son domaine, son royaume, l'endroit où il échappait à la notoriété qui lui compliquait la vie. Maintenant, elle aussi posséderait la clé pour y pénétrer. Décidément, son père était un vrai magicien.

Kaelán s'arrangeait également pour être là presque tous les soirs. Talie les rejoignait, et ils mangeaient ensemble tous les trois. Kaelán revivait pour elles des moments de son adolescence sur Ione. Elles s'amusaient de son récit : il avait l'art de se mettre en scène et se moquer de son double adolescent écartelé entre ses équations et ses premiers émois amoureux.

Tant mieux : Naelmo répugnait à entendre ses inquiétudes sur l'avenir des télépathes dans la Fédération ou sur les antagonismes qui s'exacerbaient un peu partout depuis le vote de la nouvelle loi. Elle était à l'abri sur Ione.

Tant mieux ; mais maintenant qu'elle se sentait à son aise ici, elle était prête à évoquer d'autres événements du passé.

Et impatiente.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Luciole Mape
Posté le 05/04/2020
Encore un excellant chapitre... la liste s'allonge ! Habituellement, je n'ai pas la patience de lire les descriptions, je prefaire les dialogue et l'action. Eh bien voici un chapitre qui m'as prouvé que les descriptions n'ont rien d'ennuyeux ! Merci pour tout.
Rachael
Posté le 06/04/2020
Merci à toi pour ta lecture !
Vous lisez